Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
5 Février 2018
Dans les peintures de Cézanne qui ont pour motif la montagne, comme dans celle intitulée La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibémus, l'espace perçu du motif est transposé dans des sensations colorantes de relief et de rugosité (l'ocre des rochers), de lisse (un ciel radieux), et de mouvement (dans les branches des arbres)… Comment ensuite unifier toutes ces sensations du proche, du lointain, de la profondeur (sombre), de la hauteur (la montagne) et des lignes transversales qui élargissent le tableau en une seule tension ? En réalité, le désir de simplicité, dans sa plus forte exigence de vérité indivisible, permet d'unifier la tridimensionnalité de l'espace initial en la recréant en fonction de couleurs apaisées (transversales et vertes), intenses (profondes et d'apparence ocre) et allégées (ascendantes, blanches et bleues).
Le désir de simplicité précède ainsi la réalisation des apparences dans et par chaque tableau. Ce n'est donc qu'a posteriori, et non en fonction du processus créatif du peintre, que cette interprétation de Maldiney est pertinente : "Dans l'art de Cézanne, la montagne est le lieu où s'accomplit la mutation de la hauteur et de l'étendue. Elle ne se dresse pas sur un socle. Elle est l'émergence de la terre et s'enracine en elle. Elle n'est pas logée dans le ciel. Elle irradie en lui, il se condense en elle." [1] Manque, dans cette description, l'idée d'un infini qui serait soit extérieur au tableau, soit invisible, parce que profond. Or seul cet infini permettrait, par la singulière affirmation d'un Ouvert (Offen) commun à l'art et à la Nature, d'approcher et de peindre la vérité du Tout, comme pour Rilke qui considérait surtout l'Ouvert comme "le Pur, l'Insurveillé que l'on respire et qu'on sait infini." [2]
Cependant, Rilke puis Heidegger ont réduit l'homme à une ouverture indéfinie qui, comme pour l'animal, ne se déploie que sur la terre où "infiniment fleurissent et se perdent les fleurs".[3] En revanche, Cézanne a ouvert ses désirs sur la réalisation de l'humain dans sa relation avec l'infinité de la Nature. Et cet Ouvert sur l'infini n'était pas donné comme un fait établi[4]. Il était, en effet, comme ce sera également le cas pour Marcel Conche, posé "en droit",[5] c'est-à-dire créé librement par l'ouvert de la raison de l'homme sur l'Universel. Dans ces conditions, Cézanne est également très proche de Spinoza pour qui le problème de l'infini (άπείρον) demeurait "le plus difficile qui soit", [6] sans doute parce que, pour concevoir l'infini, l'entendement humain (qui connaît les essences ut in se sunt) ne doit pas être dissocié d'une expérience concrète et nécessaire qui distingue clairement les choses infinies "par leur nature" ; ces choses étant alors nécessairement et absolument en acte, uniques, véritables et indivisibles : "Une quantité infinie n'est pas mesurable et ne peut se composer de parties finies." [7]
En conséquence, comme l'a écrit Spinoza, l'infini ne doit pas être pensé par l'imagination qui ne pourrait l'aborder que négativement et abstraitement à partir du fini, [8] dans la discontinuité fictive et mutilante d'une immensité indéfiniment divisible. Demeure néanmoins une vérité possible pour l'art, comme pour la philosophie ; elle réside précisément à l'intérieur de l'expérience concrète d'une vie pleinement vécue, notamment dans la joie incommensurable de créer, comme Cézanne par exemple dans ses réalisations en peinture, une œuvre qui rapportera également "la jouissance infinie de l'exister – existendi –" à "l'infinie jouissance de l'être (infinitam essendi fruitionem)". [9]
[1] Henri Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, Éditions Comp'Act, Scalène, 1993, p.35.
[2] R.M. Rilke, Huitième élégie de Duino, NRF, 1994, p.89.
[3] R.M. Rilke, Ibidem.
[4] "Si le tout n'est pas donnable, c'est parce qu'il est l'Ouvert, et qu'il lui appartient de changer sans cesse ou de faire surgir quelque chose de nouveau." (Deleuze, L'Image-Mouvement, Minuit, 1983, p.20).
[5] Conche (Marcel), Métaphysique, PUF, 2012, pp.60 et 93.
[6] Spinoza, Lettre XII à Louis Mayer, NRF, Pléiade, 1954, p. 1096.
[7] Spinoza, Scolie de la proposition XV du livre I de L'Éthique.
[8] Spinoza, L'Éthique, I, 28.
[9] Spinoza, Correspondance, lettre XII – À Louis Mayer, NRF. Pléiade, 1954, p. 1097.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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