Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
15 Novembre 2011
Claude Stéphane PERRIN
Deux extraits de Philosophie et non-violence.
c) La Shoah et les horreurs de l'histoire des hommes
Lorsque je pense aux pires violences perpétrées par les hommes dans l'histoire, je n'ignore pas les horreurs du XVI° siècle, ou, plus tard, celles qui ont été peintes par Jacques Callot, mais ce sont surtout de nombreux documents de la Shoah qui répètent pour moi les traces de l'horreur absolue, de l'horreur de ce qui est absolument inhumain et séparé de toute forme d'espérance, de l'horreur de ce qui ne peut pas être véritablement regardé sans quelque perverse complaisance ou indifférence. Toutes les images de la Shoah sont en effet des fixations de la déchéance de l'humain (de notre possible humanité) dans la souffrance, dans l'horreur et dans l'amplification des moyens de la technique au service de la mort. L'indignation devant ces crimes, devant l'horreur qu'ils suscitent, a-t-elle cependant un sens ? Sans nul doute si cette indignation renvoie à des événements qui imposent encore aujourd'hui la plus douloureuse compassion pour les victimes de toutes les époques. Mais il ne faudrait pas en rester au seul niveau atroce des sentiments qui animalisent en enfermant chacun au plus près du malheur. La pitié ne met que sur la voie de la Morale ; elle ne l'inspire pas puisqu'elle en reste à une éthique de l'amour ou de l'amitié.
Le sens de l'indignité apparaît en fait clairement lorsque le surgissement du Mal nie toute humanité au sens où, selon Nietzsche, elle n'épargne pas la honte à quelqu'un (§ 274 du Gai Savoir). Le sentiment de honte (y compris pour les bourreaux) met sur la voie de la Morale, de l'idée qu'il faut un barrage contre l'abîme, y compris dans chaque événement historique ; sachant que l'abîme est le triomphe du paradigme le plus destructeur qui soit, c'est-à-dire le triomphe de l'Intolérable, de l'Impossible et de la plus fascinante des transgressions drapée dans la brutalité de ses forces….
Par ailleurs, des mots permettent de dire, et ce qui est dit n'est jamais l'expression complète de l'intention de rapporter ces mots à un sens, sachant que pour dire il faut penser, et que pour penser il faut souvent chercher à dire ce qui est insaisissable, ouvert sur l'infini. Mais, certaines situations extrêmes (pourtant situées au cœur de la culture de Kant et de Goethe) estompent le dire, le dit et le sens, notamment la plus éminemment barbare et récente par son horrible inhumanité systématique, celle de la Shoah.
En réalité, c'est à partir d'images photographiques qui témoignaient de la Shoah que je suis devenu le témoin passager de l'inoubliable, de ce qui ne devrait jamais être oublié, même si ce qui m'a été montré est trop fort, trop violent pour laisser une place au dire et pour me donner à penser. Cette monstruosité me foudroie encore aujourd'hui. Ces images créent la fascination de l'horreur, du mal et de la mort. Elles imposent donc aussi le silence. Auschwitz, cet absolu négatif, irréparable et imprescriptible (Jankélévitch) est en réalité doublement horrible : comme fait qui est pour moi le plus monstrueux de tous les faits, et comme abîme dans le contexte historique de la culture humaniste du monde occidental.
Cependant, face à l'horreur qui émane de toutes les représentations de la Shoah, que penser néanmoins ? À rien sans nul doute si la conscience ne parvient pas à échapper à la fascination de l'horreur. Ensuite, lorsque la pensée ne trouve pas les mots pour nommer ce qu'elle saisit, elle peut être mue par une autre exigence, celle de rapporter ce qui a été à ce qui n'aurait jamais dû avoir lieu. La pensée, non passive, alors nourrie par d'imprévisibles virtualités, va au-delà de ce qui a été. Elle peut alors se redresser et nommer ce qui est scandaleux, en se donnant les exigences de mieux dire et de mieux penser.
Chacun étant inséparable des valeurs qu'il crée et créé par ses propres valeurs, il faudra certes encore penser autrement que ce qui a été pensé… Car l'horreur ne saurait être anéantie par l'impensé, et, notamment, par l'oubli du fait historique de l'extermination systématique de millions d'existants ? Pourtant, l'inhumanité de ce fait historique, sans précédent par son ampleur froidement organisée, ne fait-elle pas reculer l'exigence de bien penser ? Si oui, il vaudrait mieux se taire, si non, il faut en fixer les conditions.
Lorsque la pensée et le dire sont vraiment fondés, c'est parce que tout fait historique, quel qu'il soit, n'apparaît pas sans les interprétations qui le constituent comme fait, y compris dans son développement. Or, dans le champ du devenir des événements se fixent des moments, des périodes, des époques, qui peuvent tous être rapportés à l'idée d'un sens possible. Ce sens, recherché dans les faits, les précède, car il implique un jugement de valeur porté sur d'autres jugements antérieurs, tous dépassés par le surgissement d'autres réalités. En conséquence, la Shoah n'est pas seulement une réalité historique du passé. Elle n'est pas un désastre au sens où, pour Blanchot, il n'y a plus aucun reliquat. Elle est au-delà de tous les désastres, une réalité jugée à partir des valeurs d'un présent à venir qui peut être aussi redoutable.
