Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
15 Octobre 2021
Pour rester dans le champ de l'humain, du non séparé et du raisonnable, le mot démon devrait plutôt être utilisé dans son sens originel, celui de l'antiquité polythéiste grecque. Le démon (daimôn) était alors interprété comme un esprit situé entre le divin et l'humain, comme le génie (bon ou mauvais) qui inspire ou qui dirige une destinée.
Plus précisément, le démon de Socrate était son bon génie (agathos daimôn), son génie intime et familier, l'idée qui lui conseillait judicieusement de ne pas croire savoir ce qu'il ne savait pas. Pour Socrate qui a sans doute inventé la dialectique (l'art d'interroger et de répondre), son démon était un guide mystérieux qui n'était pas surhumain mais simplement le représentant d'une idée morale. Il était, en quelque sorte, la lumière de sa conscience de philosophe, et cette lumière lui permettait de refuser l'opacité des fausses vérités ainsi que les prouesses creuses et mensongères des rhéteurs.
Du reste, le sage et philosophe Socrate (tel qu'il a été présenté par Platon) semble avoir également été inspiré par l'esprit du judaïsme, notamment dans son éminent souci de l'autre. On retrouve en effet cette exigence constante dans son ouverture sur un mystérieux infini (animé par son démon) qui lui inspire l'idée d'une Vérité universelle et la Valeur du Bien. Cet infini n'est donc pas au-delà du réel, inaccessible, impossible, mais simplement ce qui est parfait, totalement actualisé par une volonté constante de justice ; Socrate meurt du reste en respectant les lois que cette idée lui inspirait.
Par ailleurs, le philosophe préfère fréquenter les hommes de la place publique et négliger les architectures et les paysages. Il erre à la belle étoile plutôt que de chercher un coutumier enracinement. Et il accepte sa pauvreté plutôt que de désirer posséder… Mais surtout, ses exigences de clarté le rendent singulièrement responsable, un peu dans l'esprit du philosophe Levinas : "Le fait de ne pas se dérober à la charge qu'impose la souffrance des autres définit l'ipséité même. Toutes les personnes sont Messie."[1]
Socrate est en effet unique, comme tout homme qui nourrit un pauvre, parce qu'il devient unique en le nourrissant matériellement et spirituellement. Et même s'il est le produit d'une culture particulière, l'universalité du Bien est recherchée par lui sans exception puisqu'il est une "sorte de Christ" [2] selon Marcel Conche. Une source généreuse et toujours nouvelle ne coule-t-elle pas en lui librement, comme en chaque être humain qui se veut responsable de tous les autres ?
Ainsi, entre l'humain et le divin, Socrate reste-t-il en retrait comme la conscience de son démon ! Et il est dépassé par les dialogues qu'il suscite. Sa voix intime, ce double intérieur qui n'est sans doute pas sans rapport avec la théorie de la réminiscence mise en œuvre par Platon, ne signifie pas clairement. Elle est en effet aussi énigmatique que celle de la Pythie à Delphes. Cela peut paraître étonnant pour un philosophe qui cherchait des vérités raisonnables. Mais la volonté d'être clair requiert d'abord pour lui d'écouter cette voix intime qui, bien que mystérieuse, lui permet de nier les certitudes enthousiastes des sophistes, tout en rappelant l'exigence rationnelle de ne pas se contredire, voire de s'abstenir au moindre doute. De plus, la recherche de quelques concepts universels (par exemple celui de la Justice) permettait à Socrate de toujours persévérer, même en tant que "questionneur insupportable" [3]. Chacun pourrait ensuite, tout comme lui, douter, s'examiner, se scruter, se maîtriser, devenir le juge de ses propres pensées, chercher à se connaître, donc à réaliser une authentique vie philosophique, y compris en acceptant l'imprévisible, le hasard des rencontres…
Socrate nous a ainsi montré une voie qui conduisait du complexe vers le simple. Car son but était clair : être logique, avoir le souci de l'humain et contrôler sa propre imagination qui pourrait aisément devenir démoniaque en faussant les réalités. Du reste, cette faculté complexe n'a pas toujours conscience de ses propres mécanismes ; elle se laisse souvent indéfiniment emporter par le plaisir de quelques rêveries. Ou bien elle donne un rôle important au hasard qui la dirige ensuite. Au mieux, elle est interrogée ; au pire, comme les superstitieux le croient, elle détermine un destin. Elle est ainsi la complexité même. N'entraîne-t-elle pas la réflexion à errer d'une idée à une autre, voire à sauter du coq à l'âne ? En fait, négligente, elle oublie vite l'image qu'elle a pensée précédemment. Elle se nourrit peut-être ensuite de ce vide qui lui donne un espace pour s'élargir, car la conscience très faible de ce vide n'est pas celle d'un désert total de la conscience… Enfin, si ce vide relatif n'est pas en soi démoniaque, ne pourrait-il pas ensuite être habité par les démons du nihilisme, par ceux qui préparent une désolation absolue ?
