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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'amitié chez Aristote

   Positif et intellectualisé, l'amour est une tension épanouie entre deux êtres. Mais chacun est-il véritablement l'Autre de l'Autre ? Si c'est le cas, cette tension constitue une totalité qui peut se renouveler d'une manière originale et agréable. Dans le cas contraire, chacun veut être un en risquant d'être raisonnable de manière plutôt impersonnelle que solidaire. C'est, par exemple ce qui fonde l'amour de la sagesse chez Spinoza lorsqu'il évoque un amour intellectuel où joie, bonheur ou béatitude surgissent de l'idée d'une plénitude réalisée, notamment en une "joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure" (avec l'effort de la conserver) qui oriente vers la sagesse.

   Ordinairement, l'amour est une tendance d'attachement et d'union produite par la rencontre d'objets agréables. Comme tout sentiment, il est cependant un mélange confus de sensations, d'émotions et de représentations intellectuelles (images, notions, idées). Lorsque les sensations prévalent, l'amour se tourne vers un objet susceptible de procurer uniquement un plaisir physique. Cet amour relève d'une envie, d'un désir, d'une attirance, d'une tension ou d'un besoin... C'est le Quaerebam quod amarem, amans amare de saint Augustin traduit ainsi par Arnauld d'Andilly : "je cherchai un objet que je pusse aimer." Ensuite, lorsque l'amour (de soi-même) fait prévaloir ses propres émotions, la crainte, une certaine peur se mêlent au plaisir qui paraît alors très tendu... À l'opposé, chez Rousseau l'amour préréflexif et naturel de soi conserve l'individu et autrui parce qu'il est contenu par la pitié. Puis, socialisé, il dégénère dans l'amour-propre, c'est-à-dire dans l'amour exclusif de sa propre considération. Cette manière d'aimer relève alors d'un sentiment égoïste né du désir de posséder un être conforme à une image née, dans la passion, de sa propre imagination.

   En revanche, lorsque l'Amour est une valeur, il dépasse ce qui peut être produit par les cadres de l'intelligence et de la sensibilité. Il relève d'un sentiment et d'un jugement altruiste (générosité, sympathie) dont chacun peut avoir l'intuition. Et cette intuition de l'Amour comme valeur fondatrice se fait entendre dans les quelques murmures de l'expérience humaine la plus remarquable, celle de l'amitié… Purifiée, cette dernière dépasse alors les bases sensibles qui l'ont fondée en réalisant l'intention d'un accord réciproque, libre, juste, respectueux et bienveillant entre deux ou plusieurs personnes : "Chacun se donne si entier à son ami qu'il ne lui reste rien à départir ailleurs (…) Nous étions à moitié de tout, il me semble que je lui dérobe sa part." (Montaigne, Essais, I,28) Dans ce cas, l'homme échappe à l'immédiateté de l'ensemble confus de ses sentiments, notamment en maîtrisant les  sensations et les émotions qui en constituent les bases sensibles.

   Pour répondre à la légitime exigence d'une éthique de l'amitié, il faudrait ensuite concevoir quelles sont les vertus impliquées par cette exigence, sachant que, comme l'amour qui requiert d'abord une certaine probité, l'amitié est nécessairement inspirée d'abord par la vertu de la véridicité. La prime vertu fondatrice de l'amitié consiste en effet à dire le vrai sur soi-même sans prétendre dire toutes ses vérités dans la mesure où chaque vérité, du reste toujours changeante, pourrait être nocive pour l'autre. Cela implique alors que l'ami soit lui-même véridique et que cette commune véridicité soit constante, tout sachant que la vertu de la constance devra être soumise à la vertu morale de la tempérance, notamment parce que le face à face entre deux amis sera ensuite doublement modifié par le fait qu'il est d'abord asymétrique (l'un est plus vérace que l'autre), ensuite qu'il est ouvert sur d'autres amitiés possibles...    

