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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Schèmes et diagrammes (2)

Schèmes et diagrammes (2)

Schèmes et diagrammes Dans l'art cinématographique

- Le style.

 

   Chaque création cinématographique requiert d'exprimer la tonalité et les couleurs qu'affectionne une singularité qui se veut res­ponsable de son œuvre, comme la variation du gris indécis de  M. Antonioni dans Il Grido (1957).

   Certes, l'énigme de l'acte créateur dépend d'abord du schème qui domine les formes d'un auteur avant la réalisation de son œuvre, avant son découpage, son tournage et son montage, c'est-à-dire avant d'utiliser divers diagrammes (des structures sensibles aléatoires mouvantes et signifiantes) comme ceux qui déterminent  le choix  d'un plan, son cadrage, sa durée, ses lumières, ses couleurs, sa séquence ininterrompue (nommée plan-séquence), sa profondeur de champ…

   Le schème d'un auteur, par exemple celui de la "musi­que de la lu­mière" pour Abel Gance, ne symbolise rien de précis ; il est comme un re­père dynamique, créatif et virtuel en attente d'un contenu intellec­tuel et sensible qui se déploie dans deux sens possibles qu'il imprègne : soit pour donner une image à un concept (en concrétisant ce dernier comme dans un éclai­rage en clair-obscur), soit pour apporter un concept à une image ; et un visage filmé en gros plan peut alors faire resplendir une âme. Le visage de Falconetti, dans La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer par exem­ple, apparaît à partir de deux diagrammes. D'abord à partir de l'enfermement sensi­ble d'un visage mis à plat dans un très gros plan. Ensuite à partir de la ligne oblique qui structure le plan en soulignant l'épreuve de la souffrance et du destin injuste qui frappe une victime innocente. Le schème qui englobe ces deux diagrammes est celui du style de Dreyer qui unit surtout l'immanence d'un sup­plice à la trans­cen­dance spirituelle (christi­que) d'une rédemption : "C'est par le style que l'artiste fond les multiples détails en un tout, par le style qu'il fait voir aux autres son sujet avec ses propres yeux."[1]

 

[1] Dreyer (Carl Th.) Texte de 1943 cité dans le livre de C. Perrin, Seghers 1969, p. 131.

Marie Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Th. Dreyer (1926-28).

Marie Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Th. Dreyer (1926-28).

  

   Ce simple visage, exposé à la souffrance, scruté au plus près par la caméra, est en effet pénétré par plusieurs diagrammes qui peuvent conduire la conscience du spectateur à divers concepts : dessaisissement du monde extérieur, dénuement  d'un visage entouré de vide, et fragilité des apparences les plus proches, scrutées sans parvenir à fixer une présence  non destinée à son sacrifice. Ainsi le schème du rayonnement de l'âme  est-il présent dans les films de Dreyer ! Et l'intériorisation qu'il effectue est inséparable d'une invisible rédemp­tion spi­ri­tuelle, puisque, comme le déclare le ci­néaste : "Le royaume de Dieu ne se montrera pas. Le royaume de Dieu est en nous." [1] Par ailleurs,  un visage souffrant, exposé dans un espace évidé et au jugement négatif de l'autre, pourrait également inspirer un refus concret de la pratique visible et ordinaire de l'injustice. Et ce refus serait alors la source d'une éblouissante ouverture, ou d'un débordement, sur un invisible infini.  Ainsi le langage d'un cinéaste, lorsque style il y a, n'est pas socialement préétabli. C'est en effet un proto langage qui se crée au cours de l'œuvre en fonction de ses propres mots (ses plans cadrés et sonores), en fonction de ses phrases (par le montage qui rythme, divise ou qui rassemble), en fonction de multiples intervalles (les diagrammes du vide inhérents au montage), en fonction du mouvement de sa forme générale (narrative, descriptive, symbolique, poétique ou musicale), et en fonction d'une action, d'une affection ou d'une réflexion…

 

- Le plan.