Plus généralement, dans le sens ordinaire et négatif où un démon personnifie un manque ou un vice, il faut aussi évoquer les démons de certains philosophes, et notamment l'esprit de ceux qui sont possédés par l'immense ambition de guider violemment les actions et les pensées des autres. Ces philosophes refusent en fait d'accorder une fonction fondamentale au doute dans leurs systèmes. Leur arrogance les conduit à vouloir connaître à n'importe quel prix. C'était notamment le cas pour Descartes lorsqu'il imaginait un dieu trompeur et un malin génie pour se débarrasser de son judicieux doute initial.
Du reste, ces philosophes veulent surtout trop savoir. Et ils espèrent savoir au-delà du raisonnable au lieu de continuer à penser par eux-mêmes, mais surtout contre eux-mêmes et avec les autres… à l'écoute des autres. Ce rapport dogmatique à l'idée de Vérité fut certes différent pour Nietzsche qui préféra, en quelque sorte, être le démoniaque génie prophétique de la philosophie. Pour cela, il détruisit cruellement d'anciennes idoles afin de créer un nouveau commencement qui se voulait sans lumière et sans chaleur : "Écrire d'une manière absolument impersonnelle et froide (…) Je voudrais traiter la question de la valeur de la connaissance comme un ange glacial qui perce tout le fatras. Sans être méchant mais aussi sans aménité." [4] Tous les idéaux devaient ainsi être violemment congelés par cet ange qui se croyait étranger aux sentiments humains…
Un génie démoniaque, volontairement ou non, ne concerne d'ailleurs pas exclusivement la philosophie. Car l'ennui est également le fruit cruel de ceux qui refusent de philosopher et qui se jettent dans des divertissements. La lassitude d'un corps, qui n'est pas intellectuellement orienté par des pensées et par des volontés, produit en effet une manière pesante ou léthargique (nonchalante, molle) d'exister. L'individu erre sans but, alors qu'il serait capable de se créer un chemin vraiment personnel. Sa pensée, refusant de s'ouvrir sur quelques problèmes, reste indifférente à tout, puis elle se perd dans le vide d'un manque de curiosité qui rend toute liberté impossible. Or c'est précisément à partir de la libre décision de chacun de vouloir vraiment philosopher, surtout en se mettant en contact avec les contradictions du réel, que pourront peut-être un jour disparaître les démons du Savoir absolu ainsi que les images naïves de nos mythologies ou de nos absurdes divertissements médiatisés… En attendant la fin de ces violences et de ces superstitions, de multiples images des démons veillent. Et pas seulement dans des textes qui mettent l'homme à l'écoute de la parole divine, car cette parole éternelle peut d'abord faire intervenir des anges, ces "habitants d'en haut" selon la métaphore sans doute ironique de Levinas. [5] Par exemple, selon l'évangéliste, Jésus a déclaré que son Père céleste pouvait opposer à la force du glaive du méchant douze légions d'anges et plus. [6]
[1] Levinas (Emmanuel), Difficile liberté, LDP, biblio /essais n° 4019, 1976,
p. 139.
[2] Conche (Marcel), Présentation de ma philosophie, HD Philosophie, 2013,
p. 71.
[3] Platon, Hippias Majeur, 290 e.
[4] Nietzsche (Friedrich), § 163 et 164 du Livre du philosophe, Bilingue Aubier
Flammarion, 1969, Traduction par Angèle K. Marietti.
[5] Levinas (Emmanuel), Difficile liberté, LDP, biblio /essais n° 4019, 1976,
p. 125.
[6] Matthieu, XXVI, 53.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog