Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
12 Novembre 2014
Premières propositions extraites de mon essai écrit en 1992 (inédit et modifié) :
"L'œuvre plastique se référera donc à un modèle intérieur, ou ne sera pas" (André Breton)
Dans le prolongement du mystérieux schématisme kantien ou dans la volonté de réduire l'image à ses structures sous-jacentes, les concepts de schème et de diagramme explicitent les soubassements de la production des formes. Car l'inspiration certes sensible des artistes se déploie aussi à partir de l'infinie diversité des structures possibles.
Pour commencer, un diagramme, toujours associé à d'autres diagrammes, est un schéma mental et sensible opératoire, un vecteur, c'est-à-dire une structure dynamique plutôt simple, une sorte de signifiant pictural qui oriente l'inspiration vers des signes sensibles (vibration, intensité, densité...) comme les virgules et les points dans les tableaux de Van Gogh.
Plus précisément, un diagramme est soit une structure mentale géométrique, simple et intelligible (le diagramme d'ordre de lignes convergentes), ou bien il est une structure sensible aléatoire, fictive et mouvante (le diagramme de chaos d'un effacement ou d'un gribouillage) comme chez Bacon.
Lorsque le diagramme prend forme, c'est-à-dire lorsqu'il souligne des contradictions, il change de nature. Devenu image-diagramme, il tend soit vers une expansion aléatoire soit vers un ordre sensible, fragile. Dans ces conditions, il n'agit pas "comme code mais comme modulateur" (Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, La Différence, 1981, pp. 67, 71, 75 et 78). Au pire, l'image-diagramme peut devenir un schéma destructeur et inspirer le chaos de la caricature, au mieux, l'image-diagramme rapporte le désordre des sensations à l'ordre de l'œuvre en train de germer. Ces vecteurs sensibles créent alors la complémentarité du chaos et du germe, car pour Deleuze : "le diagramme est bien un chaos, une catastrophe, mais aussi un germe d'ordre ou de rythme. C'est un violent chaos par rapport aux données figuratives, mais c'est un germe de rythme par rapport au nouvel ordre de la peinture... Il n'y a pas de peintre qui ne fasse cette expérience du chaos-germe" (Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, La Différence, 1981, pp. 67, 71, 75 et 78).
Par ailleurs, les schèmes sont des structures dynamiques, synthétiques et originales qui ne peuvent pas être interprétées sans la référence à une œuvre, au style d'un auteur et à sa part d'ombres ou de ténèbres. Le schème est pourtant une force simple de structuration qui vise à unifier un imaginaire (une fiction totalisante). Un schème dépasse donc tous les monogrammes de l'imagination, domine toutes les représentations imagées d'un concept, tous les diagrammes exprimés dans une œuvre. Par exemple, dans la perspective linéaire de la peinture de la Renaissance italienne, un schème "géométrisé" posait le centre, l'unité de la représentation. Il aimantait l'essentiel, dirigeait tout vers l'essentiel. Il prouvait ainsi que l'homme est capable de maîtriser ses représentations.
En tout cas, le schème original d'un peintre n'est jamais un schéma abstrait même s'il requiert pourtant que le minimum de moyens puisse produire le meilleur, tout en englobant divers diagrammes et tout en instaurant des liens souvent invisibles entre eux. Dans ce conditions, les hachures droites ou tordues des dessins de Van Gogh ne sont pas des traits non signifiants, des diagrammes aléatoires ou non représentatifs, mais les traces de gestes pensés, coordonnés, d'une pensée rythmée, c'est-à-dire qui obéit au schème d'une pensée plastique et cohérente. Par exemple, dans l'art byzantin, les formes renvoient à l'image absente, sans doute lointaine, à celle du schème d'une sphère lumineuse, vibrante, susceptible de concentrer tout en elle comme en un point indivisible et central. Pour des raisons académiques, mais également religieuses, la perspective tordue (dans la peinture et dans les bas-reliefs égyptiens) correspondait à un schème unificateur très élaboré : une vision frontale rapprochée (haut du torse et mains de face), une vision éloignée (œil de face), une vision latérale (tête, bras, jambes et pieds de profil), et une vision réaliste (bas du torse tordu c'est-à-dire de face et de profil). Et la jambe la plus éloignée du spectateur suggérait le mouvement...