 

    Le plan est-il l'élément simple (un diagramme général) à partir duquel un film s'organise ? Sans aucun doute pour les œuvres qui expriment la singularité créatrice d'un homme qui attribue aux faits cinématographiques une dynamique indépendante et réfléchie qui refuse tous les clichés, c'est-à-dire toutes les images bêtes et figées des choses (celles qui n'expriment que des aspects pratiques, coutumiers ou conservateurs). Comme l'écrit Deleuze, le cliché "cache l'image" [2] ; il ne fonde donc aucune métaphore. Comme une carte postale figée par son évident manque de vitalité, il nie quelque chose dans l'image, notamment, comme le fait l'imagination créatrice, son destin de résister au vide qui menace toutes les apparences. Certes, ce n'est pas le cas dans les films de René Clair où les clichés sont inséparables de la vitalité des personnages qui sont  emportés par des mouvements musicaux et par une inspiration surréaliste plutôt délirante. Mais cette transfiguration du banal n'est possible, notamment dans le cinéma expérimental, que si le plan n'est pas donné d'une manière arbitraire, pour ainsi dire à partir d'une seule intention technique qui serait, comme un instant abstrait privé de toute spontanéité. En revanche, comme l'écrit  Deleuze : "Le plan, c'est l'image-mouvement. En tant qu'il rapporte le mouvement à un tout qui change, c'est la coupe mobile d'une durée." [3]

   Le plan est un diagramme général qui rend possibles de multiples diagrammes lorsque la coupe de son cadrage et son mouvement interne réalisent un accord, certes complexe, entre un destin et une liberté. Chaque plan, comme dans toute œuvre picturale, est alors le fruit complexe d'une action singulière qui isole ce qui est montré (en le cadrant provisoirement) tout en produisant une relation ambiguë entre ce qui est mobile (la durée du plan) et l'immobilité de ce plan isolé par l'instant créatif qui exprime ainsi un jeu (comme celui qui permet de mouvoir une porte) entre les multiples éléments qui le constituent. Ensuite, les plans pourront accroître leur complexité en permettant à chaque auteur de s'ouvrir sur d'autres perspectives : images décentrées, décadrées, reflétées par un ou plusieurs miroirs, en partie masquées, déformées, superposées sur d'autres (dans Napoléon -1927- d'Abel Gance), plan-séquence avec profondeur de champ ou non comme dans le film d'Hitchcock intitulé La Corde (1948), plan bref et sans profondeur…

 

 

-  Cadrages et décadrages.

 

   Il y a, en fait, une écriture spécifique au ci­néma parce que, en tant qu'art, il rend possible l'utilisa­tion d'une syntaxe propre, ni romanes­que ni théâtrale, qui frac­tionne à sa manière l'es­pace et le temps ou qui le densifie en utilisant de multiples diagrammes, no­tamment en don­nant du sens à divers choix : celui du ca­drage (insert, gros plan, plan rap­proché, moyen, d'ensem­ble), celui de la profon­deur de champ ou non, celui de divers mouvements de la caméra (panoramiques, travellings) et celui de la du­rée propre d'un plan.

   Le gros plan, par exemple, vi­suel ou vocal (comme un bruit) intériorise un drame et ré­vèle des émo­tions à par­tir d'une appa­rence isolée, fraction­née, à la fois proche et brute. Il permet de juxtaposer dans le même instant un objet et un visage, à l'inverse du montage qui les juxtaposerait dans la durée.

 


[1] Jésus de Nazareth, extrait cité par Les Cahiers du Cinéma, n° 207, dé­cembre 1968, p. 17.
[2] Deleuze, Cinéma 2, Minuit, 1983,  p. 33.
[3] Deleuze, Cinéma 1 (L'image-mouvement), Minuit, 1983, p.36.
Ludmila Tzelikovskaïa dans Ivan le Terrible (1943-46) de S.M. Eisenstein. Photo reproduite dans L'Avant-scène, n°51/52, juillet/septembre 1965, p. 49.

