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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche dans le labyrinthe

Nietzsche dans le labyrinthe

   Dans le labyrinthe du monde qui est habité par les hommes y a-t-il quelque fil d'Ariane qui permettrait de se repérer ? Et comment échapper aux forces inconscientes qui nourrissent la brutalité de ses habitants, y compris celle, mythique, du Minotaure ? Il manque un fondement clair à chaque transposition symbolique, il manque une raison pour s'orienter, une raison qui pourrait être justifiée, validée, légitimée. En effet, pour Nietzsche, il n'y a aucun principe absolu et transcendant qui pourrait inspirer ce fondement. Le philosophe est, comme chacun, immergé dans un monde sans cause finale qui ne lui permet pas de créer un authentique commencement qui transfigurerait ses propres expériences vécues, douloureuses ou non, et qui l'empêcherait de se laisser fasciner par des images de sa propre fin : "C'est l'hypothèse la plus scientifique qui soit. Nous nions les causes finales : si l'existence en avait une, elle l'aurait atteinte." [1] Le philosophe accepte donc d'errer d'abord, puis de créer son propre cheminement au cœur d'un mystérieux labyrinthe qui paraît sans issue, sans fin, comme dans un rêve indéfini où chaque image se joue des apparences qui se moquent d'ailleurs d'elles-mêmes [2] ainsi que de toute vérité possible, superficielle ou non. Comme Dionysos, Nietzsche part donc en solitaire "contre le monde entier" [3] et à la rencontre des pires abîmes. Car il veut interroger le voile des apparences qui laisse parfois entrevoir des réalités nouvelles. Son instinct, parfois cruel, ne lui inspire-t-il pas d'aimer de multiples sensations qui l'exaltent en le révélant un peu à lui-même ou bien qui l'anéantissent ? Il lui manque en tout cas Ariane pour le guider. Car il ne découvre pas d'autre voie, comme c'est le cas pour son porte-parole (Zarathoustra), que celle de quelques sentiers de violettes.[4] Et, ce qui est le plus déroutant, il sait que "le chemin n’existe pas." [5] Il doit donc créer le sien sans autre centre que celui de la prolifération de sa propre énergie créatrice, à la fois masculine et un peu féminine, haute et profonde, toujours lointainement inspirée par celle de la Mère-Nature : "Vous qui créez, il y a en vous beaucoup d'impuretés. Car il a fallu que vous fussiez mères."[6] Cela signifie que le superficiel enchevêtrement des fils apparents de la vie doit d'abord être aimé par lui sans nier ses reliefs, et qu'il n'y a pas de vérité supérieure à celle que chacun éprouve en lui-même lorsque son instinct de justice se rapporte au sentiment que chacun doit aimer sa vie pour s'épanouir : "Car l'homme ne saurait créer qu'en amour ; abrité par l'illusion de l'amour, il aura la foi absolue en la perfection et la justice." [7] Cette affirmation est à la fois primordiale et étonnante. Elle gêne tous les contempteurs de Nietzsche qui, du reste, ne l'ont pas assez lu, ruminé, médité, approfondi... Elle est pourtant pertinente pour P. Granarolo qui écrit : "L'illusion de la justice détruit en l'homme le courage d'être injuste, c'est-à-dire le courage d'être créateur."[8] Quoi qu'il en soit, pour le philosophe intempestif, l'amour est créateur et juste, y compris pour devenir parfois son propre adversaire,[9] y compris pour trouver la bonne hauteur où chaque parole pourra persévérer dans son exigence de justice et de vérité : "Ce qu'il faut c'est une nouvelle justice ! Et un nouveau mot d'ordre ! Et de nouveaux philosophes ! " [10] Dans ces conditions, l'amour peut s'accomplir, par exemple, dans l'union des natures masculines et féminines, lorsque chacun parvient à dépasser son face à face avec l'autre en suivant le fil limité (le destin), souvent interrompu, qui leur permet de s'épanouir sur une terre bornée qui ressemble étrangement à un labyrinthe. De plus, comme pour un arbre, l'amour se déploie aussi en hauteur et en profondeur. En tout cas, "tout ce qui est vivant ne peut devenir sain, fort et fécond que dans les limites d'un horizon déterminé." [11] Cependant, ces limites échappent à tous les savoirs. Et les plis et replis des consciences qui les interprètent restent superficiels et bien loin des réalités de la vie : "Personne n'aura de doutes, la vie est la puissance supérieure et dominatrice, car la connaissance, en détruisant la vie, se serait en même temps détruite elle-même."[12] Les démarcations entre la vie et la science sont en effet dépassées par les entrelacements accordés ou non des sentiments qui ignorent les savoirs. Car le fil d'Ariane qui se déploie peut-être demeure invisible, même si ce qui est caché remonte parfois à la surface en créant de belles illusions : "Les femmes deviennent par amour tout à fait ce qu'elles sont dans l'idée des hommes dont elles sont aimées." [13] Car, dans ces conditions, Nietzsche pense qu'une autre forme de savoir, toujours nouveau et bref, est possible. Uniquement affirmatif, ce savoir devrait permettre d'augmenter l'énergie vitale de chacun et non la fixer définitivement. De superflu, le sentiment de puissance enflammé de cette affirmation créerait du nécessaire ainsi que le destin de nouvelles pensées stimulées par un désir de perfection qui viserait l'éternité ! Ce sentiment, le plus élevé possible, ignorerait également parfois les excès de l'instinct de domination pour aimer les épreuves authentiques de sa propre finitude et petitesse :

