Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
14 Novembre 2014
Schèmes et diagrammes Dans l'art cinématographique
- Le style.
Chaque création cinématographique requiert d'exprimer la tonalité et les couleurs qu'affectionne une singularité qui se veut responsable de son œuvre, comme la variation du gris indécis de M. Antonioni dans Il Grido (1957).
Certes, l'énigme de l'acte créateur dépend d'abord du schème qui domine les formes d'un auteur avant la réalisation de son œuvre, avant son découpage, son tournage et son montage, c'est-à-dire avant d'utiliser divers diagrammes (des structures sensibles aléatoires mouvantes et signifiantes) comme ceux qui déterminent le choix d'un plan, son cadrage, sa durée, ses lumières, ses couleurs, sa séquence ininterrompue (nommée plan-séquence), sa profondeur de champ…
Le schème d'un auteur, par exemple celui de la "musique de la lumière" pour Abel Gance, ne symbolise rien de précis ; il est comme un repère dynamique, créatif et virtuel en attente d'un contenu intellectuel et sensible qui se déploie dans deux sens possibles qu'il imprègne : soit pour donner une image à un concept (en concrétisant ce dernier comme dans un éclairage en clair-obscur), soit pour apporter un concept à une image ; et un visage filmé en gros plan peut alors faire resplendir une âme. Le visage de Falconetti, dans La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer par exemple, apparaît à partir de deux diagrammes. D'abord à partir de l'enfermement sensible d'un visage mis à plat dans un très gros plan. Ensuite à partir de la ligne oblique qui structure le plan en soulignant l'épreuve de la souffrance et du destin injuste qui frappe une victime innocente. Le schème qui englobe ces deux diagrammes est celui du style de Dreyer qui unit surtout l'immanence d'un supplice à la transcendance spirituelle (christique) d'une rédemption : "C'est par le style que l'artiste fond les multiples détails en un tout, par le style qu'il fait voir aux autres son sujet avec ses propres yeux."[1]
[1] Dreyer (Carl Th.) Texte de 1943 cité dans le livre de C. Perrin, Seghers 1969, p. 131.
Ce simple visage, exposé à la souffrance, scruté au plus près par la caméra, est en effet pénétré par plusieurs diagrammes qui peuvent conduire la conscience du spectateur à divers concepts : dessaisissement du monde extérieur, dénuement d'un visage entouré de vide, et fragilité des apparences les plus proches, scrutées sans parvenir à fixer une présence non destinée à son sacrifice. Ainsi le schème du rayonnement de l'âme est-il présent dans les films de Dreyer ! Et l'intériorisation qu'il effectue est inséparable d'une invisible rédemption spirituelle, puisque, comme le déclare le cinéaste : "Le royaume de Dieu ne se montrera pas. Le royaume de Dieu est en nous." [1] Par ailleurs, un visage souffrant, exposé dans un espace évidé et au jugement négatif de l'autre, pourrait également inspirer un refus concret de la pratique visible et ordinaire de l'injustice. Et ce refus serait alors la source d'une éblouissante ouverture, ou d'un débordement, sur un invisible infini. Ainsi le langage d'un cinéaste, lorsque style il y a, n'est pas socialement préétabli. C'est en effet un proto langage qui se crée au cours de l'œuvre en fonction de ses propres mots (ses plans cadrés et sonores), en fonction de ses phrases (par le montage qui rythme, divise ou qui rassemble), en fonction de multiples intervalles (les diagrammes du vide inhérents au montage), en fonction du mouvement de sa forme générale (narrative, descriptive, symbolique, poétique ou musicale), et en fonction d'une action, d'une affection ou d'une réflexion…
- Le plan.