Ludmila Tzelikovskaïa dans Ivan le Terrible (1943-46) de S.M. Eisenstein. Photo reproduite dans L'Avant-scène, n°51/52, juillet/septembre 1965, p. 49.

   Par ailleurs, le cadrage clôt mystérieusement une image-son lorsqu'elle se constitue en un plan qui rassemble des décors, des personnages et des objets. Préparée avant le tournage cette limitation peut, comme chez Antonioni, vouloir inscrire fermement un contenu plus ou moins raréfié, par exemple pour cerner un espace vide, déser­tique. Ou bien, à l'opposé comme chez Welles, le cadrage peut révéler une cons­tante volonté de saturer l'image. Il l'enferme ! La limitation du cadrage peut aussi s'effectuer au cours du tournage, comme chez Bergman qui fait ainsi prévaloir les déplacements de ses personnages. En tout cas, chaque cadrage crée, comme dans l'art pictu­ral, un espace plastique avec des hauteurs, des largeurs, des profondeurs, des contrastes de couleurs ou de lu­mières, des symétries, des horizontales, des verticales, des diagonales et des contre-diagonales… Et l'angle du cadrage intervient aussi pour faire pré­valoir un sol qui écrase (plongée) ou un ciel qui libère (contre-plongée), voire d'écrasants plafonds en contre-plongée (Welles).

   Il y a décadrage, enfin, lorsque les visages ou les objets sont coupés par le bord de l'écran. Cettte fragmentation produit un effet double : centripète (d'intériorisation contrainte sur une partie de l'image) et centrifuge (d'ouverture sur un recadrage précis ou bien sur l'infini qui est hors champ).

 

-  Le montage.

 

   Chaque film d'auteur constitue sans aucun doute sa propre durée grâce aux "ciseaux poétiques" [1] du mon­tage. Ce der­nier est l'activité majeure de l'art créatif des devenirs (aux mouve­ments multiples) qui caractérisent le cinématographe. Com­ment ? En fait, le montage est ordinairement effectué à par­tir d'un rap­port fractionné entre des plans, soit d'une ma­nière ex­terne (a posteriori, c'est-à-dire à partir des plans filmés d'une manière disconti­nue comme dans le montage chez Koule­chov et Poudovkine), soit d'une ma­nière interne (au tour­nage comme dans la conti­nuité d'un plan-séquence lorsque la juxtaposition  se produit dans un plan "en profondeur de champ" ou dans des coordinations visuelles qui créent soit un contact entre des plans, soit un nouveau commencement à partir d'un fondu enchaîné.

    Dans toutes ces possibilités, le montage exprime des mou­ve­ments de la pensée qui sont soit métaphoriques, soit métony­mi­ques, soit simplement narratifs. Dans le premier cas, le montage condense des frag­ments, dans le deuxième il les dé­place, dans le troisième il les rassemble selon une intention des­criptive.  

   Plus précisément, le montage offre de multiples pos­sibili­tés créatrices. Il peut, par exemple, être contrasté en rassem­blant peu à peu des instants très divers qui se con­taminent entre eux. Ou bien, musical, lyrique, voire épi­que, il articule des rythmes divers (ralentis, étirés). Ou bien, seu­lement narratif, soit il suit une ligne continue, soit il ef­fectue des retours en arrière, soit il crée des relations pa­rallèles par succes­sion de simultanéi­tés, comme dans l'ex­périence de Koulechov qui rapportait trois gros plans identiques de l'acteur Mosjoukine à divers plans abstraits : "Un homme souriant qui regarde une assiette de potage est un glouton ; s'il regarde avec le même sourire, une femme morte, c'est un cynique." [2] La juxtaposition de deux plans participe en effet, au devenir complexe de la réalité cinématographique en lui apportant de nouvelles tensions, unifications, totalisations, distances. Elle produit donc cha­que fois des effets métaphoriques ou métonymiques qui multiplient les sens au lieu de les addi­tionner.

