Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
19 Février 2013
Le Havre disparu, rue de Paris
Dans les conditions d'une interversion du parce-que, lorsque le passionné affirme qu'il aime son passé, c'est en réalité parce que ce dernier lui est nécessaire pour fonder le mythe de son propre moi, c'est-à-dire l'heureuse illusion d'une continuité de sa propre existence. Il fait comme si la boucle qui rapporte son passé à son présent s'était définitivement refermée ici et maintenant, sans aucun lendemain. En supprimant tout rapport à l'avenir, cette boucle paraît certes légère. Elle ne pèse pas sur un présent qui est ainsi privé de ses forces vives et croissantes, et qui attend du seul souvenir heureux de quelques présents passés son bonheur d'être au-monde. Le moi-sujet se croit alors souverain.
À partir d'une interversion semblable à celle de la nostalgie (ce douloureux retour d'un bonheur passé qui fait préférer l'humble petit village du passé aux splendeurs d'un lieu présent), le passionné considère que son passé a été plus heureux ou plus intéressant que ne l'est actuellement son présent. Or ce passé a très bien pu être malheureux ou quelconque, mais le passionné qui se concentre sur un souvenir heureux n'a plus la crainte de l'avenir, et son acte (celui de se souvenir) est plus fort que la répétition de toutes les traces négatives plus ou moins mémorisées jadis. Le souvenir, même passif, masque le réel. Le passionné crée ainsi un lien heureux entre son passé modifié (en grande partie oublié, voire censuré) et un présent qui n'est pas encore établi.
Cette interversion du parce que donne aussi aux souvenirs le pouvoir de créer l'illusion d'une permanence de la conscience de soi. Et qui pourrait douter de cette réussite ? Le passionné crée ainsi son intense présence. Et, tout particulièrement, il peut croire qu'il aime une personne parce qu'elle possède des qualités, alors qu'en fait c'est parce qu'il aime le souvenir de ses propres qualités (ou rêve à celles qu'il voudrait posséder) qu'il lui attribue ces qualités. Ainsi pense-t-il parfois que l'autre lui était destiné !
Les conséquences deviennent nécessairement tragiques lorsque cessent les plaisirs du moment. Un risque d'échec crée ensuite la peur de l'échec, puis le souvenir de cette peur engendre la peur de la peur, une passion en nourrit une autre… Et, pour finir, la tempête des passions révèle l'évanescence et l'obsolescence de tous les souvenirs, y compris les plus idéalisés : "Un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent." (Hegel).
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Dans une perspective vraiment créatrice, le souvenir fait rayonner sa simplicité au cœur de chaque instant rêvé, par delà plaisirs et souffrances. Il est la discrète lumière d'une conscience fidèle à son passé, mais qui devient aussi librement porteuse d'avenir. Car, selon Bergson, la conscience rêveuse choisit : "Tu choisis avec une précision et une délicatesse extrêmes, parmi tes souvenirs, puisque tu écartes tout souvenir qui ne se moule pas sur ton état présent. " (1)
Alors qu'en fait nous ne mémorisons réellement qu'une rhapsodie de présents vécus aléatoirement, c'est le souvenir rêvé qui, uni à l'imagination, crée la valeur de chaque nouveau présent. Il modifie pour cela le passé de chaque homme en fonction de projets, ouvre ainsi les portes de l'avenir, et donne l'illusion d'une continuité à sa durée pourtant interrompue à chaque nouvel instant.
En tout cas, le souvenir ajoute parfois aux banales perceptions d'un moment une vague lueur blanche et pure (une sorte d'aura) qui transcende tous les faits de mémoire en créant un rayonnement qui n'est rien d'autre que celui de l'activité de l'imagination nourrie par des traces importantes du passé.
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Pour conclure, l'origine étymologique du mot souvenir (en latin sub mentem venire) indique son sens fondamental : un souvenir est bien ce qui revient à l'esprit, soit spontanément (inconsciemment), soit volontairement. Il est au mieux un acte intellectuel qui refuse la dissolution de la pensée intime, authentique, simple et mystérieuse de chacun.
1. Bergson, L'Énergie spirituelle, op.cit., Puf, p.100.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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