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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'amour de la vérité et de la perfection

Rembrandt

Rembrandt

   Lorsque le Souverain Bien est aimé par les êtres humains, c'est en tant qu'il est considéré comme une fin parfaite susceptible d'accorder deux sortes de perfection : celle du bonheur dont le but égoïste inspire de s'aimer pour réaliser, selon Lagneau, "une perfection de la sensibilité",[1] et celle de la vérité dont le but altruiste implique de s'élever au-dessus de soi-même, au-dessus de ses primes évidences et certitudes. Ces deux sortes de perfection ne sont pas données, mais inhérentes à l'acte de tendre vers une fin parfaite qui permettra à la pensée d'expliquer l'imparfait, car le supérieur n'est pas réductible à l'inférieur qui le conditionne, mais qui ne l'explique pas.[2]

   Dans ce prolongement, pour une situation qui est tendue vers sa meilleure actualisation, le bonheur de l'autre, inséparable de son propre bonheur, se réalise pourtant séparément. Car le bonheur n'est pas seulement un état, c'est surtout une action qui englobe l'épreuve sans doute la plus mystérieuse qui soit, celle qui, selon Lagneau, associe la pensée et l'amour : "L'action est la représentation de l'unité du sentiment et de l'idée, du sentiment se développant par l'idée, c'est-à-dire de la production de l'élément par le Tout." [3] Chacun vit ensuite l'épreuve plaisante d'aimer ses actions d'une manière singulière qui est soit dominée par des intérêts égoïstes, soit éclairée par une manière vertueuse d'agir en faisant prévaloir un amour de la raison sur celui des opinions les plus obscures, même agréables.

   Dans cette orientation raisonnable, la fin visée est la vérité lumineuse qui implique de bien penser sans nuire à l'amour de la vie, c'est-à-dire pour trouver un possible accord entre bien vivre et bien penser. Comment concilier alors les deux fins très distinctes du bonheur et de la vérité ? Cheminent-elles ensemble parallèlement, ou bien, ce qui est le plus probable, peuvent-elles être unies par la volonté de les rapporter à la même source ? Dans ce cas, cette source lumineuse, cette lumière concentrée, serait l'orient d'un vouloir créateur qui unirait le sensible et l'intelligible, l'amour de la vie et de sa vérité, le temporel et l'éternel. Car il est pertinent de penser, comme Lagneau, que l'amour du réel (et du bien) est supérieur à l'amour lorsque ce dernier n'a pas d'autre fin que sensible : "Agir en s'élevant au-dessus de soi, c'est aimer, car il est impossible d'agir sans but ; mais une action qui ne tend qu'à un but sensible, à un but égoïste, comme le bonheur, n'est pas une action véritable. Autrement dit, l'acte réel, véritable, c'est l'acte de l'amour." [4]

   L'amour de la vie est en effet nécessaire pour bien vivre soit en l'interprétant soit pour l'interpréter, mais dans ces deux cas il faut reconnaître que ce qui l'éclaire lui est supérieur, c'est-à-dire que la vérité requise n'est pas seulement celle de la vie actuelle, mais aussi celle de la Vie éternelle, même si elle est inconnue pour tous les êtres, vivants ou inanimés… Cela signifie, pour Lagneau, que philosopher consiste à déplier (expliquer) la prime obscure clarté d'une pensée qui s'est étonnée de cette confusion, qui a également rejeté les évidences communes les plus durablement claires et naturelles, pour trouver une nouvelle clarté, une clarté "brutale" qui n'explique rien, une clarté à partir de l'obscur, «clarum per obscurius», c'est-à-dire à partir d'une obscurité qui contiendrait la vraie lumière, même si cette dernière est dite "artificielle", car elle est surtout "philosophique" : "Le jour où Socrate vit s'évanouir ainsi devant sa réflexion la clarté naturelle, celle de l'évidence et du sens commun, il entra dans la philosophie. Car la philosophie n’est autre chose que l’effort de l’esprit pour se rendre compte de l’évidence, c’est-à-dire pour éclaircir peu à peu, en y descendant, mais d’une lumière artificielle et toujours instable, ce dessous infini de la pensée que la nature prudente nous dérobe d’abord, où se prépare pourtant la lumière naturelle, permanente, dont la conscience s’éclaire, sans se demander, que par instants, d’où elle lui vient. Disons-le hardiment, philosopher c’est expliquer, au sens vulgaire des mots, le clair par l’obscur, clarum per obscurius..."[5]

   Dès lors, l'amour de la vie ne saurait être réduit à ses manifestations les plus banales ou dérisoires : celle d'une jouissance sans raison qui transgresserait toutes les raisons, ni celle d'un doux bien-être protecteur qui se satisferait des opinions ou de l'idéologie qui le promeut.

   Pour résumer, un intense amour de la vie tend nécessairement vers sa vérité qui est double, soit vers celle, inconnaissable et obscure, de sa puissance infinie, soit vers celle, lumineuse, de la réalisation des pensées raisonnables qui créeront de possibles accords avec les affects. Alors, dans cet esprit, philosopher consistera à créer des anticipations, des explications logiques et des vérifications intellectuelles à partir d'une volonté créatrice qui sortira d'elle-même pour viser le réel et pour s'élever au-dessus des données naturelles immédiates en étant d'abord étrangère au bonheur.   

   Plus précisément, philosopher trouvera son bonheur après sa vérité (ou après sa survérité) dans l'amour qui unit, en les partageant, les limites de nos évidences subjectives à nos très brèves certitudes objectives concernant ce monde en devenir, sans aucun autre but que celui de reconnaître la nature raisonnable de cet amour qui est capable de concentrer sa toute-puissance infinie sur un point de contact avec notre finitude humaine ainsi inspirée à se dépasser.

   En tout cas, afin d'échapper à l'abîme qui sacraliserait l'idée d'une seule Vérité absolue, éternelle, définitive et séparée de ce monde, en ne révélant chaque fois que l'immense éloignement du réel, il faudra bien admettre que la Vérité recherchée par tout philosophe n'est qu'une île imaginaire et inaccessible. Cette Vérité demeure néanmoins à l'horizon, au bout d'un long chemin fait de détours et de risques.

   Certes, cet horizon pourra être approché par (et dans) des pensées sensibles et mesurées. Pour cela, ces pensées devront être dignes d'un projet humain et authentique qui voudra réaliser dans une situation terrestre de mortel, une ouverture sur "de lointains futurs" [6], sans pour autant se laisser transporter par l'enthousiasme (Schwärmer) qui consacrerait les fictions du dehors ou de l'irréel.

 

 

[1] Lagneau, Célèbres leçons et fragments, Cours sur Dieu, P.U.F. 1964, p.281.

[2] "Partout dans la pensée c'est le supérieur qui explique l'inférieur." (Lagneau, Célèbres leçons et fragments, Cours sur la perception, op.cit., p.190.)

[3] Lagneau, Célèbres leçons et fragments, Fragments, op.cit., p.118.

[4] Lagneau, Célèbres leçons et fragments, Cours sur Dieu, op.cit., p.281.

[5] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, De la métaphysique,  P.U.F. 1964, p.96.

[6] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis un destin, § 5.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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