   En tout cas, ces effets peuvent avoir trois causes différentes : une volonté de raccord, une intention de coupure, ou bien une improvisation qui est dite de faux raccord. La première cause rejoint d'ailleurs la deuxième, car il n'y a raccord qu'à partir d'une coupure, et toute coupure requiert soit un raccord, soit un faux raccord.  Ce dernier est un rapport déconnecté entre des plans qui produit une dissonance, donc un effet de surprise dû au surgissement d'une imprévisible et étrange relation. En tout cas, pour Eisenstein, le raccord est le principe du montage puisqu'il réalise l'idée du mouvement d'un film. Et cette idée s'oppose à toute volonté de rendre compte de l'intégrité du réel. Le montage crée en effet des intervalles arrêtés et des écarts vides qui ne recouvrent pas toutes les extensions imprévisibles des choses.

   Concernant le rôle du montage, Deleuze souligne l'importance de quatre styles collectifs dans  l'histoire du cinéma : "la tendance organique de l'école américaine, la dialectique de l'école soviétique, la quantitative de l'école française d'avant-guerre, l'intensive de l'école expressionniste allemande." [3]Plus précisément, la tendance organique de l'école américaine serait empiriquement (et pragmatiquement) dualiste, binaire. Elle préconiserait donc le montage parallèle entre des plans alternés, différenciés et convergents. En revanche, l'école soviétique préconiserait un montage d'opposition et d'attraction (fondé sur des intervalles, des coupures). Ce montage serait dialectiquement déterminé par des relations vitales (voire humaines) intrinsèquement dynamiques, consciemment pathétiques par compression et explosion, et surtout différentielles dans leurs sauts qualitatifs (par exemple lorsqu'il y a insertion d'un intervalle instantané, d'un instant bondissant, voire une attraction ou une association entre plusieurs gros plans). Ensuite, l'école française d'avant-guerre serait constituée par son réalisme poétique souvent associé à une stylisation grise qui hésite entre des mouvements relatifs (interrompus) et  absolus (simultanés), hétérogènes (en surimpression ou en polyvision chez Abel Gance dans Napoléon - 1925-26) ou homogènes (mécaniques chez René Clair dans Un Chapeau de paille d'Italie -1927). Enfin, l'école expressionniste allemande concentrerait violemment tous les modes d'expression de la dislocation en touchant les extravagances intenses des contrastes. Les ombres, les clairs-obscurs, les lumières et les mouvements puissants et extensifs  de l'instinct vital des hommes détruiraient tout. Ne subsisterait qu'une totalité non organique, qu'un monde-chaos en constant mouvement, sombre et lumineux, ainsi que des pensées impersonnelles qui ne réconcilieraient pas l'Esprit avec la Nature comme ce serait le cas dans un projet romantique.

   À l'opposé de ces divers styles collectifs indifférents à la singularité des auteurs, le montage est l'activité qui détermine en partie le style d'une œuvre. Chez Antonioni, dans la dernière sé­quence de L'Éclipse (1962), le montage propose par exemple une constellation de plans autonomes qui, en tant que frag­ments juxtaposés, pourront, être librement interpré­tés (donc sans imposer une thèse préalable). Le sens, impliqué et non ap­pli­qué, sera alors créé par le spectateur. Il dépendra du rapport subjectif et parfois im­prévisible entre les plans et non de quelque lecture ob­jective ou de quelque volonté de convain­cre.

   Dès lors, dans la perspective très singulière du cinéma d'auteur, l'art cinématographique, est un art des mouvements multiples et hétérogènes que chaque cinéaste a déterminé soit à l'intérieur des images (par des déplacements de la caméra et des réalités filmées), soit à l'extérieur des images par le montage entre les plans. Dans le second cas,  la signification esthétique du montage n'est jamais objective. Elle varie donc se­lon les ci­néas­tes. Néanmoins, dans leur manifeste (Za­javka) de 1928, Alexandrov, Eisens­tein et Poudovkine ont attri­bué au mon­tage un rôle fondamental plutôt objectif. Il devait à leurs yeux im­périale­ment et efficacement imposer des proces­sus psy­chologi­ques attractifs ou didactiques afin de transmet­tre des signi­fi­ca­tions pré­établies. Et ces pro­cessus devaient s'effectuer à par­tir d'une vive concen­tration drama­tique. Car, pour eux, il s'agissait au­tant de participer à la révolution sovié­tique que de créer des films artisti­ques. Mais si l'on admet qu'une dimension irrationnelle appartient à tout devenir imagé, cette communication didactique (même si elle est également lyrique ou épique) devait dépasser le stade des affects afin de s'élever vers la conscience (y compris politique). Comment ?