Le plan est-il l'élément simple (un diagramme général) à partir duquel un film s'organise ? Sans aucun doute pour les œuvres qui expriment la singularité créatrice d'un homme qui attribue aux faits cinématographiques une dynamique indépendante et réfléchie qui refuse tous les clichés, c'est-à-dire toutes les images bêtes et figées des choses (celles qui n'expriment que des aspects pratiques, coutumiers ou conservateurs). Comme l'écrit Deleuze, le cliché "cache l'image" [2] ; il ne fonde donc aucune métaphore. Comme une carte postale figée par son évident manque de vitalité, il nie quelque chose dans l'image, notamment, comme le fait l'imagination créatrice, son destin de résister au vide qui menace toutes les apparences. Certes, ce n'est pas le cas dans les films de René Clair où les clichés sont inséparables de la vitalité des personnages qui sont emportés par des mouvements musicaux et par une inspiration surréaliste plutôt délirante. Mais cette transfiguration du banal n'est possible, notamment dans le cinéma expérimental, que si le plan n'est pas donné d'une manière arbitraire, pour ainsi dire à partir d'une seule intention technique qui serait, comme un instant abstrait privé de toute spontanéité. En revanche, comme l'écrit Deleuze : "Le plan, c'est l'image-mouvement. En tant qu'il rapporte le mouvement à un tout qui change, c'est la coupe mobile d'une durée." [3]
Le plan est un diagramme général qui rend possibles de multiples diagrammes lorsque la coupe de son cadrage et son mouvement interne réalisent un accord, certes complexe, entre un destin et une liberté. Chaque plan, comme dans toute œuvre picturale, est alors le fruit complexe d'une action singulière qui isole ce qui est montré (en le cadrant provisoirement) tout en produisant une relation ambiguë entre ce qui est mobile (la durée du plan) et l'immobilité de ce plan isolé par l'instant créatif qui exprime ainsi un jeu (comme celui qui permet de mouvoir une porte) entre les multiples éléments qui le constituent. Ensuite, les plans pourront accroître leur complexité en permettant à chaque auteur de s'ouvrir sur d'autres perspectives : images décentrées, décadrées, reflétées par un ou plusieurs miroirs, en partie masquées, déformées, superposées sur d'autres (dans Napoléon -1927- d'Abel Gance), plan-séquence avec profondeur de champ ou non comme dans le film d'Hitchcock intitulé La Corde (1948), plan bref et sans profondeur…
- Cadrages et décadrages.
Il y a, en fait, une écriture spécifique au cinéma parce que, en tant qu'art, il rend possible l'utilisation d'une syntaxe propre, ni romanesque ni théâtrale, qui fractionne à sa manière l'espace et le temps ou qui le densifie en utilisant de multiples diagrammes, notamment en donnant du sens à divers choix : celui du cadrage (insert, gros plan, plan rapproché, moyen, d'ensemble), celui de la profondeur de champ ou non, celui de divers mouvements de la caméra (panoramiques, travellings) et celui de la durée propre d'un plan.
Le gros plan, par exemple, visuel ou vocal (comme un bruit) intériorise un drame et révèle des émotions à partir d'une apparence isolée, fractionnée, à la fois proche et brute. Il permet de juxtaposer dans le même instant un objet et un visage, à l'inverse du montage qui les juxtaposerait dans la durée.
Ludmila Tzelikovskaïa dans Ivan le Terrible (1943-46) de S.M. Eisenstein. Photo reproduite dans L'Avant-scène, n°51/52, juillet/septembre 1965, p. 49.
Par ailleurs, le cadrage clôt mystérieusement une image-son lorsqu'elle se constitue en un plan qui rassemble des décors, des personnages et des objets. Préparée avant le tournage cette limitation peut, comme chez Antonioni, vouloir inscrire fermement un contenu plus ou moins raréfié, par exemple pour cerner un espace vide, désertique. Ou bien, à l'opposé comme chez Welles, le cadrage peut révéler une constante volonté de saturer l'image. Il l'enferme ! La limitation du cadrage peut aussi s'effectuer au cours du tournage, comme chez Bergman qui fait ainsi prévaloir les déplacements de ses personnages. En tout cas, chaque cadrage crée, comme dans l'art pictural, un espace plastique avec des hauteurs, des largeurs, des profondeurs, des contrastes de couleurs ou de lumières, des symétries, des horizontales, des verticales, des diagonales et des contre-diagonales… Et l'angle du cadrage intervient aussi pour faire prévaloir un sol qui écrase (plongée) ou un ciel qui libère (contre-plongée), voire d'écrasants plafonds en contre-plongée (Welles).
Il y a décadrage, enfin, lorsque les visages ou les objets sont coupés par le bord de l'écran. Cettte fragmentation produit un effet double : centripète (d'intériorisation contrainte sur une partie de l'image) et centrifuge (d'ouverture sur un recadrage précis ou bien sur l'infini qui est hors champ).
