Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
11 Octobre 2021
Pour prolonger la joie de philosopher sans se perdre dans l'incertitude d'une fragile félicité ou sans réaliser le meilleur de soi-même dans une suprême béatitude qui ne concerne que des êtres exceptionnels capables de transfigurer l'humilité, [1] il est possible de remplacer la vertueuse béatitude de Spinoza, qui requiert d'admettre la vérité d'un rationalisme souverain, par la recherche d'une vertu plus imprévisible, pourtant aussi puissante, mais plus humaine, comme celle qui préconise d'agir sans trop de faiblesses et de valoriser tout de même la partie la plus noble, la plus haute, la meilleure, la plus continue et la plus divine de soi-même (l’intellect, le noûs), sans pour autant penser pouvoir atteindre le souverain Bien, mais tout en évitant le mal.
Cette vertu très humaine est alors entrelacée avec des intérêts (sociaux, économiques, politiques) ainsi qu'avec des plaisirs simples et raisonnables, c'est-à-dire dignes de la puissance de l'âme qui, d'Aristote à Spinoza, est toujours celle de la raison.[2] En effet, pour Aristote, le caractère raisonnable de la vertu était préférable à tout plaisir et à tout attachement intéressé ; elle dominait ainsi l’émotion, y compris dans l'amitié qui s'accompagne de vertu pour être fidèle.
Concernant la vertu d'un philosophe, de celui qui a la volonté d'accomplir quelques actes vertueux (y compris, pour Aristote, d'une manière ego-altruiste selon l’expression de Jean Brun), il n'est pas nécessaire de posséder des qualités exceptionnelles, lesquelles lui permettraient d'atteindre les plus hautes cimes de la perfection. Il lui suffit d'avoir une volonté ferme, intelligente, constante et prudente de chercher à bien faire ; cette volonté étant renforcée par des habitudes péniblement acquises, mais surtout de penser selon la droite et lumineuse règle, fixée par la raison, qui a l'unique but très conscient de faire pudiquement le bien (καλόν), même si chaque acte vertueux semble en lui-même incompréhensible et d'une incomparable valeur très personnelle, comme c'était le cas pour Nietzsche.
Tout change en effet avec le disciple de Dionysos, car la vertu (la force morale) qui est alors requise n'est plus celle d'un véritable sage, [3] puisque, par amour de la complexité, Nietzsche a joyeusement mêlé sagesse et folie,[4] sans oublier certes de tendre vers sa propre perfection ; mais comment ? En réalité, l'activité vertueuse des sagesses traditionnelles lui avait sans doute semblé trop désintéressée, voire trop moralisatrice. Car, pour Nietzsche, la vertu d'un philosophe ne peut être que fondée physiquement,[5] c'est-à-dire donnée par la raison inconsciente d'un corps qui vit ses divers états de santé.
Dans ces conditions, la vertu recherchée par le disciple de Zarathoustra devait être sans moraline,[6]"au-dessus de la morale",[7] mais elle devait surtout être naturelle, [8] tout en refusant pourtant la vertu très naturelle de la pitié.[9] De plus, cette vertu devait être égoïste dans un sens positif, c'est-à-dire créatif : "Et c'est alors qu'il arriva aussi – et, en vérité, ce fut pour la première fois ! - que sa parole louât l'égoïsme, le bon et le sain égoïsme qui jaillit d'une âme puissante : - de l'âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devient miroir : - le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l'expression est l'âme joyeuse d'elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s'appelle elle-même : «vertu»." [10]
Puis, finalement, toutes les qualités fondamentales d'un amoralisme naturaliste et égoïste ont convergé vers une seule vertu, certes plus efficace que toutes les autres eu égard à son unicité,[11] celle très loyale [12] de la probité intellectuelle qui a toujours éclairé et guidé la destinée du philosophe de la transvaluation des valeurs traditionnelles : "En nous cette vertu, la seule qui nous soit restée." [13]
La vertu intellectuelle de la probité était assurément la plus haute pour Nietzsche, car elle lui semblait supérieure à tout ce qui pourrait être dit à son sujet : "Que ta vertu soit trop haute pour la familiarité des dénominations : et s'il te faut parler d'elle, n'aie pas honte de balbutier. Parle et balbutie : «Ceci est mon bien que j'aime, c'est ainsi qu'il me plaît, ce n'est qu'ainsi que je veux le bien…»" [14] En fait, on ne s'attendait pas à trouver chez Nietzsche cette formulation très discrète de sa probité intellectuelle, car il était davantage prévisible qu'il préconise la vertu héroïque qui lui a permis de dominer ses ressentiments et de vaincre son nihilisme.
