Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
31 Mai 2019
Hors du sentiment de la grâce qui accompagne les mouvements harmonieux des différences, s'impose parfois l'épreuve douloureuse, voire malheureuse, de l'indifférence (άδιάφορίας). Cette épreuve, au pire, est celle de la rencontre d'un vide souverain, absolu, inhabitable, séparé, funeste et abyssal, aussi impensable et indifférent que celui de la mort. Dans ce vide infini et sans pouvoir, il n'y a plus de repères, plus d'objet et plus de sujet. C'est un vide pour personne, une passivité absolue, une abstraction nulle, un universel négatif pur, sans réalité, sans contenu, sans structure, incompréhensible, sans concept, sans durée, donc sans visée comme l'infinité du néant. Ou bien, pour M. Blanchot, cette épreuve obscure est celle du chaos, voire "l'indifférence sans rivage, d'où tout regard se détourne, ce lieu métaphorique qui organise la désorganisation." [1]
Comment échapper à cette indifférence aveugle qui conduit à faire prévaloir un doute sceptique, comment sortir de cette indifférence originelle qui ignore les différences, les représentations et les présences humaines ? Dans le silence d'un tableau intitulé L'Indifférent (1717), Watteau nous a pourtant ouvert l'espace froid et indifférent des apparences quotidiennes de son époque sur une problématique de l'indifférence qui dépasse le stade banal des représentations pour en exprimer toute la profondeur à la fois intemporelle et historique. En effet, son personnage ne paraît pas indifférent parce qu'il serait ontologiquement dépourvu de tout sentiment, car le peintre pose à partir de lui les conditions d'une critique sociale qui pourra peut-être ensuite s'ouvrir sur une éthique des différences.
En fait, sa critique consiste surtout à distinguer deux sortes d'indifférence, l'une individuelle, l'autre collective. La première conduit le personnage indifférent à s'effacer humblement pour se réfugier dans son anonyme intériorité, cette intériorité semblant refuser la fiction d'un éventuel moi invulnérable et totalement maître de lui-même (αύτoκρaτής), voire souverain et sacré, qui prétendrait ainsi supprimer le conflit des différences. En effet, l'indifférence de ce personnage fictif et résigné n'est pas le produit d'une négligence, d'une insouciance, d'un dédain, d'un mépris ou d'une profonde insensibilité (άπάθεία). Son regard inquiet qui, pour Claudel, "cherche dans nos yeux", [2] prouve qu'il ne se situe pas hors du champ de l'humain comme une pierre ou comme une lointaine divinité qui serait dotée d'insensibilité ou d'apathie (apatheia).
Du reste, son attitude paraît plutôt gracieuse dans la mesure où elle exprime des mouvements, certes contenus, qui semblent attendre un possible accord délicat avec un public, voire pour Claudel, un précaire équilibre : "Disons plutôt qu’il hésite entre l’essor et la marche, et ce n’est pas que déjà il danse, mais, l’un de ses bras étendu et l’autre déployant l’aile lyrique, il suspend un équilibre…" [3]
Quoi qu'il en soit, cette indifférence très relative du personnage de Watteau à l'égard de son propre moi n'est pas celle d'un dilettante qui ne prendrait aveuglément rien au sérieux en renonçant à toute authentique présence aux autres et au monde, et en oubliant d'être responsable de tous ses actes. Son indifférence est plutôt produite par le monde social qui lui a imposé, comme à tous ses contemporains, les couleurs grises, roses et verdâtres de ses costumes, ainsi que ses attitudes et ses gestes conformes au goût de l'époque. Chacun devait alors ressembler à tout le monde en devenant anonyme. Or, cette suppression ou cette réduction historique des différences n'était pas neutre. Elle conduisait tout un peuple vers un inéluctable malheur commun.
Dès lors, une éthique demeure-t-elle encore possible par delà le vide silencieux de ce gouffre pressenti qui pouvait d'abord sembler amoral, ni bon ni mauvais, ni à souhaiter ni à éviter (autre sens du mot latin indifferens) ? Y avait-il ensuite des valeurs positives encore possibles ? Sans doute celles de l'obligation de se conformer à des règles honorables, même si ces règles ne permettent pas vraiment de supprimer toute culpabilité.
En attendant, on devine dans le regard inquiet du personnage indifférent de Watteau que les règles sociales lui ont imposé une détestable violence sournoise qui voulait supprimer toutes les différences, y compris en imposant des costumes à la mode, certes plutôt raffinés. Cependant ce personnage, partiellement indifférent, laisse deviner, à partir de son regard inquiet, un possible accueil de l'altérité qui lui permettra de distinguer le bien et le mal, mais aussi de faire prévaloir les virtualités d'un possible avenir positif. Il laisse aussi entrevoir l'éventuelle sagesse qui pourrait le conduire à accepter son destin aussi bien social qu'existentiel. Et au-delà des mouvements esquissés par son corps, transparaît un peu la grâce qui lui permettra d'aimer toutes les différences sans les séparer et sans chercher à se les approprier. Enfin, ce mystérieux tableau de Watteau rend aussi possible un simple ouvert innocent sur l'infini, c'est-à-dire, selon Jankélévitch, un ouvert sur "ce je-ne-sais-quoi si évasif et si controversable (qui) est la chose la plus importante du monde, et la seule qui vaille la peine." [4]
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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