Mais ne pas parler de la Shoah, dire que nous ne pensons pas encore notre époque (Heidegger), ne serait-ce pas répéter la même faute ou bien la retenir dans son obscurité ? Il vaudrait mieux donc, d'abord et encore, interroger l'impensé des sentiments sans se laisser fasciner par cet impensé. Ensuite, au-delà du caractère monstrueux de la catastrophe subsisterait un décalage entre les exigences de bien penser et l'objet (à penser) qui se dérobe à la pensée. Car la Shoah désigne plus qu'une catastrophe impensée. Elle en contient deux : celle de l'effondrement de l'existence des victimes (extermination de millions de personnes) et celle de l'effondrement de l'humanité des bourreaux, ces derniers ne visant que le triomphe de leur force par la violence, l'impérialisme, la sacralisation de leur terre, de leur peuple, de leur propre sang.
Mais la première catastrophe, inexplicable (le sacrifice d'enfants, de femmes et d'hommes exclus par la haine ou par l'indifférence) permet d'expliquer la seconde. Car, du point de vue des victimes, le modèle du nazisme est fondé sur une terreur exemplaire : un ciel et une terre particuliers qui sont affirmés en parfaite harmonie, une totalité locale vivace et unifiée, ordonnée, présente à elle-même, refermée sur elle-même. Tout ce qui est étranger à la vitalité de ces corps particuliers, plus précisément tout ce qui nuit au corps global, organique et dynamique d'un peuple aux classes sociales régentées, d'une race privilégiée (comme si l'idée de race était pertinente pour des vivants du même genre), est rejeté…
Pour celui qui pose la fiction d'un monde parfait, le mal est toujours au dehors, il vient du dehors. À l'opposé, pour la pensée qui n'est pas séparée de la pensée des victimes (comme ce fut le cas pour Platon concernant Socrate), pour la pensée philosophique (et humaine lorsqu'elle est pensée et même conceptualisée à partir d'un dedans et d'un dehors inséparables, de soi vers l'autre), un chemin est possible. Il s'écarte de la pensée du dedans qui exclut le dehors (ou inversement), il s'écarte de la pensée non-philosophique qui déploie un ensemble incohérent de ruses et d'opinions particulières destinées à dominer l'autre, à l'exploiter ou à le supprimer. Il s'écarte de la pensée de l'efficacité, du pragmatisme, de tout ce qui existe pour simplement avoir ou pour être d'une manière extraordinaire. Il s'écarte de ce qui conduit à désirer être pour soi et à se déterminer comme peuple, comme race, dans des opinions collectives et des idéologies qui triomphent parfois, certes provisoirement, mais en engendrant les pires violences nourries par la folie totalitaire qui est contenue dans l'expression : "Tout est possible" (Hannah Arendt).
La pensée dégradée de l'opinion, qui n'est pas une véritable pensée lorsqu'elle ne doute pas d'elle-même, lorsqu'elle n'est pas tamisée et contrôlée par un vécu singulier, accompagne en effet des fantasmes d'appropriation, les enracine dans des terres familières, les transforme en nouvelles idoles où dominent d'autres idoles : celle d'un Chef suprême par exemple… Voilà pourquoi, sans doute, la Shoah a été possible et, hélas, peut encore être possible, à notre époque même où triomphe encore la pensée unique et serve (c'est-à-dire l'absence de pensée véritable) d'hommes politiques manipulateurs et de consommateurs tout dévoués à leurs menus plaisirs futiles masquant leur peur du lendemain, cette peur qui est leur seule profondeur.
Or, une pensée philosophique, qui se rapporte à la fois au dedans et au dehors du réel (en refusant la fascination et la sacralisation de la violence), représente précisément ce que le nazisme a tenté de supprimer. Elle rend, en tout cas pour elle, la répétition de la barbarie impossible. Comme dans la pensée juive qui a fondé la Loi et ses commandements, et pas seulement par un travail de mémoire (zékher), l'idolâtrie est exclue par chaque pensée qui vise la paix en clarifiant et en aimant les différences sans ancrer son devenir dans l'interprétation de quelques violences ontologiques, sociales ou politiques. Chacun ne doit-il pas alors répondre du monde, des autres et de soi-même, par rapport à ce qui est indispensable, afin d'aimer les différences variables du plus grand nombre de possibilités momentanément apaisées ?
d) Auschwitz et la mort de l'homme
L'homme n’est pas mort à Auschwitz. S'il devait mourir, il serait mort bien avant et sous un autre ciel. Il était d'ailleurs déjà mort pour ceux qui avaient trahi la philosophie des Lumières, pour la culture qui avait d'abord reconnu le progrès seulement matériel comme modèle, mais qui n’y croyait plus. Au reste, à part quelques exceptions remarquables, nul adepte de la réussite matérielle ne voulait plus croire à la valeur intrinsèque de l'homme ; chacun voulait dominer, prouver sa propre puissance, faire triompher son idéologie.