Pourtant, la loyauté de cette probité, même renforcée par le fait qu'elle a noué le destin de Nietzsche, [15] est moins lumineuse que la puissante vertu d'une âme qui aime fermement le vrai, au mieux en ouvrant les vérités de ce monde sur la Nature qui les a rendues possibles. En tout cas, pour Jankélévitch, "il n' y a que l'amour qui soit vertueux inconditionnellement et catégoriquement." [16] Dès lors, il n'est pas étonnant de trouver dans la vertu d'un amour intellectuel du vrai, comme pour Spinoza, l'idée simple d'une force unificatrice qui est constitutive de la vertu d'un philosophe, lequel sait qu'il devra toujours douter et combattre ses ignorances pour donner une valeur constante à son amour du vrai.
Ensuite, la vertu d'aimer fermement les vérités possibles de ce monde ainsi que leur ouverture sur l'inconnu pourra aisément créer un pont entre l'esprit de simplicité nécessaire au philosophe selon Bergson et la spiritualisation de l'amour qui ne concerne pas seulement l'amour du vrai, mais aussi, pour Jankélévitch, la "vertu irradiante" [17] de l'amour des êtres humains : "L'amour, à force d'aimer, spiritualise à l'extrême notre substance ontique ; l'être, par la vertu de l'amour, se fait de plus en plus transparent ; l'amant devient tout entier amour.(…) La sublimation débouche non pas sur le néant, mais sur une espérance." [18]
Dès lors, en des actes qui sont déterminés par un constant amour du vrai, par un amour vraiment simple, ferme et spiritualisé de toutes les perspectives possiblement vraies, un philosophe est vertueux lorsqu'il pense intensément et durablement, y compris dans la tristesse, son rapport incertain avec l'inconnu. Dans ce cas, la vertu de cet amour ouvert sur ce qu'il ignore implique nécessairement une douce retenue et une modération, [19] en tout cas de nombreux doutes, mais ces derniers ne devraient pas conduire la pensée à un manque de fermeté, d'ardeur ou d'exigence.[20] Le philosophe se donne, pour cela, la vertu d'un amour raisonnable qui se rapporte joyeusement à la vivacité et à l'innocence d'une source lumineuse et simple, c'est-à-dire jamais divisée, [21] celle du point central dit "délicat" par Lagneau, qui met le fini en contact avec l'infini, ce point étant présent dans toute philosophie digne de ce nom, c'est-à-dire dans toute philosophie qui, sans être nécessairement systématique, embrasse toutes ses pensées d'une manière cohérente et centrée sur une perspective majeure : "Plus un philosophe est original, profond, systématique, c'est-à-dire plus il s'éloigne des conceptions banales, claires et presque toujours contradictoires du sens commun, plus il en coûte d'efforts pour l'être après lui de la même manière. Il s'agit de s'approprier sa langue, de retrouver, par une patiente divination, son point de vue en face de chaque idée, de corriger lentement l'une par l'autre, à mesure qu'on avance, chacune de ces découvertes, jusqu'au moment où tout s'éclaire, vu d'un certain centre où il s'était mis pour embrasser sa pensée. Ce centre délicat, comment l'atteindre, comment le reconnaître, quand, au lieu de descendre dans une œuvre pour s'en rendre maître, on se contente d'en parcourir la surface avec le parti pris d'y retrouver ses propres opinions ou de critiquer par le détail, c'est-à-dire par le dehors, la pensée de l'auteur ? Le plus souvent, c'est ainsi qu'on lit les philosophes. Est-il surprenant qu'on ne donne pas la préférence à ceux qui ont pénétré le plus avant dans les choses et dans leur esprit ? On les trouve obscurs : la lumière chez eux n'est pas à la surface, dans les mots et dans les images. On la trouvera si on se donne la peine de la chercher là où elle est… "[22]