- Le montage.
Chaque film d'auteur constitue sans aucun doute sa propre durée grâce aux "ciseaux poétiques" [1] du montage. Ce dernier est l'activité majeure de l'art créatif des devenirs (aux mouvements multiples) qui caractérisent le cinématographe. Comment ? En fait, le montage est ordinairement effectué à partir d'un rapport fractionné entre des plans, soit d'une manière externe (a posteriori, c'est-à-dire à partir des plans filmés d'une manière discontinue comme dans le montage chez Koulechov et Poudovkine), soit d'une manière interne (au tournage comme dans la continuité d'un plan-séquence lorsque la juxtaposition se produit dans un plan "en profondeur de champ" ou dans des coordinations visuelles qui créent soit un contact entre des plans, soit un nouveau commencement à partir d'un fondu enchaîné.
Dans toutes ces possibilités, le montage exprime des mouvements de la pensée qui sont soit métaphoriques, soit métonymiques, soit simplement narratifs. Dans le premier cas, le montage condense des fragments, dans le deuxième il les déplace, dans le troisième il les rassemble selon une intention descriptive.
Plus précisément, le montage offre de multiples possibilités créatrices. Il peut, par exemple, être contrasté en rassemblant peu à peu des instants très divers qui se contaminent entre eux. Ou bien, musical, lyrique, voire épique, il articule des rythmes divers (ralentis, étirés). Ou bien, seulement narratif, soit il suit une ligne continue, soit il effectue des retours en arrière, soit il crée des relations parallèles par succession de simultanéités, comme dans l'expérience de Koulechov qui rapportait trois gros plans identiques de l'acteur Mosjoukine à divers plans abstraits : "Un homme souriant qui regarde une assiette de potage est un glouton ; s'il regarde avec le même sourire, une femme morte, c'est un cynique." [2] La juxtaposition de deux plans participe en effet, au devenir complexe de la réalité cinématographique en lui apportant de nouvelles tensions, unifications, totalisations, distances. Elle produit donc chaque fois des effets métaphoriques ou métonymiques qui multiplient les sens au lieu de les additionner.
En tout cas, ces effets peuvent avoir trois causes différentes : une volonté de raccord, une intention de coupure, ou bien une improvisation qui est dite de faux raccord. La première cause rejoint d'ailleurs la deuxième, car il n'y a raccord qu'à partir d'une coupure, et toute coupure requiert soit un raccord, soit un faux raccord. Ce dernier est un rapport déconnecté entre des plans qui produit une dissonance, donc un effet de surprise dû au surgissement d'une imprévisible et étrange relation. En tout cas, pour Eisenstein, le raccord est le principe du montage puisqu'il réalise l'idée du mouvement d'un film. Et cette idée s'oppose à toute volonté de rendre compte de l'intégrité du réel. Le montage crée en effet des intervalles arrêtés et des écarts vides qui ne recouvrent pas toutes les extensions imprévisibles des choses.
Concernant le rôle du montage, Deleuze souligne l'importance de quatre styles collectifs dans l'histoire du cinéma : "la tendance organique de l'école américaine, la dialectique de l'école soviétique, la quantitative de l'école française d'avant-guerre, l'intensive de l'école expressionniste allemande." [3]Plus précisément, la tendance organique de l'école américaine serait empiriquement (et pragmatiquement) dualiste, binaire. Elle préconiserait donc le montage parallèle entre des plans alternés, différenciés et convergents. En revanche, l'école soviétique préconiserait un montage d'opposition et d'attraction (fondé sur des intervalles, des coupures). Ce montage serait dialectiquement déterminé par des relations vitales (voire humaines) intrinsèquement dynamiques, consciemment pathétiques par compression et explosion, et surtout différentielles dans leurs sauts qualitatifs (par exemple lorsqu'il y a insertion d'un intervalle instantané, d'un instant bondissant, voire une attraction ou une association entre plusieurs gros plans). Ensuite, l'école française d'avant-guerre serait constituée par son réalisme poétique souvent associé à une stylisation grise qui hésite entre des mouvements relatifs (interrompus) et absolus (simultanés), hétérogènes (en surimpression ou en polyvision chez Abel Gance dans Napoléon - 1925-26) ou homogènes (mécaniques chez René Clair dans Un Chapeau de paille d'Italie -1927). Enfin, l'école expressionniste allemande concentrerait violemment tous les modes d'expression de la dislocation en touchant les extravagances intenses des contrastes. Les ombres, les clairs-obscurs, les lumières et les mouvements puissants et extensifs de l'instinct vital des hommes détruiraient tout. Ne subsisterait qu'une totalité non organique, qu'un monde-chaos en constant mouvement, sombre et lumineux, ainsi que des pensées impersonnelles qui ne réconcilieraient pas l'Esprit avec la Nature comme ce serait le cas dans un projet romantique.