   Dans cette perspective, comme pour Aristote, la prime vertu fondatrice de l'amitié consiste à dire la vérité, et la rupture d'Aristote avec Platon le confirmera : "Si amitié et vérité nous sont chères l'une et l'autre, c’est à la vérité qu’il convient de donner la préférence." [1] Sans doute ! Mais, n'oublions pas que le concept de vérité varie selon les métaphysiques de chacun. En effet, Platon rapporte l'amour à des désirs qui s'ouvrent sur l'infini, alors qu'Aristote se réfère au concept de raison qui crée l'ordre parfait de l'univers en instaurant différents niveaux entre le divin (l'acte pur de l'immuable, de ce suprême désirable divin situé à la limite extrême du Tout, qui ne désire rien, mais qui agit jusqu’au cœur de la vie animale en bordant cet univers fini) et le cosmos qui est mû par des amours plus ou moins raisonnables en lui. Quoi qu'il en soit pour l'un ou pour l'autre de ces deux philosophes, l'amitié est seconde et implique pourtant d'être véridique, mais, pour Aristote, cette véridicité passe par les différents niveaux du raisonnable, c'est-à-dire renvoie surtout à "l'intérêt de la partie pensante de son être, qui, semble-t-il, constitue chacun de nous." [2]

   Par ailleurs, pour Aristote, comme pour de nombreux Grecs, le mot philia (au sens d'amitié) avait une signification très large, donc peu simple. Dès lors, traduire philia par amitié, c’est en ignorer de multiples autres interprétations actives et passives. Car ce sentiment altruiste d’affection, de bienfaisance, de sociabilité, de philanthropie, de bienveillance (qu’il soit spontané, libre, réfléchi ou contraint) peut être aussi mutuel, réciproque. Quoi qu'il en soit, cette grande extension du mot provient du lien qu'instaurait Aristote entre les dispositions à acquérir des amis (les manières d'être qui sont ensuite renforcées par l’habitude), et une nécessité naturelle, donc innée, de l’amitié qui la rend absolument indispensable au bonheur de vivre : "Il y a en nous un je ne sais quoi qui sent que nous déployons notre force ; aussi pouvons-nous sentir que nous sentons, et de même que nous pensons ; or du fait même que nous sentons ou pensons, nous existons – car, nous l'avons dit, exister c'est sentir ou penser. Enfin sentir qu'on vit est agréable par soi-même – la vie étant un bien par nature et s'apercevoir du bien qui existe en nous étant un plaisir." [3]

   Il y a en fait différents niveaux dans l'amitié qui s'entrelacent chez Aristote. Examinons cette dispersion. Au plus bas, les mouvements des êtres inanimés sont dirigés par leur poids vers leurs lieux naturels. Ensuite, les plantes accomplissent leurs cycles nécessaires. Puis les animaux, capables de prudence, s’adaptent à court terme au concret qui leur est utile ; ces derniers étant mus par des désirs, donc capables de tendresse et d’affection, bien qu'il n'y ait pas de réciprocité entre les animaux d’une même espèce. L’affection est ainsi un sentiment naturel et nécessaire aussi bien pour les hommes que pour les animaux : nous louons pour cela ceux qui sont bons pour les autres – le père pour sa progéniture et la progéniture pour le père, comme chez les oiseaux et pour la plupart des animaux entre les individus d’une même race. Aristote s'appuie en fait sur de multiples exemples pour distinguer dans l'amitié soit des ressemblances (le doux avec le doux selon Empédocle), soit des tensions entre des semblables selon Hésiode (« Le potier en veut au potier »), soit des affinités à partir des contraires selon Euripide: «La terre desséchée est éprise de pluie.» De multiples questions surgissent alors :  l’amitié est-elle commune à tous les hommes, est-il possible que des méchants soient amis avec d'autres méchants, y a-t-il une seule espèce d’amitié qui admettrait le plus et le moins, ou plusieurs différences de degrés en elle ?

