Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
4 Avril 2016
"Le livre est la nature inscrite sur une portée (comme de la musique) et complétée." [1]
"Toute illusion est aussi essentielle à la vérité que le corps à l'âme. – L'erreur est l'instrument nécessaire de la vérité. – De l'erreur je fais une vérité – usage parfait de l'erreur – possession parfaite de la vérité." [2]
Comment interpréter la définition du philosophe et poète Novalis qui affirmait : "La philosophie est proprement nostalgie – aspiration à être partout chez soi." [3] ? Cela est difficile, car cette définition unit paradoxalement le regard nostalgique d'un passé révolu à une mystérieuse aspiration qui pourrait (ou qui devrait) conduire le philosophe à la compréhension d'un avenir singulier qui saisirait l'ensemble de sa situation spatio-temporelle.
En tout cas, ce désir "d'être partout chez soi" ne tourne pas en rond comme dans la définition étymologique de la nostalgie qui explique (sans vraiment le comprendre puisqu'elle ouvre sur une aspiration) le retour douloureux d'un bonheur perdu. Le désir d'ubiquité bute sur l'impossibilité d'être partout en étant (ou en restant) véritablement soi-même, c'est-à-dire en étant incapable d'embrasser (ou d'assimiler) globalement par la pensée philosophique ce qui est étranger à la philosophie, comme la violence du désir d'absolu par exemple, ou comme la Nature naturante, incompréhensible[4] en elle-même puisqu'elle engendre sans savoir ce qu'elle fait, alors que penser est pour un homme un faire, une action authentique sur son monde : "La philosophie supérieure a pour objet le mariage de la nature et de l'esprit. (…) La nature engendre, l'esprit fait." [5]
Par ailleurs, se comprendre dans sa relation distincte et singulière avec la Nature ne suffit pas pour deux raisons. D'abord parce que, eu égard aux mécanismes de la pensée, passivité et activité sont indissociables : "Faire et contempler (sont) tout ensemble dans un acte unique et indivisible." [6] Ensuite, parce que les concepts qui constituent un moi sont inséparables des multiples affects qui le colorent et qui l'animent en détournant le faire vers ce qui le nie, c'est-à-dire vers ce qui dépasse les limites[7], vers l'incompréhensible, voire vers l'Infini.
D'une manière paradoxale le moi fait et contemple mystérieusement, c'est-à-dire oscille entre le fini et l'infini : "L'inconnu, le mystérieux est le résultat et le commencement." [8] Pour le dire autrement, ce qui comprend, ce qui définit logiquement un sens clair et précis, reste toujours ouvert sur un faire indéfinissable et indéterminé, comme le clair sur l'obscur (et inversement) : "Pensées infinies – pensées idéales (…) Comment user des pensées infinies pour résoudre des problèmes mentaux finis ?" [9] Cela signifie que les pensées infinies (comme celles qui correspondent à l'idéal de l'infini en mathématique) agissent sur la Nature, ou plutôt sur notre monde naturé, même si c'est d'une manière imaginaire : "La nature devient beaucoup plus vaste lorsqu'elle a passé à travers l'organe philosophique." [10] Ainsi Novalis découvre-t-il en même temps le réel et la fiction, la raison et la vision, l'expérience et l'imagination ! [11] Mais cette découverte ne se referme pas sur elle-même. Elle s'ouvre sur l'à venir, sur de nouvelles manières inconnues de penser qui ne cherchent plus à faire, comme dans une démarche qui ne sait pas où elle va : "L'idée de philosophie est un schème de l'avenir. La marche de Diogène fut une philosophie expérimentale – une philosophie authentiquement synthétique." [12]
En conséquence, la compréhension philosophique, qui répond certes à "la tâche (et à l'appétit mystique) de savoir"[13], ne détermine pas seulement sa propre fin à partir d'elle-même ni à partir de quelques possibilités déjà établies : "La connaissance est un moyen de retourner à la non-connaissance." [14] Pourquoi ? Sans doute parce que les vérités universelles constituées par la raison ne suffisent pas pour clarifier les labyrinthes obscurs des existants : "Les concepts universels : être, diversité, etc., ont connu le même sort que la philosophie, etc., - chacun en a fait ce qu'il a voulu. Cela montre très évidemment qu'on ne doit pas seulement utiliser ou chercher en eux quelque mystère. – Ils sont une matière intellectuelle, d'où l'on peut tirer tout ce qu'on veut. Ils sont des indications en vue d'une détermination – les indications des modes des processus de détermination. Ils n'ont aucune détermination - il faut leur en donner une. La philosophie est aussi une indication de ce genre, renvoyant à un procédé supérieur." [15]