Dieu n’est pas davantage mort à Auschwitz. Lorsque Nietzsche affirme, par la parole de Zarathoustra, cette mort de Dieu, il la lie à l'abîme du nihilisme. Il précise qu’il ne s’agit que de la mort du Dieu moral, que du Dieu de Kant ou de la Loi transmise à Moïse et contenue dans l'interdit majeur : Tu ne tueras point. Désormais, dans un monde sans Dieu, l'innocence de chacun est possible et non l'envie brutale de réussir contre les autres, de tuer, et de croire que c'est naturel. Le maître qui décidait de la culpabilité a disparu à leurs yeux ainsi que l'idée de l'homme universel qui en découlait. Mais cette brutalité n'est pas légitime. Pour Nietzsche, par exemple, Dionysos est inséparable d'Apollon dans le devenir mortel et immortel de l’immanence cyclique, de l’innocence de l’éternel devenir. Et la guerre ne vaut pas la paix, ou réciproquement. Elles ne sauraient s’équilibrer : "L'enjeu des luttes, grandes et petites, y reste la prépondérance, l'accroissement, l'extension, la puissance, conformément à cette volonté de puissance qui est précisément le vouloir vivre." (Le Gai savoir, § 349).
Les criminels politiques ont donc trahi la terre allemande en foudroyant le ciel grec, la lumière de l'universel, ainsi que le mont du Sinaï, la montagne ardente qui indiquait une cime, celle de l’amour entre Dieu et chacun…Et pourtant le Dieu de l'irrationnel, de la religion du Livre, n’est pas mort à Auschwitz, ni la raison des philosophes ! Il l'était déjà pour Auguste Comte. Ce qui est mort dans les camps d’extermination nazis, c’est l’humanité des bourreaux, incapables de dompter leurs forces et de reconnaître en même temps leurs faiblesses. Ce qui est mort, c’est le projet d'être le moins violent possible (ni maître ni esclave), pas celui qui prétendrait remplacer la sagesse par la folie. C’est Kafka qui est mort une seconde fois, pas Nietzsche qui veut éternellement mourir… pour renaître, comme Dionysos. Kafka est d'ailleurs un autre personnage conceptuel possible d'un retrait vers la non-violence implicite du neutre qui précède tout libre engagement : ni père ni fils, ni croyant ni athée… et interrogeant les paradigmes symboliques du Château ou de l'Amérique.
Cette mort de l'humain devait rendre les bourreaux surhumains, parce que sans aucune faiblesse et sans pitié. Mais c'était impossible. Cet échec devrait conduire au refus de la mort de la part sensible de l'humanité et faire naître de une compassion éclairée par l'amour des victimes, une compassion qui inspire par exemple, pour Marcel Conche, une éthique (des sentiments) ouverte sur la Morale : "Ne rêvons pas : c'est la pitié, la compassion, qui suscite tant de gestes d'entr'aide, de solidarité (…) La pitié est le sentiment universel : celui que l'on a pour le malheureux, fût-il l'ennemi" (25).
Mais le style barbare des bourreaux ignorait la pitié. Il était celui de leurs folies inséparables de leurs ruses et de leurs méchancetés. Leur style barbare mêlait confusément une cruauté instinctive à des actes seulement sensibles à la gloire et insensibles à la honte. Nietzsche n’en est pas responsable, il n’a jamais séparé le clair et l'obscur. Son style se voulait seulement comparable à celui "d’un ange glacial qui perce tout le fatras. Sans être méchant mais aussi sans aménité" (26).
Ce qui est mort enfin à Auschwitz, c’est autant l’humanité des bourreaux que celle de victimes méprisées, parce que sans territoire abrité et sans idole terrestre, donc plus proches de la vérité inaccessible du réel : toujours à l'horizon. Il faut donc craindre les premiers et aimer ceux qui ont vécu courageusement, de manière exemplaire, dans leur chair et dans leur esprit une épreuve politique tyrannique, loin de la non-violence pour laquelle il n'y a ni maître, ni esclave.
Dès lors, à l'heure des guerres multiples, à l'heure du terrorisme international, à l'heure du réveil des peuples arabes, à l'heure des massacres de la population en Syrie, nul ne doit oublier Auschwitz ! Mais il faut aussi instaurer, par un vouloir vigilant, ce qui pourra empêcher soit le triomphe des violents d’aujourd’hui et de demain, soit un lent et redoutable processus historique de l'indifférence et de la futilité : rire de tout et refuser de pleurer les morts, d'aider les malades... Car comment ne pas être, aujourd'hui, les complices de toutes les abominations perpétrées au nom de la libération des peuples ? Comment ne pas s'indigner avant de donner un sens (une orientation) à ce sentiment, notamment en le prolongeant par un engagement clair pour la Morale, cette dernière étant l'ultime barrage contre l'abîme, contre tout ce qui empêche la reconnaissance de la dignité de chacun, aussi bien dans sa pensée que dans son corps ?
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25. Conche (Marcel), Analyse de l'amour et d'autres sujets, PUF, p.102.
26. Nietzsche (Friedrich), § 164 du Livre du Philosophe.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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