  Sans doute, car à un niveau supérieur, la cime parfaite [4] de l'amitié est définie comme vertueuse. Cela signifie que la ferme action stable de ce sentiment est inséparable d'un bien (καλόν). En tout cas, noble, honnête et honorable, l'homme vertueux (comme la vertu elle-même) est pour Aristote "la mesure de toutes choses. Il vit d'accord avec lui-même et souhaite toujours les mêmes choses – cela de toute son âme." [5] L’amitié purement vertueuse, qui réalise aussi bien l'excellence du corps que la partie rationnelle de l'âme, est ainsi, en quelque sorte la cime de l'amitié. Et, à ce niveau seul, l’amour de soi pourra devenir l’équivalent de l’amour de l’autre, à condition que l’autre soit comme soi-même, un autre soi-même (en vertu) séparé de soi, donc surtout un homme de bien. Cela signifie que seuls les hommes vertueux (ou n'allant pas sans vertu) sont amis au sens propre et, comme pour la vertu, qu'ils le sont soit par disposition, c'est-à-dire par état (même lorsqu'ils sont endormis ou séparés peu longtemps), soit par activité (partageant la même existence vertueuse, c’est-à-dire des valeurs nobles). Les vertueux sont alors capables de dépasser l’émotion de leurs attachements par une disposition acquise qui leur permet d'aimer ce qui est bon pour les deux, chacun devenant ainsi un bien pour l’autre. Durable, stable, désintéressée et efficace dans son action mutuelle, l’amitié des hommes de bien est ainsi vraiment de l'amitié, et cette amitié purement vertueuse est première, [6] même si elle est rare et plus ou moins vertueuse, car les hommes qui en sont capables sont peu nombreux eu égard à leurs diverses manières d'être raisonnables, d'avoir pris l'habitude de l'être en actualisant leurs vertus, voire en voulant le bien de leur ami, non pour eux-mêmes, mais pour lui, et tout en "accordant à ceux qui leur sont supérieurs une compensation proportionnée." [7] Et, lorsque cette vertu est mutuellement affirmée, elle est "celle des bons", [8] celle des gens de bien qui accomplissent des actes justes et modérés, [9] voire celle "de ceux qui se ressemblent par la vertu", [10] c'est-à-dire de ceux qui savent ce qu'ils font, qui choisissent d'agir librement après réflexion, et qui sont "dans une disposition d'esprit ferme et inébranlable." [11]

   D'une manière très globale, l’amitié vertueuse est pourtant complexe. Du point de vue de sa nature (quiddité), elle est une médiété [12] qui vise le moyen,[13] la modération, un juste milieu entre les excès et les défauts, comme c'était le cas pour la véracité, mais d'un point de vue éthique, c'est un sommet dans l'ordre de la perfection qui exprime ce qui est réellement bon pour l'homme, c'est-à-dire l'activité parfaite de son âme en accord avec la raison selon la vertu qui lui est propre, voire la meilleure et la plus accomplie. Dans ces conditions, les amis sont bons absolument en eux-mêmes par leurs actions lorsque ces dernières expriment leur caractère propre, mais cet état, difficile à acquérir et à conserver de manière constante, ne pourra pas être dépassé, [14] et, très souvent, ce qui est visé pour soi et pour autrui est seulement ce qui lui semble bien et non le bien (καλόν). De plus, parfois, l'amitié s'accompa­gne seulement de quelques vertus ; ce qui a conduit Aristote à nuancer en ajoutant : "Tout au moins, l’amitié s’accompagne de vertu". Peut-être est-ce parce qu'une amitié seulement vertueuse exige trop de l'homme et parce que l’action constante de la raison doit ensuite être renforcée par de bonnes habitudes. En tout cas, l'amitié est "une certaine vertu ou ne va pas sans vertu" [15] et les actes vertueux qui la constituent devront ensuite se développer et s'améliorer. [16] Comment ?