Or, le plus souvent, un schème est ce qui inspire la forme-couleur d'un style, comme la lumière dorée des tableaux de Rembrandt, comme le vide qui épuise les formes des tableaux de Tanguy, comme la lumière grise qui enveloppe chaque pomme de Cézanne. Il n'est donc pas possible de réduire le schème à un sens précis puisqu'il est la source sensible et structurante d'une image, et même si parfois, dans l'art informel, le tableau tout entier équilibre un schème avec une image-diagramme simple, comme chez Yves Klein.
En conséquence, ni impersonnels comme des clichés, ni purement abstraits, les schèmes sont sensibles, originaux, parfois différents chez le même artiste. Cézanne a ainsi souvent peint des morceaux de nature colorés en fonction d'une lumière grise qui englobe tous les diagrammes, notamment pour "traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective." (à Émile Bernard, 1904). Et c'est précisément ladite perspective qui est le germe de sa géométrie et qui lui permet aussi de refuser la géométrie, c'est-à-dire de rester créatif. Le dessin de ses tableaux est ainsi à la fois structuré et absorbé par la couleur. Pas de contours précis, mais un gonflement, une modulation, c'est-à-dire plusieurs traits (souvent bleus, voire fondus, parfois interrompus) qui dispersent le regard en déformant les apparences afin d'en montrer la profondeur : " les points de contact sont ténus, délicats." (Cézanne).
Un schème peut faire penser à la ligne de crête de multiples diagrammes : ici un trait fin qui est un contour, là un trait épais qui est un cerne. Le schème d'une couleur grise et verte crée une forme soit pertinente, expressive d'un auteur et, en même temps de son rapport au réel. En tout cas, Cézanne ne vise pas l'au-delà spirituel et sacré des apparences. Il saisit un instant calme de l'apparition des êtres et le fixe pour toujours, comme un objet refermé sur lui-même, comme une monade leibnizienne, comme une pomme (le schème cézanien qui domine tous les autres) qui est visée par un cadrage légèrement plongeant (le contraire de Mantegna) afin de réduire la profondeur du champ d'action, donc afin de mieux unifier la perception : "Paul Cézanne, peintre par inclination" (dit-il de lui-même à Gustave Geffroy). Pour peindre, il n'est plus nécessaire de se pencher sur une surface qui, comme l'eau-miroir de Narcisse, renverrait l'image exacte d'une présence. Désormais, toute volonté de représentation objective est dominée par le schème d'un créateur. Dans les natures mortes de Cézanne, les schèmes unifient ainsi de multiples diagrammes. Tout est mis en place selon une volonté rigoureuse (cadrage, profondeur, volumes, couleurs des objets). Le tableau devient ainsi une forme sensible et dynamique qui rayonne comme une étoile, comme une femme (enfin présente), comme une nuit étoilée, comme un chaos irisé. Quelques pommes et quelques autres fruits de la nature, alors disposés sur le sol instable d'une table à portée de la main, créent les axes d'un nouveau monde, celui qui acceptera enfin une possible harmonie du peintre avec le réel. La pomme n'est donc pas seulement la forme symbolique du jardin perdu de l'Éden, elle est un visage-crâne pesant et immobile aux couleurs fermes, précises, ouvertes au regard et bien identifiables. Elle est enfin le fruit peint de l'arbre-tableau de Cézanne. Une nature morte, éclairée par un schème, rend aisément possible une création originale de l'espace. Ensuite, le regard du spectateur focalisera par exemple sur un objet central dont les vibrations et le rayonnement conduiront son œil à reconsidérer l'espace à partir de lui. Ce double mouvement de la vision, rétracté puis expansé, donne vie au tableau. L'artiste lui-même fait d'ailleurs partie du champ pictural puisqu'il a harmonisé à sa manière le proche et le lointain. Il a ouvert l'espace, créé des perceptions plus larges : "Il faut de l'imitation