   Pour Eisenstein la juxtaposition de deux plans (chacun étant considéré comme une cellule dynamique et autonome, donc comme un diagramme) nécessitait de créer une combinaison métapho­rique qui était plutôt construite par opposition (par choc entre deux éléments indépendants) que par condensation ou déplacement. En tout cas, Eisenstein savait bien ce qu'il faisait lorsqu'il ré­alisait la juxtaposition de deux plans-cellules pour souligner un conflit, même si le heurt et la discontinuité entre deux ima­ges ne créent rien d'autre qu'un oxymore, comme celui de quelque obscure clarté ; ces images rendant alors tout concept im­possi­ble. L'oxymore bloque en effet la pen­sée. Il fascine car, face à un clair-obscur, nul ne saura jamais s'il y a plus ou moins de clarté ou d'obscurité. Pour concep­tualiser clairement, il faudrait en effet prendre ses distan­ces à l'égard des conflits. Il faudrait distin­guer précisément un écart entre les contradic­tions, et non les faire éclater en les fusionnant et en espérant qu'une thèse en résultera.

   Cependant, le génie de S.M. Eisenstein (son inventivité) transpa­raît surtout dans la densité complexe et humaine de ses films, dans sa transformation du lyrisme social en un hymne ré­vo­lutionnaire qui sait limiter son pathos, et non dans sa volonté de promouvoir quelques thè­ses comme il le prétendait dans sa conférence donnée à la Sorbonne en 1930, notamment lorsqu'il préconisait un processus allant "de l'image au sentiment, et du senti­ment à la thèse".  En réalité, ce processus ne serait possible que si une œuvre d'art pouvait être fondée par des concepts a priori. Mais la nature ambiguë et éphémère de toute image-son l'empêche d'atteindre la cime ou la profondeur universelle d'un concept. L'image-son se retire en se donnant (et inversement). Ses traces dérisoires renvoient à des intuitions possibles et non à des concepts clairs. 

   En conséquence, pour les films d'Eisenstein, comme dans le théâtre de Brecht, le logos est inséparable du pa­thos, même si l'affect est inhérent à toute œuvre d'art. Car il y a une distinction intellectuelle possible, mais elle ne sépare pas totalement le sensible et les idées. Du reste, Eisenstein évoquait très précisément "un mouvement affectif" capa­ble d'éveiller "une série d'idées". Le mot thèse était donc abusif. La dynamique du cinématographe donne plutôt con­crètement à penser et peut certes "déclencher les opé­rations de la pensée", mais cette dynamique accomplit des exci­ta­tions intellectuelles trop intenses pour déterminer  une totale adhésion à une thèse. Le cinéma engagé dans l'action politique est donc surtout le fruit d'un projet, toujours indéfiniment re­commencé, de faire la synthèse d'une pensée et d'un senti­ment, c'est-à-dire "de rendre à l'élément intellectuel ses sources vitales, concrètes et émotionnelles".

