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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'étonnement et la philosophie

C.D. Friedrich

C.D. Friedrich

01. L'étonnement est une sortie immédiate de sa prime bêtise.

 

- Bêtise : État de l'esprit qui fait penser à l'intelligence animale et qui se situe encore en deçà de cette intelligence habituellement définie par sa faculté d'adaptation au milieu où elle se déploie. La bêtise désigne également soit un entêtement mesquin, soit une obstination aveugle, soit une limitation étroite, soit une réduction au superficiel... Pour ne pas dire de bêtises, l’homme ne devrait-il pas être lent comme une tortue, froid et muet comme un poisson ?  "Exactement ce que notre animal (notre corps) fera de lui-même s'il n'est pas dressé. La bêtise est plus choquante dans les paroles que dans les actions ; et chacun sait que les paroles vont souvent toutes seules. Si on a bien compris cela, la bêtise n'offense plus personne ; elle fait rire." [1] En fait, selon Nietzsche, la bêtise de l'homme collectif, de la bête de troupeau, serait plutôt étrangère au oui répétitif, mais solitaire de l'âne. Cette bêtise concerne plutôt la morale décadente de moutons qui auraient besoin d'un "berger" pour leur surveillance, tout comme les hommes qui recherchent un prêtre comme guide pour leur éducation ou pour leur dressage…

- Bêtise, idiotie et sottise :  Par-delà la banalité des comportements intellectuels les moins réfléchis comme dans les jugements tautologiques (un sou c'est un sou), la bêtise est en fait inhérente au rapport que chacun instaure avec son propre moi, soit par une exaltation narcissique ou mystique, soit par son absorption dans un comportement collectif, voire dans des épreuves uniquement physiques. Dans le premier cas, d'une manière instinctive la bêtise consiste à oublier le fond tragique (Grund) de toute destinée humaine et à s'enfermer dans le culte de soi comme Faust, ou dans un amour exclusif de soi-même comme Don Juan ou Narcisse. Dans le second cas, la bêtise se constitue à partir de l'épreuve cruelle d'une chute schizophrénique dans l'impersonnel, par exemple dans et par un refus de l'humain qui ne reconnaît que des valeurs collectives et distantes, y compris lorsque les valeurs d'une subjectivité de groupe, d'une pensée publique ou d'une scolastique, deviennent cyniques, voire source de méchanceté. Plus précisément, dans la forme égocentrique de la bêtise, cette action peut être dite idiote parce que, conformément à son sens étymologique (ίδιώτης signifiant en grec un simple particulier), cet attachement asocial à soi-même mêle très confusément l'abîme inhumain et sans fond d'un monde subjectif plutôt rêvé (comme l'Idiot de Dostoïevski) à un moi idéal ou bien qui se désire, tout en se sentant dominé par l'absurdité de sa propre existence incompréhensible (comme le Don Juan de Kierkegaard). Par cet attachement à soi-même, l'idiot (pourtant intelligent) se glorifie en se construisant comme penseur privé, solitaire, solipsiste, voire souverain, maître de son propre cercle, à l'image de Descartes pour Deleuze et Guattari : "Voilà un type très étrange de personnage, celui qui veut penser et qui pense par lui-même, par la «lumière naturelle»", [2] c'est-à-dire dans l'oubli de l'obscur et de la pensée de l'autre. Dans la seconde perspective de la bêtise de l'homme, cet état collectif se cristallise dans une perte de soi qui peut être désignée comme une sottise. En tout cas, la bêtise est surtout un état inconscient, physique ou (et) psychique, qui sépare l'homme des animaux. Les textes, littéraires ou philosophiques, divergent certes à ce sujet. D'abord, pour Victor Hugo, il n'y a pas de doute sur leur très nette séparation : "Les bêtes sont au bon Dieu – mais la bêtise est à l'homme."[3] En revanche, pour Nietzsche, la distinction est plutôt éthique : "Si du moins vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l’innocence." [4] Car le disciple de Zarathoustra, voit surtout la bêtise dans l'attitude des hommes qui, à l'inverse des femmes, sont incapables d'aimer le devenir cruel de toutes les forces vitales sans se sentir coupables de cet échec. En revanche, la femme (en tant que personnage conceptuel d'un être humain discriminé par son rapport fécond et authentique à la vie) ne se laisse pas enfermer dans l'image qu'elle reçoit ou donne d'elle-même. Elle peut changer, tromper et se tromper sans mauvaise conscience, puisqu'elle vit dans l'écart changeant de sa conscience hésitante avec son destin inconscient. En fait, sans la moindre idiotie, elle peut se jouer avec frivolité de tous ses masques et notamment en changeant de parures en toute innocence. Elle aime en effet les variations inconstantes du devenir et les épouse froidement sans sacraliser quelques illusoires et pesantes certitudes sur elle-même et sur les autres : « Bête comme un homme», disent les femmes ; «lâche comme une femme», disent les hommes. La bêtise est chez la femme ce qui est peu féminin."[5] Peut-être, mais subsiste parfois en elle la sottise de faire ce que font les autres femmes (Cosi fan tutte…), c'est-à-dire de suivre aussi bien les convictions politiques que les modes sociales. Par ailleurs, la bêtise des hommes est explicitement l'œuvre de leur instinct dominateur qui prétend pouvoir faire fi de toutes les faiblesses, y compris dans leur désir de connaître ; cet instinct étant constitutif de l'appropriation d'une image prétendue noble, supérieure, soit intellectuelle (comme Faust), soit uniquement physique comme celle qui anime le mythe de Narcisse.

