Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
4 Février 2018
Cézanne a instauré une relation fondamentale avec la nature en distinguant, comme l'avait fait d'ailleurs Spinoza [1] dans sa philosophie, deux points de vue différents de la même réalité, l'un sensible et passif, l'autre intellectuel et actif. Dans ces conditions, l'amour du peintre pour la nature pouvait être vécu soit d'une manière inadéquate, confuse et passive, à partir des affects nés de son imagination, soit à partir de concepts clairement ouverts sur la totalité du réel, c'est-à-dire sur l'infinité parfaite de la Nature. Dans le premier cas, l'amour inspire de délirantes analogies et "les arbres parlent comme les hommes".[2] Pourtant, le très fort attachement de Cézanne à cette terre a évité les excès, même si demeurait la crainte d'une possible privation, car son amour était avant tout dirigé par le puissant désir de perfection de sa pensée : "Que les chaînons qui me rattachent à ce vieux sol natal si vibrant, si âpre et réverbérant la lumière à faire clignoter les paupières et ensorceler le réceptacle des sensations, ne viennent point à se briser et à me détacher pour ainsi dire de la terre où j'ai ressenti, même à mon insu." [3]
Certes, cette crainte existentielle s'est aggravée lorsque le peintre, d'abord guidé par "l'humble, le colossal Pissarro",[4] a désiré trouver sa propre voie créatrice à partir de ses contacts patients et chaotiques avec divers motifs qui manquaient d'ordre et de clarté : "La nature m'offre les plus grandes difficultés." [5] Pourquoi ? Pas seulement à cause de la perception chaotique de son motif, cette perception pouvant être déformée par l'imagination qui hésite entre le visible et l'invisible, tout en affirmant la présence de choses qui n'existent pas, mais surtout parce que son amour de la terre était inséparable de son amour de la peinture, l'un renforçant l'autre, l'un se transférant peu à peu dans l'autre pour que son art soit vraiment digne de la perfection de la nature. En conséquence, comme le pensa Rilke : "Il se retourna vers la nature et sut ravaler son amour pour la pomme réelle et le mettre en sûreté pour toujours dans la pomme peinte." [6]
Cette interprétation de Rilke semble pertinente puisque l'esthétique de Cézanne recherche la même densité et la même harmonie dans l'art que dans la nature, tout en fusionnant d'abord avec le profond mystère des choses les plus lointaines : "Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité ! (...) Devenir elle-même. Être alors la plaque sensible." [7] Ensuite, sachant que des forces cachées créent de mystérieuses harmonies entre les sensations et le silence du motif, il est devenu nécessaire au peintre d'aimer les profondeurs invisibles de la nature tout en cherchant à les comprendre. L'amour de ce monde a alors conduit Cézanne au désir de dépasser sa prime fusion avec des couleurs, même secrètement organisées, par quelques connaissances claires qui ne pouvaient que renforcer son amour activement passionné pour la vitalité des arbres, des collines ou des montagnes... Et c'est sans doute pour unir sa main à son cerveau qu'il a enfin dû "se consacrer entièrement à l'étude de la nature, et tâcher de produire des tableaux qui soient un enseignement." [8]
[1] Spinoza, Éthique, III, De l'origine et de la nature des affections, scolie de la proposition II.
[2] Spinoza, Éthique, I, VIII, scolie II.
[3] Cézanne, lettre à Joachim Gasquet, le 21 juillet 1896, Correspondance, Les Cahiers Rouges, Grasset, 1978, p.317.
[4] Cité par Marcelin Pleynet dans Cézanne, folio essais n°532, 2010, p.67.
[5] Cézanne, lettre à Émile Zola, vers le 24 septembre 1879, Correspondance, op.cit., p.234.
[6] Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, Seuil, 1991, p.51.
[7] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., p.194.
[8] Cézanne, Conversations avec Cézanne, lettre à Émile Bernard du 26 mai 1904, p.63.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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