   Dans ces conditions, Eisenstein est un artiste-philosophe, et non un idéologue. Du reste, connaissant ses limites, le cinéaste savait que les images ne produisent que de probables totali­sations symboliques, et jamais une totale unification de toutes ses parties. Par exemple, dans Le Cuirassé Potemkine (1925), il est certes pos­sible d'admettre, comme l'a écrit Béla Balazs, que "visages et roues combattent en commun"[4], mais cette méta­phore ne suffit pas pour constituer la thèse de ce chef d'œuvre. De plus, le processus de chaque interpréta­tion s'ef­fectue en réalité à partir d'un montage des attractions qui fait très rarement converger l'attention du spectateur sur des si­gnifications claires. Lors­que, le gros plan d'une vermine est suivi par le plan moyen de la chute d'un officier, le procédé n'unifie pas une situation, il la dissèque plutôt. Pour constituer une thèse, il faudrait pouvoir construire un pont pertinent entre le concret et l'abstrait, ce qu'a d'ailleurs vai­ne­ment cherché le peintre Malevitch dans son Carré blanc sur fond blanc (1914). Car les quelques concepts, pro­duits par une image ou par des rapports productifs entre des images, restent insépa­rables de la dimension sensible, émo­tionnelle et ponctuelle (donc irrationnelle) de ces images. Béla Balazs l'affirmait d'ailleurs clairement : "Eisenstein n'a pas porté le ra­tionnel dans l'émotif, mais l'émotif dans le ra­tionnel (…) L'unité de la pensée spé­culative et du senti­ment inconscient est impossi­ble." Dans une œuvre d'art, les concepts empiri­ques ne sont, en effet, ni contrôlables ni manipulables dans la durée. Ils ne sont présents qu'à partir du montage, qui est ici nommé réflexe par Eisens­tein. Du reste, les concepts possibles sont vite absorbés par les in­com­préhensibles et impré­visibles mouvements de l'écriture fil­mique, ainsi que par les reliefs de l'inventivité de l'au­teur… En tout cas, dans Le Cui­rassé Potemkine, le pro­cessus dialectique inhérent à la nar­ration ne parvient pas à unifier les émotions des spec­tateurs, ni à passer du quanti­tatif au qualitatif. Dans ce conditions, jamais cet hymne révolution­naire, certes pathé­tique, ne dépasse définiti­vement les contradictions initiales (calme et violence, répres­sion et libéra­tion). Et jamais une partie ne peut tenir lieu du Tout, car une multitude de marins révoltés qui ont libéré un cui­rassé ne sauraient incarner Toute la Révolution, même si chacun peut penser être sur le seuil de ce grand jour du triomphe définitif de la Justice.

 

- Les mouvements.

 

   Chaque film est animé par de multiples mouve­ments ; son écriture pouvant s'inté­rioriser ou bien raconter simplement une his­toire, avec plus ou moins de lyrisme, de tragique, de comique ou de romanesque.

   Mais c'est d'abord dans chaque plan cinématographi­que que surgissent en même temps les multiples mouve­ments qui rapportent un plan à un ou à plusieurs au­tres plans, précé­dents ou suivants (notamment par un montage dit parallèle), ainsi qu'à des mouve­ments internes au plan lui-même. Les diagrammes animent donc des lignes ascen­dantes ou non, des mouvements intenses de lumières et d'ombres en clairs-obscurs, voire en figeant l'action à l'intérieur de l'image (par le temps mort d'un long silence blanc, noir ou d'un vide), mais aussi avec des mouvements de la caméra (panoramiques, travellings).

   Le devenir de ces mouvements multiples, entrelacés et parfois incohérents, n'apparaît certes jamais en tant que tel, comme s'il s'agissait d'un pur devenir.  Car, si le cinéma était abusivement défini comme l'art du mouve­ment, il rejoindrait en fait celui de la pensée pure (voire d'une âme capable de se saisir comme acte pur), ce qui est bien sûr impossible. En fait, les mouvements qui animent un écran rassemblent deux sortes de devenir : celui de la création de l'œuvre (voire peut-être celui de quelques pen­sées qui s'y rapportent) et celui qui se cons­titue à l'inté­rieur des formes, grâce à des diagrammes  dy­na­miques entre le visuel et l'auditif, voire avec le silence.