 - Il ne faut pas, comme Montaigne, se laisser enfermer dans la confusion d'une bêtise sage : "Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous éblouir pour nous guider (…) L'humaine science ne se peut maintenir que par raison déraisonnable, folle et forcenée..." [6]

- Nietzsche : "Nuire à la bêtise (Der Dummheit Schaden thun). - La réprobation de l'égoïsme qu'on a prêchée avec tant d'opiniâtre conviction a certainement nui dans l'ensemble à ce sentiment (au bénéfice, je le répéterai mille et mille fois, des instincts grégaires de l'homme), et lui a nui notamment en ceci qu'elle l'a dépouillé de sa bonne conscience et lui a ordonné de chercher en soi-même la vraie source de tous les maux. «Ton égoïsme est la malédiction de ta vie», voilà ce qu'on a prêché pendant des millénaires : cette croyance, comme je le disais, a fait du tort à l'égoïsme ; elle lui a enlevé beaucoup d'esprit, de sérénité, d'ingéniosité et de beauté ; elle l'a abêti, enlaidi, empoisonné. Les philosophes anciens assignaient au contraire une tout autre source au mal ; les penseurs n'ont cessé de prêcher depuis Socrate : «C'est votre irréflexion (Gedankenlosigkeit), votre bêtise (Dummheit), votre habitude de vous laisser vivre (Dahinleben) suivant la règle et de vous subordonner à l'opinion du voisin qui vous empêchent si souvent d'être heureux ; c'est nous, penseurs, qui le sommes le plus, car nous pensons.» Ne nous demandons pas ici si ce sermon contre la bêtise est mieux fondé que le sermon contre l'égoïsme ; ce qui est certain c'est qu'il a dépouillé la bêtise de sa bonne conscience : ces philosophes ont nui à la bêtise. (diese Philosophen haben der Dummheit Schaden gethan.)" [7]

 

02. L'étonnement est inhérent à une méditation solitaire

 

-  Bachelard : "La méditation solitaire nous rend à la primitivité du monde. Autant dire que la solitude nous met en état de méditation première. (…) Par la solitude, la méditation a toute l'efficacité de l'étonnement. La méditation première est en même temps réceptivité totale et productivité cosmologisante. (…) Si philosopher, c'est comme nous le croyons, se maintenir non seulement en état de méditation permanente, mais encore en état de première méditation, il faut, dans toutes les circonstances psychologiques, réintroduire la solitude initiale. Glisser en tous nos sentiments la joie ou la crainte de la solitude, c'est mettre ce sentiment dans l'oscillation d'une rythmanalyse. " [8]

 

03. Qu'est-ce que s'étonner ?

 

- Subir un effet de surprise (passif) ; l'esprit se sent un instant dominé et embarrassé par ce qu'il ignore, voire étranger à la diversité de ses propres pensées, car le sentiment de l'étonnement est moins vaste que ce qui l'étonne : " Tout ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement; tout ce qui est en train de se faire est déprécié." (Nietzsche)

- Sortir de la bêtise pour ne pas y retourner, sans doute en élargissant sa pensée à la recherche des causes : d'où vient le monde, est-il un chaos ou un cosmos, pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien (étonnement de Heidegger), pourquoi suis-je ici et maintenant dans une expérience spatio-temporelle qui me dépasse, pourquoi une quantité modifie-t-elle une qualité (étonnement de Bergson), comment se fait-il que la science existe (étonnement de Kant) ?

- Être surpris par les épreuves malheureuses de l'existence : morts, échecs, injustices sociales et économiques

- Prendre conscience d'un décalage entre ce que l'on pensait positivement et ce qui le nie,[9] entre les diverses sciences et nos ignorances.

- Éprouver un sentiment confus contrôlé en partie par l'intelligence pour distinguer ce qu'il contient de négatif et d'affirmatif (pour découvrir activement quelque chose de nouveau).

