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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche et la grâce de l'amour de la vie

Détail d'un tableau de Paul Delaroche, L'Enfance de Pic de la Mirandole, 1842. Musée de Nantes.

Détail d'un tableau de Paul Delaroche, L'Enfance de Pic de la Mirandole, 1842. Musée de Nantes.

   L'amour de la Nature est inséparable de celui de la vie. Pourtant, il est possible de penser que la vérité de la Nature étant inaccessible eu égard à sa réalité infinie, la première forme d'amour est obscure, et que la seconde est plutôt en clair-obscur, c'est-à-dire divisée. Les multiples perspectives du monde sont, dans ce second cas, les imprévisibles échos de la Nature qui ne se manifeste plus dans la puissance de sa grâce infinie. En effet, lorsque l'entrelacement mystérieux et changeant des forces vitales s'exprime en une joie créatrice, cette joie est vite dépassée par un inquiétant trop-plein de vie qui peut inquiéter par son ivresse. Un amour possible de la vie devra donc tenir compte des profondeurs obscures, certes très bornées et parfois terrifiantes du monde terrestre, qui font que lorsque ce monde se divise en des forces multiples, la vie est double, écartelée entre violence et paix, douceur et cruauté, amour et haine, pendant qu'un amour mystérieux des apparences insaisissables entrelace la vie et la mort d'une manière conflictuelle.   

   Pourtant il est possible et souhaitable d'échapper à ce dualisme. Or, si l'on sort du clair-obscur, une partie de la grâce de la Nature semble subsister dans la vie, notamment lorsque l'on rejoint les cimes de la pensée de Nietzsche lorsqu'il affirmait : "Imprimons à notre vie l'image de l'éternité ! " (Drücken wir das Abbild der Ewigkeit auf unser Leben !) [1] Un amour instinctif de la vie transporte alors chaque être humain dans une joie qui rend son existence surabondante, c'est-à-dire à la fois ouverte sur les profondeurs finies de la terre et sur celles de l'infinité de la Nature. Mais, pour cela, cet amour de la vie devra être intense, donc par delà toute prime contemplation qui pourrait figer le devenir ascendant et déclinant des forces de la vie en un stérile face à face, comme en celui qui a sans doute fasciné une fois Nietzsche : "Un jour j'ai contemplé tes yeux, ô vie ! Et il m'a semblé sombrer dans un abîme insondable !" [2]

   Pour espérer trouver quelque grâce au sein de l'amour de la vie, par delà toute haine, pourtant souvent inévitable, il n'est pas superflu de suivre la pensée de Nietzsche pas à pas. Car c'est bien dans la vigueur de sa pensée authentique qu'un amour du destin de la terre a pu vouloir, pour l'éternité, à la fois le déclin de toute vie, mais aussi son retour. Pour cela, une totale affirmation de la vie en un oui éternel devra rythmer tout ce qui est donné et permettre d'aimer tout ce qui adviendra ensuite, sur le fond d'un parfait devenir fatal. Et cette perfection, cette entéléchie (en grec entelecheia), est précisément l'ac­complisse­ment de la vie à partir d'un amour efficace qui pourra aussi faire penser à l'action d'une grâce naturelle. Cela signifie que cette perfection paraît en fait aussi accomplie que l'instant où une rose, totalement éclose, semble chanter la gloire de la Nature naturante. En effet, pour Nietzsche, comme pour Spinoza, "c'est la vie, la vie seule, cette puissance obscure qui pousse et qui est insatiable à se désirer elle-même." [3]

   Mais, pour le prophète de Zarathoustra, l'amour de la vie ne sera suffisant que s'il est créatif, c'est-à-dire l'expression d'une subjectivité qui se dépasse elle-même, tout en se réalisant et tout en réalisant les forces vitales de la Nature qui s'accomplissent ainsi innocemment et divinement  : "Au fond de nous-mêmes nous possédons une vie véritable." [4] Cette vie, une vie exubérante, triomphante ou ivre, transporte alors avec elle la grâce de toute créativité qui ignore toute limitation éthique en son sein, par exemple l’ascétisme, le devoir, le bien, le mal… Alors triomphe l'innocence vivifiante d'un devenir qui associe aimer, connaître et créer en faisant hiérarchiquement prévaloir l'amour, puis la création, puis la connaissance.