À l'opposé de ces divers styles collectifs indifférents à la singularité des auteurs, le montage est l'activité qui détermine en partie le style d'une œuvre. Chez Antonioni, dans la dernière séquence de L'Éclipse (1962), le montage propose par exemple une constellation de plans autonomes qui, en tant que fragments juxtaposés, pourront, être librement interprétés (donc sans imposer une thèse préalable). Le sens, impliqué et non appliqué, sera alors créé par le spectateur. Il dépendra du rapport subjectif et parfois imprévisible entre les plans et non de quelque lecture objective ou de quelque volonté de convaincre.
Dès lors, dans la perspective très singulière du cinéma d'auteur, l'art cinématographique, est un art des mouvements multiples et hétérogènes que chaque cinéaste a déterminé soit à l'intérieur des images (par des déplacements de la caméra et des réalités filmées), soit à l'extérieur des images par le montage entre les plans. Dans le second cas, la signification esthétique du montage n'est jamais objective. Elle varie donc selon les cinéastes. Néanmoins, dans leur manifeste (Zajavka) de 1928, Alexandrov, Eisenstein et Poudovkine ont attribué au montage un rôle fondamental plutôt objectif. Il devait à leurs yeux impérialement et efficacement imposer des processus psychologiques attractifs ou didactiques afin de transmettre des significations préétablies. Et ces processus devaient s'effectuer à partir d'une vive concentration dramatique. Car, pour eux, il s'agissait autant de participer à la révolution soviétique que de créer des films artistiques. Mais si l'on admet qu'une dimension irrationnelle appartient à tout devenir imagé, cette communication didactique (même si elle est également lyrique ou épique) devait dépasser le stade des affects afin de s'élever vers la conscience (y compris politique). Comment ?
Pour Eisenstein la juxtaposition de deux plans (chacun étant considéré comme une cellule dynamique et autonome, donc comme un diagramme) nécessitait de créer une combinaison métaphorique qui était plutôt construite par opposition (par choc entre deux éléments indépendants) que par condensation ou déplacement. En tout cas, Eisenstein savait bien ce qu'il faisait lorsqu'il réalisait la juxtaposition de deux plans-cellules pour souligner un conflit, même si le heurt et la discontinuité entre deux images ne créent rien d'autre qu'un oxymore, comme celui de quelque obscure clarté ; ces images rendant alors tout concept impossible. L'oxymore bloque en effet la pensée. Il fascine car, face à un clair-obscur, nul ne saura jamais s'il y a plus ou moins de clarté ou d'obscurité. Pour conceptualiser clairement, il faudrait en effet prendre ses distances à l'égard des conflits. Il faudrait distinguer précisément un écart entre les contradictions, et non les faire éclater en les fusionnant et en espérant qu'une thèse en résultera.
Cependant, le génie de S.M. Eisenstein (son inventivité) transparaît surtout dans la densité complexe et humaine de ses films, dans sa transformation du lyrisme social en un hymne révolutionnaire qui sait limiter son pathos, et non dans sa volonté de promouvoir quelques thèses comme il le prétendait dans sa conférence donnée à la Sorbonne en 1930, notamment lorsqu'il préconisait un processus allant "de l'image au sentiment, et du sentiment à la thèse". En réalité, ce processus ne serait possible que si une œuvre d'art pouvait être fondée par des concepts a priori. Mais la nature ambiguë et éphémère de toute image-son l'empêche d'atteindre la cime ou la profondeur universelle d'un concept. L'image-son se retire en se donnant (et inversement). Ses traces dérisoires renvoient à des intuitions possibles et non à des concepts clairs.