- Certes, ces étonnements, ces sensations nouvelles qui accompagnent des prises de conscience, produisent des chocs, des éblouissements ou des émerveillements qui ne conduisent pas tous à des développements positifs. Pour Jeanne Hersch interprétant saint Augustin, "un mystère, en philosophie, ne s'abolit pas. Il s'approfondit quand nous l'éclairons." [10]

- Désirer dépasser son prime état de confusion. Les sentiments doivent être éclairés et dominés. L'homme a été surpris par son ignorance, puis il s'est ouvert sur le champ immense de nouvelles connaissances.

- "Avant l'intuition, il y a l'étonnement." [11] L'intuition sera positive, car éclairée par la clairvoyance de l'esprit qui sait rapporter l'abstrait au concret, le singulier à l'universel, l'humain au divin, le temporel à l'éternel et le fini à l'infini.

- S'étonner peut enfin conduire à un élargissement de la pensée qui comprend en se comprenant, c'est-à-dire qui crée une synthèse évidente et forte, même si cette dernière pourra toujours être ensuite niée.

 

 

04. Philosopher et s'étonner

 

- Au niveau le plus élémentaire, ce sentiment peut s'imposer pour commencer à philosopher. Selon Platon, puis Aristote, ce sentiment rendait vraiment possible la réflexion philosophique :

- Face aux certitudes hiérarchisées de l’ordre de la nature pour Aristote : "C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance." [12]

 

05. Les effets positifs de l'étonnement

 

- Reconnaître les limites de la connaissance

- Comme Spinoza : "Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps (…) Personne jusqu'ici n'a connu  si exactement la structure du corps qu'il ait pu en expliquer toutes les fonctions (exemple des bêtes et des somnambules)…"Le corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son âme de l'étonnement." [13]

- Valoriser sa prime curiosité naïve

- Comme Bachelard : "La plus grande des forces, c'est la naïveté." [14]

- "Donner et surtout garder un intérêt vital à la recherche désintéressée… et il nous faudra tenter, au risque d'être accusé de facile enthousiasme, d'en bien marquer la force tout au long de la patience scientifique. Sans cet intérêt, cette patience serait souffrance. Avec cet intérêt, cette patience est une vie spirituelle… Âme puérile ou mondaine, animée par la curiosité naïve, frappée d'étonnement devant le moindre phénomène instrumenté, jouant à la Physique pour se distraire..." [15]

-  Penser contre soi-même.  Afin de se maîtriser, il faut penser contre soi-même, c'est-à-dire contre ce qui fait plaisir (ses plus belles opinions) et contre l'arrogance de ses convictions. Pour cela, il faut se  dédoubler (séparer ce qui est intellectuellement proche et lointain : les clartés de la raison et le chaos indéfini des sensations).

-  L'étonnement requiert d'aimer l'esprit de simplicité

   Il y a par exem­ple une grande simplicité dans l'instant d'un étonne­ment (comme dans celui d'un doute). À ces moments importants, les philosophes pensent contre eux-mêmes en s'interro­geant humainement… En tout cas, leurs pensées pressentent qu'elles peuvent et doivent créer de nouvelles interprétations. Elles imaginent peut-être aussi que la complexité de la finitude d'une existence est moins confuse lorsqu'elle entrevoit (ou espère entrevoir) la lumière simple qui émane par exemple d'un bref don de soi-même aux autres…

- Ouvrir l'étonnement sur le logos inhérent à des dialogues philosophiques : c'est ainsi que Socrate, par le dialogue amical avec les sophistes, ainsi qu'avec son fameux démon, renvoyait à l'autre de tous les moi : la raison. Il réalisait ainsi son moi raisonnable et authentique, c'est-à-dire un moi qui s'équilibre et s'apaise en se détournant de tous les moi mythiques.

 

[1] Alain, Définitions, Les arts et les dieux, Pléiade, 1958, p.1038.

[2] Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, 2005, p.60.

[3] Hugo (Victor), Les Contemplations, I, 15, La Coccinelle.

[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la chasteté.

[5] Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 273.

[6] Montaigne, Essais, II, 12.

[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 328.

[8]  Bachelard, Le Droit de rêver, Puf, 1970, pp. 236-244.

[9]  En attendant une négation de la négation qui sera active, synthétique et créatrice chez Hegel dans l'intériorité de l'esprit…

[10]  Hersch (Jeanne), L'étonnement philosophique, Folio, essais n° 216, Gallimard, 2020, p.106.

[11] Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, 1972, p.56.

[12] Aristote, Métaphysique, A2, 982 b13.

[13] Spinoza, Éthique, III, De l'origine et de la nature des affections, scolie de la proposition II.

[14] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Livre de Poche/biblio n°4197, p.66. 

[15] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 9.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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