En définitive, pour un philosophe qui aime fermement le vrai dans toutes ses recherches, la simplicité requise, afin d'éviter de s'égarer hors du rayonnement de ce point de contact avec l'infini, donne forcément à chacune de ses pensées, à chacun de ses actes intellectuels paisibles, rares et brefs, la vertu d'une lumière qui ne vient ni de soi ni des choses, mais de l'unification de leurs relations réciproques, ce qui rend les pensées étrangères aux images, aux mythes et aux sarcasmes de quelques méchantes opinions. Car la vertu d'un philosophe est toujours dépendante de la lumière intime, irradiante, maîtrisée et simple qui anime l'amour intellectuel du vrai, lequel est trop exigeant pour ne pas refuser toute moquerie à l'encontre de la bêtise des êtres humains, notamment lorsqu'ils en souffrent. La vertu inhérente à l'amour du vrai requiert donc, y compris pour Nietzsche, de ne jamais manquer ni de discrétion, ni de vigueur, ni de pudeur : "L'homme noble s'impose de ne pas humilier les autres hommes : il s'impose la pudeur devant ce qui souffre." [23] Et cette noblesse est requise pour bien vivre en philosophant ou bien pour philosopher afin de mieux vivre…
[1] "L'humilité n'est point, quoi qu'on dise, une vertu ; car elle est une tristesse qui accompagne dans l'homme le sentiment de son impuissance ; et l'on a beau prétendre qu'elle doit résulter de la considération de notre petitesse et de notre dépendance : cette considération, dès qu'elle est vraie, accroît au contraire notre pouvoir." (Spinoza, Éthique, IV, prop. LIII.)
[2] "La puissance de l'âme humaine se définit par la raison… la vertu." (Spinoza, Éthique, III, 3, IV, app3, IV, 52 dém, IV, app 25.)
[3] "Le sage est l’homme le plus heureux." (Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 9, 31, op.cit., p. 522.)
[4] "Il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse !" (Nietzsche, Le Gai savoir, §107.)
[5] Nietzsche, Le Gai savoir, §120.
[6] "Comment faut-il que je me nourrisse, moi particulièrement, pour atteindre à mon maximum de force, de virtù au sens de la Renaissance, de vertu sans moraline ?" (Nietzsche, Ecce homo, 3.)
[7] Nietzsche, Le Gai savoir, §107.
[8] "Au lieu des valeurs morales, rien que des valeurs naturalistes. Naturaliser la morale." (Nietzsche, La Volonté de puissance, Gallimard, 1942, introduction, liv. II, §19).
[9] Par exemple pour Rousseau.
[10] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra - Des trois maux- Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988, pp.219-220.
[11] "On n'a jamais qu'une seule vertu - ou aucune." (Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., tome II, § 414 et 381, pp. 330 et 323.) Pour Silesius, la seule vertu serait la justice : "Les vertus sont si bien nouées et liées que tu les trouves toutes si tu en as une seule." (…) "Toutes les vertus sont une (…) C'est la justice." (Angelus Silesius, Le voyageur chérubinique, Payot & Rivages poche, 2004, V. 171, V. 172.)
[12] Nietzsche, Le Gai savoir, § 107 et 335.
[13] Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 10/18, 1951, § 227.
[14] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des joies et des passions.
[15] "J’aime celui qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de vertu en une seule vertu qu’en deux vertus : c’est un nœud où s’accroche la destinée." (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Prologue de Zarathoustra, 4.)
[16] Jankélévitch, Les Vertus de l'amour, Champs/Flammarion, n° 163, 1999, p.12.
[17] Jankélévitch, Les Vertus de l'amour, op.cit., p.25.
[18] Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, Seuil, 1981, p.82.
[19] La modération (σωφροσύνη) serait alors la vertu du simple.
[20] "Soyez un doux intransigeant. C'est le seul moyen pour nous d'être utiles et la figure vraie du philosophe." (Lettre de Jules Lagneau à Alain (Émile Chartier) du 2 avril 1894.)
[21] Un état indivisible pour Aristote. (La Métaphysique, Livre Λ , 7, 1072 a, 30-35.)
[22] Lagneau, Revue philosophique de février 1880.
[23] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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