En conséquence, pour les films d'Eisenstein, comme dans le théâtre de Brecht, le logos est inséparable du pathos, même si l'affect est inhérent à toute œuvre d'art. Car il y a une distinction intellectuelle possible, mais elle ne sépare pas totalement le sensible et les idées. Du reste, Eisenstein évoquait très précisément "un mouvement affectif" capable d'éveiller "une série d'idées". Le mot thèse était donc abusif. La dynamique du cinématographe donne plutôt concrètement à penser et peut certes "déclencher les opérations de la pensée", mais cette dynamique accomplit des excitations intellectuelles trop intenses pour déterminer une totale adhésion à une thèse. Le cinéma engagé dans l'action politique est donc surtout le fruit d'un projet, toujours indéfiniment recommencé, de faire la synthèse d'une pensée et d'un sentiment, c'est-à-dire "de rendre à l'élément intellectuel ses sources vitales, concrètes et émotionnelles".
Dans ces conditions, Eisenstein est un artiste-philosophe, et non un idéologue. Du reste, connaissant ses limites, le cinéaste savait que les images ne produisent que de probables totalisations symboliques, et jamais une totale unification de toutes ses parties. Par exemple, dans Le Cuirassé Potemkine (1925), il est certes possible d'admettre, comme l'a écrit Béla Balazs, que "visages et roues combattent en commun"[4], mais cette métaphore ne suffit pas pour constituer la thèse de ce chef d'œuvre. De plus, le processus de chaque interprétation s'effectue en réalité à partir d'un montage des attractions qui fait très rarement converger l'attention du spectateur sur des significations claires. Lorsque, le gros plan d'une vermine est suivi par le plan moyen de la chute d'un officier, le procédé n'unifie pas une situation, il la dissèque plutôt. Pour constituer une thèse, il faudrait pouvoir construire un pont pertinent entre le concret et l'abstrait, ce qu'a d'ailleurs vainement cherché le peintre Malevitch dans son Carré blanc sur fond blanc (1914). Car les quelques concepts, produits par une image ou par des rapports productifs entre des images, restent inséparables de la dimension sensible, émotionnelle et ponctuelle (donc irrationnelle) de ces images. Béla Balazs l'affirmait d'ailleurs clairement : "Eisenstein n'a pas porté le rationnel dans l'émotif, mais l'émotif dans le rationnel (…) L'unité de la pensée spéculative et du sentiment inconscient est impossible." Dans une œuvre d'art, les concepts empiriques ne sont, en effet, ni contrôlables ni manipulables dans la durée. Ils ne sont présents qu'à partir du montage, qui est ici nommé réflexe par Eisenstein. Du reste, les concepts possibles sont vite absorbés par les incompréhensibles et imprévisibles mouvements de l'écriture filmique, ainsi que par les reliefs de l'inventivité de l'auteur… En tout cas, dans Le Cuirassé Potemkine, le processus dialectique inhérent à la narration ne parvient pas à unifier les émotions des spectateurs, ni à passer du quantitatif au qualitatif. Dans ce conditions, jamais cet hymne révolutionnaire, certes pathétique, ne dépasse définitivement les contradictions initiales (calme et violence, répression et libération). Et jamais une partie ne peut tenir lieu du Tout, car une multitude de marins révoltés qui ont libéré un cuirassé ne sauraient incarner Toute la Révolution, même si chacun peut penser être sur le seuil de ce grand jour du triomphe définitif de la Justice.
- Les mouvements.
Chaque film est animé par de multiples mouvements ; son écriture pouvant s'intérioriser ou bien raconter simplement une histoire, avec plus ou moins de lyrisme, de tragique, de comique ou de romanesque.
Mais c'est d'abord dans chaque plan cinématographique que surgissent en même temps les multiples mouvements qui rapportent un plan à un ou à plusieurs autres plans, précédents ou suivants (notamment par un montage dit parallèle), ainsi qu'à des mouvements internes au plan lui-même. Les diagrammes animent donc des lignes ascendantes ou non, des mouvements intenses de lumières et d'ombres en clairs-obscurs, voire en figeant l'action à l'intérieur de l'image (par le temps mort d'un long silence blanc, noir ou d'un vide), mais aussi avec des mouvements de la caméra (panoramiques, travellings).