   Chaque film possède ainsi son propre rythme grâce au montage qui attribue une durée à chaque plan et à chaque séquence. Ce rythme est déterminé par le style narratif d'un auteur : lent, il peut angoisser (Ku­brick) ou bien sacraliser (Dreyer) ; rapide, il peut vi­vifier ou bien alié­ner, énerver ; l'image et le son peuvent, du reste, ne pas coïncider et avoir des rythmes non syn­chrones. Mais, pour que la ren­contre d'une œuvre (et de son auteur) puisse être don­née librement à penser, l'écri­ture narrative ne doit pas faire prévaloir de trop vio­lentes émotions, ni la fasci­nation de l'aura ou de la photo­génie de ses acteurs. Pour cela, comme le revendi­quait Jean Epstein avant 1936, il vau­drait mieux faire "des films où il se passe non rien, mais pas grand-chose." [5] Anto­nioni s'en souvien­dra, notamment dans L'Av­ven­tura (1960).  Le temps des mouvements du film est ainsi rapporté à  l'intériorité des personnages.

 

- Corollaires : le hors champ et la voix off.

 

   Pour commencer, le hors champ précède à la fois le tournage de tous les films ainsi que leur projection dans une salle obscure... En­suite, après  le début du film, il est le lieu indéterminé qui renvoie aux choix du cinéaste, c'est-à-dire à ce qu'il a décidé de montrer ou non : ses plans, ses cadrages et son montage révèlent, mais cachent en même temps. Le hors champ légitime ainsi la disjonction entre le cinéaste (qui donne à voir) et le spectateur comme récepteur passif. Car c'est bien à partir de ce hors champ (avant et pendant, actif et passif), neutre dans un documentaire, ou source de la transposition des apparences, que se constituent les choix les plus importants : ce qui sera donné à voir et à entendre, ce qui devra rester invisible (par exemple lorsque l'écran deviendra complètement noir ou blanc), ce qui résultera d'un faux raccord (une ouverture sur l'imprévisible). Le hors champ est donc d'abord le vide (neutre) à partir duquel un auteur pourra se déterminer librement. Il précède ainsi tous ses choix en créant au mieux l'Ouvert de chaque totalité filmée.

   Cependant, le hors champ crée aussi un effet d'éloignement à l'égard des images ordinairement perçues de différentes manières. En tout cas, il rend subjectif un constat objectif (l'espace observé n'est pas plus saisissable que celui d'un rêve). Ou bien, comme chez Antonioni, il fait intervenir des espaces vides. C'est le cas dans L'Éclipse, et chez Godard dans Le Mépris. Par ailleurs, lorsqu'il requiert des catégories a priori, il permet de réduire l'espace à des lignes, et les surfaces à des mesures abstraites, comme chez Robbe-Grillet. [6]

   Enfin, le langage cinématographique peut associer l'œil et l'oreille de la ca­méra en révélant des tensions qui dépas­sent tout enre­gistrement objectif entre l'espace in et l'espace off, la voix in et la voix off. Aussi, lorsqu'il veut tirer pro­fit de son incapacité à réaliser un art total et objectif, le ci­néaste peut, à des fins expressives, rendre par exemple non syn­chrones le son et l'image d'une séquence. Ou bien une musi­que, un silence, des pa­roles ou des bruits précè­dent une sé­quence, voire se pro­lon­gent dans une autre séquence, sachant que "Robert Bresson a souvent insisté sur cette op­position : l'image montre et, ce faisant, coupe en général la suggestion ; le son, lui, est infiniment plus apte à suggérer." [7]

 
[1]  Balazs (Bela), Theory of the film, Londres, 1952, p. 63.
[2] Antonioni (Michelangelo), Cinema Nuovo  n° 167, 1964.

[3] Deleuze, Cinéma 1 (L'image-mouvement), op.cit., p. 47.

[4]   Balazs (Bela), Theory of the film, Londres, 1952, p. 63, et Der Geist des Films, Berlin, 1931.

[5] Cité par Marcel Lherbier dans Intelligence du ci­nématogra­phe,  Corréa.

[6] Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, p.66.
[7] Ollier (Claude), Art et science : De la créativité, 10/18 n° 697, 1972,  p. 138.
Schèmes et diagrammes (2)
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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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