 

"Au gouffre de mon ventre,

J'ai réduit de force l'infini,

Puis prouvé par mille raisons

Qu'étaient finis monde et temps."[14]

 

En tout cas, pour Nietzsche, l'implacable et indispensable relation qu'il met au jour entre le fini et l'infini, la justice et la vérité, est toujours nouée par l'ardente force d'un amour bienveillant et chaleureux qui pourra fonder toutes les perfections, toutes les illusions, tous les mensonges et toutes les erreurs. Son amour de la vie est ainsi inséparable de l'amour des autres, car il n'ignore pas "les yeux clairvoyants de la justice."[15] Puis le même désir inspire à Nietzsche l'amour des images et des chants, c'est-à-dire la spiritualisation des sensations les plus obscures, dans et par une totale affirmation de la vie dont le oui éternel rythme tout ce qui est donné et tout ce qui le sera :

 

"Tu ne supportes plus

Ton impérieux destin ?

Aime-le, car tu n'as plus le choix !"  [16]

 

Ainsi les grognements des mots parviennent-ils à animer la pensée afin de l'empêcher d'être fascinée par le silence des choses ! Cependant, dans le lac où pêchent les filets du langage, en dépit des possibles "solennités du verbe et du ton", [17] la parole échoue lors­qu'elle devient, eu égard à la profondeur de la pensée, une folle, mensongère et grossière imitation des choses, une imitation qui finit d'ailleurs par être absorbée par des concepts : "Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance… " [18] Une parole reste vivante, en revanche, lorsqu'elle entraîne son inachèvement dans une danse bien rythmée, lorsqu'elle transporte les couleurs de son arc-en-ciel merveilleux par-dessus les choses, et lorsqu'elle instaure un magnifique et imprévisible pont avec les hommes qui refusent les casernes, l'enclos des troupeaux et les bureaux des dirigeants. Dans le devenir musical et vivant des paroles créatrices, les métaphores transfigurent leur présence en surmontant l'abîme de leurs profondeurs seulement sonores. Mais, pour cela, le philosophe doit devenir poète et artiste. Il doit créer son propre langage, un langage nouveau capable d'interroger l'indicible, comme le fait la musique lorsqu'elle est la manifestation esthétique des mystérieuses et véritables profondeurs changeantes du réel : "Ce que j'exige en somme de la musique : il faut qu'elle soit sereine et profonde comme un après-midi d'octobre. Il faut qu'elle soit personnelle, exubérante et tendre, que sa fourberie et sa grâce en fassent une douce petite femme." [19]

 


[1]  Nietzsche, La Volonté de puissance, II, Introduction, § 8, p. 12.

[2]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 54.

[3]  Nietzsche, Première considération inactuelle, Allia, p. 143.

[4]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Du grand désir.

[5]  Nietzsche, Ibidem, De l’esprit de lourdeur.

[6]  Nietzsche, Ibidem. IV, 12. De l'homme supérieur.

[7]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., § 7, p. 133.  

[8]  Granarolo (Philippe), Nietzsche et les voies du Surhumain, CDPP-CRDP, 2012, p. 13.

[9]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. De la victoire sur soi-même, p. 135.

[10]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 289.

[11]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 79.

[12]  Nietzsche, Ibidem, p. 175.

[13]  Nietzsche, Humain trop humain, t. II, trad. par A.-M. Desrousseaux, Paris, Médiations, Denoël Gonthier, 1973, n°107, § 400.

[14]  Nietzsche, Poèmes, Premier adieu, trad. de Michel Haar, nrf, Poésie / Gallimard, 2006, p. 57.

[15]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. La morsure de la vipère, p. 82.

[16]  Nietzsche, Poèmes (1858-1888), op.cit., Le silence d'airain, p. 180.

[17]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 382, p. 363.

[18]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 179.

[19]  Nietzsche, Nietzsche contra Wagner. Pièces au dossier d'un psychologue, 1888, texte publié en 1895, trad. Henri Albert (Haug), révisée par J. Le Rider, Laffont «Bouquins» Paris 1993.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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E
A découvrir absolument . L'amour est si bafoué !!!! et pourtant c'est la seule valeur à donner à une vie d'Homme ! Bien cordiales pensées philosophiques . Elisabeth Saussard
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