et même un peu de trompe-l'œil. Cela ne nuit pas si l'art y est. " (à Émile Bernard). Aussi, pour renforcer le rayonnement du tableau, le peintre met-il le moins d'espace possible en arrière-plan : un mur, un buffet limitent le champ de l'observation ! Cézanne peint du bord du tableau vers le centre, du plus lointain au plus proche, tout près de l'objet central et d'un point de vue légèrement supérieur. Plus précisément, il met en avant quelque objet simple, mais ennobli par le rayonnement de sa forme géométrique (elle-même curviligne) et par le schème de sa couleur. Il peint donc le jeu des diagrammes et du schème, des structures avec une couleur dominante, des expansions et des passages. Proches, les objets se renvoient leurs gonflements et leurs vibrations colorées. Il peint aussi son désir d'éternité à l'instant même où le monde est saisi dans sa plus banale et éphémère réalité. Son style classique, contredit par ces mouvements instables, ne conduit plus à la dureté et à l'immobilité des sculptures antiques. La volonté grave de fixer des formes éternelles pourrait se sacraliser et se figer dans de solides blocs où l'ordre des diagrammes anéantirait tous les autres possibles. Mais ici les plus belles surfaces ouvrent sur de nouvelles profondeurs, sur d'autres vibrations imprévisibles, celles de l'heure de midi, de l'heure la plus forte, sans ombre bien sûr...
Les schèmes des œuvres picturales dépendent ainsi de la volonté de synthétisation des forces créatrices effectuée par les artistes. Mais ces schèmes sont plus explicites encore lorsque la nature témoigne en eux de sa puissance de vie et de rayonnement. Ce qui suppose que le motif soit vécu, pensé, senti, transformé, maîtrisé. Peu bucolique, la conscience de Cézanne, attentive et ouverte, paraît toujours étonnée de retrouver les mêmes apparences, ici et là, à l'heure où la lumière grise se conserve, bien unifiée et niant tous les contrastes qui la contrediraient. Il n'y a plus rien de comparable à la nébulosité, à l'atomisation et à l'expansion des couleurs impressionnistes. L'intensité des formes prévaut, intensité égale dans les premiers plans (arbres, rivière) et dans les lointains. Chaque objet semble ainsi éclairé de l'intérieur, solidement structuré autour de son centre d'énergie. Pourtant, la conscience du peintre paraît également menacée par les profondeurs ténébreuses de cette heure peinte, imprécise et toujours identique, parce qu'elle est peut-être la dernière ! Tout serait-il définitivement fixé par des diagrammes bien structurés pour que palpitent les seuls effets picturaux ? Non, car cette montagne si souvent rencontrée et interrogée, comme une pomme, un sein ou un visage, échappe à toute interprétation autre que celle du schème qui la signifie de manière sensible : elle est cette force matérielle imposante, au-delà de sa structure asymétrique et vibrante, qui est dominée par les couleurs et les touches susceptibles d'en faire réellement émaner le rayonnement sensible et de le mettre à portée de la main, au bout du pinceau, entre une palette, une conscience, des sentiments et une volonté : "La nature est à l'intérieur" (Cézanne).
En conséquence, une œuvre d'art ne saurait naître et exister si elle n'est pas unifiée par le schème fondamental d'un auteur. Chaque artiste doit avoir l'intuition du cadre nécessaire au déploiement de sa parole. Les Égyptiens savaient tout cela puisque les procédés, transmis par le régime des castes, ne réduisaient pas leurs œuvres à quelques savoirs techniques et n'engendraient pas de simples divertissements. L'art vit, en fait, lorsqu'il dépasse les formes qu'il crée en renvoyant à ses sources inspiratrices : à la Nature et à celui qui la transfigure par son style, c'est-à-dire par le schème de sa propre inspiration.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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