   Pour le dire autrement, l'amour de la vie donne d'abord à Nietzsche la preuve de son efficacité, voire de son débordement aveugle et illusoire [5] : "L'autre sentiment de vérité provient de l'amour, preuve de la force." [6] Ensuite, la vie devient création : "Car l'homme ne saurait créer qu'en amour." [7] Enfin, la vie reconnaît l'importance de l'erreur en elle, dans ses propres conditions [8] ainsi que dans tous les organes vitaux [9] des êtres humains : "Personne n'aura de doutes, la vie est la puissance supérieure et dominatrice, car la connaissance, en détruisant la vie, se serait en même temps détruite elle-même." [10]

   Au-delà de ces entrelacements qui rapportent la création artistique ou intellectuelle à la grâce de l'amour en donnant à la connaissance, à ce "froid démon de la connaissance", [11] une importance dérivée des instincts humains, Nietzsche effectue un déplacement métaphorique du pathos de la vérité en la création de son propre monde : "Votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! " [12] Le monde ainsi créé par le philosophe lui permet alors de concrétiser la grâce de son amour en le symbolisant, notamment en l'associant à une métaphore de la vie qui s'accomplit surtout dans le devenir de la femme. Pourquoi ? Sans doute parce qu'une figure féminine évoque avant tout la grâce du fait vital et nécessaire de la procréation : "Eh oui, la vie, la vie est femme !" [13]

   Ainsi la figure de la femme devient-elle un remarquable symbole de la vérité de la vie, cette dernière s'exprimant ainsi dans son apparence mystérieuse ! Plus largement, la femme évoque, certes, comme la vie elle-même dans ses manifestations les plus communes, procréation, complexité (inséparable de cruels combats entre le masculin et le féminin, inséparable des jeux de la vie avec la mort, ainsi que du visible avec l'invisible), cruauté (par une innocente fusion de la spontanéité et de la fatalité), distance (jamais tout à fait saisie, mais présente comme une lointaine apparence rêvée), dissimulation (par intelligence ou par bêtise) et pudicité (même exhibée, elle est toujours en partie voilée). Ces concepts entrelacent d'ailleurs la vérité de la vie, son "serpent de la connaissance", [14] sans se réduire totalement à la psychologie, ni aux sciences positives du visible, ni aux figures du féminin qui échappent à toute détermination essentielle en manifestant de remarquables métamorphoses et retraits de leurs apparences qui facilitent les adaptations : "Les femmes deviennent par amour tout à fait ce qu'elles sont dans l'idée des hommes qui les aiment." [15] En tout cas, le mot de l'énigme de la vie concernant la femme renvoie toujours à celui de "grossesse". [16]

   Quoi qu'il en soit, Nietzsche, philosophe solitaire, a surtout beaucoup rêvé autour de multiples images de la femme, sans doute parce qu'il ne parvenait pas à transfigurer son désir conjoint de la femme et de la vérité autrement qu'en transgressant les oppositions simplistes des métaphysiques dogmatiques qui ignoraient comment la grâce inhérente à l'amour de la vie pouvait se transformer, en se concrétisant, en un charme de la vie qui requiert alors nécessairement la présence de la femme : "Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie ; elle porte sur soi, brodé d'or, un voile prometteur, défensif, pudique, moqueur, compatissant, et tentateur, de belles possibilités." [17] Cela signifie, pour Nietzsche, eu égard à ses apparences changeantes, mystérieuses et prometteuses, que le charme de la vie, tout comme celui des femmes, enchante parce qu'il stimule l'imagination en changeant l’apparence des choses : "Il lui arrive parfois de voir passer auprès de lui des êtres paisibles et féeriques dont il envie la retraite et le bonheur : ce sont les femmes. Il n'est pas loin de songer alors que son meilleur moi demeure là-bas, auprès d'elles." [18]

 

 

[1] Nietzsche, Fragments, 1881-1882.

[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant de la danse, traduction française: Henri Thomas, Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988. p. 126.

[3] Nietzsche, Seconde considération intempestive, GF-Flammarion, 1988, n°483, p. 100.  

[4] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 173.  

[5] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., § 7, p. 133.  

[6] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 72

[7]  Nietzsche, Ibidem.

[8]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 103. 

[9] Nietzsche, La Volonté de puissance, (Der Wille zur Macht) - Œuvre posthume.Trad. G. Bianquis. Paris, NRF., Gallimard, 1942. II, § 178. 

[10] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 175.

[11] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 123.  

[12] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Sur les Îles bienheureuses.

[13] Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.

[14] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la vertu qui donne.

[15] Nietzsche, Humain trop humain, t. II, trad. par A.-M. Desrousseaux, Paris, Médiations, Denoël Gonthier, 1973, n°107, § 400.

[16] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Des femmes, vieilles et jeunes», traduction française: Henri Thomas, Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988.p.79.

[17] Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.

[18] Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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