Cependant, même si "tout sens commence avec le concept" [16] et même si faire consiste à constituer des concepts relatifs et précis, la démarche philosophique peut ensuite transfigurer son savoir en création absolue, c'est-à-dire en poésie : "Toute science devient poésie – une fois devenue philosophie." [17]- "La poésie est le réel absolu. Plus une chose est poétique, plus elle est vraie."[18] Une compréhension philosophique ne saurait en effet satisfaire Novalis qui vit dans la double relation du proche et du lointain, c'est-à-dire, dans l'union des concepts avec les affects, en associant les premiers aux seconds dans une claire distinction : "Ce qu'il y a de plus haut est le plus compréhensible, le plus proche, le plus indispensable." [19]
Pourtant, son cheminement va de la philosophie vers la poésie, du savoir vers la croyance ou vers une foi qui illusionne en éloignant, [20] puisque "dans l'éloignement tout est poésie – poème. Action à distance. Lointaines montagnes, hommes lointains, lointaines circonstances, etc., tout devient romantique, quod idem est – de là procède notre nature originaire. Poésie de la nuit et du clair-obscur." [21] Il y a ainsi pour Novalis un prolongement conceptualisé de l’Aufklärung vers un éloignement poétique, et notamment vers les forces obscures de l'irrationnel.
Dès lors, pour Novalis, sachant qu'il n'y a pas de commencement absolu[22], il s'agit peut-être de vouloir agir sur l'avenir à partir du passé en créant le cercle suivant : comprendre par des concepts pour aimer (la vie) et aimer la vie (notamment en des créations remarquables) pour la comprendre : "Quiconque sait en quoi consiste l'acte de philosopher sait également en quoi consiste la vie – et inversement." [23] Cette affirmation est sans doute plutôt une ouverture mystique (idéale) sur la vie éternelle de la Nature qu'un constat empirique concernant la nature naturée, car le savoir empirique de la vie est, pour Novalis, inséparable des puissances obscures de "l'Amour créateur". [24]
Dès lors, l'amour de l'autre que soi devrait bien permettre d'élargir le champ borné de la compréhension à la fois sur une certitude existentielle et sur un sentiment de plénitude capable d'exprimer toutes nos expériences, présentes ou antérieures : "Mais plus nous parvenons à en prendre conscience, plus aussi se fait vive, puissante et entraînante la conviction qui s'y engendre : la foi en d'authentiques révélations de l'esprit. Il ne s'agit pas là d'un voir, ni d'un entendre, ni d'un sentir ; il s'agit d'un mixte des trois, qui est plus que leur somme : le sentiment d'une immédiate certitude, la perception de mon existence la plus vraie, de ma vie la plus essentielle." [25]
C'est ainsi que Novalis se situe dans une sorte de perspectivisme ouvert et inachevé (qui va de la philosophie des lumières vers le romantisme) en associant et en distinguant idéalisme et réalisme, les concepts et les affects, le fini et l'infini, l'essence et l'existence : "L'idéalisme n'est qu'un authentique empirisme." [26] Dans ces conditions, la démarche philosophique ne consiste plus seulement à faire, à créer des concepts dans les limites du criticisme kantien, car elle veut aussi se rendre capable de contemplation, c'est-à-dire d'une mystérieuse et essentielle ouverture sur l'infini, voire sur l'absolu : "Le poète philosophe est en état de créateur absolu." [27]
[1] Novalis, L'Encyclopédie, traduit et présenté par Maurice de Gandillac, Minuit, 1966, p. 43.
[2] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 84.
[3] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 65.
[4] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 66.
[5] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 75.
[6] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 77.
[7] Ibidem.
[8] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 66.
[9] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 77.
[10] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 83.
[11] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 78.
[12] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 87.
[13] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 70.
[14] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 66.
[15] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 80.
[16] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 63.
[17] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 46.
[18] Novalis, cité p.54 du livre de Pierre Garnier intitulé Novalis, Seghers, 1962.
[19] Novalis, Blüthenstaub : Pollens. Poussières de fleurs. Œuvres complètes de Novalis, I, Gallimard, 1975, §11.
[20] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 85.
[21] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 66.
[22] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 77.
[23] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 84.
[24] Novalis, Les Hymnes à la nuit, IV, cité p.119 du livre de Pierre Garnier intitulé Novalis, Seghers, 1962.
[25] Novalis, Blüthenstaub : Pollens. Ibidem, §22.
[26] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 86.
[27] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 65.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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