Le devenir de ces mouvements multiples, entrelacés et parfois incohérents, n'apparaît certes jamais en tant que tel, comme s'il s'agissait d'un pur devenir. Car, si le cinéma était abusivement défini comme l'art du mouvement, il rejoindrait en fait celui de la pensée pure (voire d'une âme capable de se saisir comme acte pur), ce qui est bien sûr impossible. En fait, les mouvements qui animent un écran rassemblent deux sortes de devenir : celui de la création de l'œuvre (voire peut-être celui de quelques pensées qui s'y rapportent) et celui qui se constitue à l'intérieur des formes, grâce à des diagrammes dynamiques entre le visuel et l'auditif, voire avec le silence.
Chaque film possède ainsi son propre rythme grâce au montage qui attribue une durée à chaque plan et à chaque séquence. Ce rythme est déterminé par le style narratif d'un auteur : lent, il peut angoisser (Kubrick) ou bien sacraliser (Dreyer) ; rapide, il peut vivifier ou bien aliéner, énerver ; l'image et le son peuvent, du reste, ne pas coïncider et avoir des rythmes non synchrones. Mais, pour que la rencontre d'une œuvre (et de son auteur) puisse être donnée librement à penser, l'écriture narrative ne doit pas faire prévaloir de trop violentes émotions, ni la fascination de l'aura ou de la photogénie de ses acteurs. Pour cela, comme le revendiquait Jean Epstein avant 1936, il vaudrait mieux faire "des films où il se passe non rien, mais pas grand-chose." [5] Antonioni s'en souviendra, notamment dans L'Avventura (1960). Le temps des mouvements du film est ainsi rapporté à l'intériorité des personnages.
- Corollaires : le hors champ et la voix off.
Pour commencer, le hors champ précède à la fois le tournage de tous les films ainsi que leur projection dans une salle obscure... Ensuite, après le début du film, il est le lieu indéterminé qui renvoie aux choix du cinéaste, c'est-à-dire à ce qu'il a décidé de montrer ou non : ses plans, ses cadrages et son montage révèlent, mais cachent en même temps. Le hors champ légitime ainsi la disjonction entre le cinéaste (qui donne à voir) et le spectateur comme récepteur passif. Car c'est bien à partir de ce hors champ (avant et pendant, actif et passif), neutre dans un documentaire, ou source de la transposition des apparences, que se constituent les choix les plus importants : ce qui sera donné à voir et à entendre, ce qui devra rester invisible (par exemple lorsque l'écran deviendra complètement noir ou blanc), ce qui résultera d'un faux raccord (une ouverture sur l'imprévisible). Le hors champ est donc d'abord le vide (neutre) à partir duquel un auteur pourra se déterminer librement. Il précède ainsi tous ses choix en créant au mieux l'Ouvert de chaque totalité filmée.
Cependant, le hors champ crée aussi un effet d'éloignement à l'égard des images ordinairement perçues de différentes manières. En tout cas, il rend subjectif un constat objectif (l'espace observé n'est pas plus saisissable que celui d'un rêve). Ou bien, comme chez Antonioni, il fait intervenir des espaces vides. C'est le cas dans L'Éclipse, et chez Godard dans Le Mépris. Par ailleurs, lorsqu'il requiert des catégories a priori, il permet de réduire l'espace à des lignes, et les surfaces à des mesures abstraites, comme chez Robbe-Grillet. [6]
Enfin, le langage cinématographique peut associer l'œil et l'oreille de la caméra en révélant des tensions qui dépassent tout enregistrement objectif entre l'espace in et l'espace off, la voix in et la voix off. Aussi, lorsqu'il veut tirer profit de son incapacité à réaliser un art total et objectif, le cinéaste peut, à des fins expressives, rendre par exemple non synchrones le son et l'image d'une séquence. Ou bien une musique, un silence, des paroles ou des bruits précèdent une séquence, voire se prolongent dans une autre séquence, sachant que "Robert Bresson a souvent insisté sur cette opposition : l'image montre et, ce faisant, coupe en général la suggestion ; le son, lui, est infiniment plus apte à suggérer." [7]
[3] Deleuze, Cinéma 1 (L'image-mouvement), op.cit., p. 47.
[4] Balazs (Bela), Theory of the film, Londres, 1952, p. 63, et Der Geist des Films, Berlin, 1931.
[5] Cité par Marcel Lherbier dans Intelligence du cinématographe, Corréa.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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