   C'est alors qu'interviennent les différences entre le bien qui inspire la vertu et les biens apparents qui sont aimés sans vertu, c'est-à-dire uniquement par un plaisir immodéré, voire pervers, qui engendre un jugement impartial [17] et séparé du bien, car ce plaisir n'est pas inhérent à "des actions conformes à la vertu". [18] Pour comprendre cette distinction, il faut savoir que, pour Aristote, [19] les variations de degrés à l’intérieur d’un genre sont insuffisantes pour créer une différence spécifique. Mais, concernant l’amitié qui n’est pas un genre (comme ce sera le cas pour l’âme humaine ou pour les diverses couleurs constitutives de l’unité couleur), le plus peut constituer une espèce et le moins une autre. Il y a donc (selon les degrés) trois niveaux dans l’amitié : soit une espèce fondée sur le bon (notamment sur le fait d'exister en conservant la vigueur de sa pensée intime), soit une autre sorte fondée sur l’agréable ou le plaisir, et soit une dernière espèce fondée sur l’utile.[20] Mais quel rapport y a-t-il alors entre ces trois sortes d’amitié ? En réalité, seul l’homme de bien associe le bien réel et le bien apparent, pendant que l’homme de l'agréable ou de l'utile préfère le bien apparent : "L’aimable est l’aimable apparent". Cela signifie que chaque homme souhaite à son ami le bien qui lui correspond : soit la vertu, soit le plaisir, soit l'utile. Or rien n'est stable pour ce qui relève du bien apparent : l’utilité n’est pas durable, elle varie suivant les époques, et ceux qui s’aiment pour ce qu’ils trouvent d’agréable, comme les jeunes gens entre eux, vivent uniquement sous l’empire de la passion et dans le seul plaisir du moment ; l’émotion amoureuse a ainsi pour source un plaisir éphémère, et "en avançant en âge, les choses qui leur plaisent ne demeurent pas les mêmes." Certes, l’amitié qui repose uniquement sur le plaisir ressemble à la véritable amitié lorsque les mêmes satisfactions, les mêmes joies et les mêmes choses sont partagées. C’est d'ailleurs le cas entre les jeunes gens qui sont constamment généreux après avoir eu l’habitude d’être plaisants, agréables. En revanche, chez les personnes moroses ou âgées (à l’inverse des jeunes gens qui éprouvent des sentiments de joie), l’amitié est moins fréquente, car ces personnes se plaisent médiocrement aux fréquentations et ressentent plutôt leurs propres faiblesses. Mais la vie en commun peut aussi les pousser à se secourir en supprimant leur solitude, à condition qu’il y ait vraiment agrément et communauté de goûts. En revanche, l’amitié seulement utile demeure celle des âmes mercantiles.

   La plus grande extension de l’amitié règne ainsi dans le monde naturel (grâce à l'action divine du suprême désirable), mais, du point de vue de l'éthique qui concerne les humains, l'entrelacement des vertus avec les intérêts et avec les plaisirs n'empêche pas l'amitié vertueuse de parvenir à dominer l'amitié utile et l'amitié plaisante, notamment lorsqu'elle vise le bien qui, "pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu", [21] cette dernière étant l'excellence propre de l'homme en activité "dans une vie accomplie jusqu'à son terme." Certes, l’homme vertueux ne saurait ignorer par ailleurs ses propres intérêts, sa condition vitale et plaisante. Il sait que ce qui est bon peut être aussi agréable, et qu'il peut être également agréable à son ami, mais il demeure d'abord modéré en s'abstenant de certains plaisirs. [22] En tout cas, les différents niveaux de l'amitié sont justifiés par le fait d'une disproportion entre les sentiments humains, car, hors de l'inébranlable amitié vertueuse qui proportionne les sentiments en fonction des mérites qu'ils rendent possibles, chacun donne plus ou moins à l'autre qu'il ne retire en utilité ou en plaisir. Dans ce cas, "l'amitié consiste plutôt à aimer qu’à être aimé" [23] et "il faut que le meilleur soit aimé plus qu’il n’aime." [24] En conséquence, chaque homme devrait souhaiter à son ami le bien qui lui correspond : soit le plus vertueux, soit le plus utile, soit le plus plaisant, voire un moindre mal.[25]

   Pour le dire autrement, durable et efficace dans le partage des avantages, l’amitié des hommes de bien (vertueux) est secondairement agréable et utile. En revanche, les deux formes inférieures de l’amitié n’atteignent leur maximum de durée qu’en partageant les mêmes avantages et plaisirs, c’est-à-dire en tenant compte des petits soins reçus… Certes, l’amour pourra prendre ensuite le relais en rendant cher le caractère de l’autre, parce qu'il est semblable au sien. Mais, en ce qui concerne l’amitié utile, elle disparaît avec la fin du profit qui avait rapproché. De plus, ces formes inférieures de l’amitié recouvrent toutes sortes d’hommes, des vicieux ensemble, un vicieux et un homme de bien, un homme ni bon ni mauvais avec n’importe quel autre (bon, mauvais, ou ni bon ni mauvais). Par ailleurs, Aristote refuse d'ailleurs de rassembler ces deux formes inférieures de l’amitié, car le lien plaisir-profit (intérêt-tendresse) est peu fréquent, voire accidentel, bien qu’on le trouve parfois entre les gens vertueux. En tout cas, ceux qui sont uniquement amis par plaisir ou par intérêt sont semblables et pervers.

   En revanche, pour les gens vertueux, ce qui est bon ou plaisant l’est pour un autre en fonction de deux raisons : l'homme vertueux dépasse l’émotion de l’attachement (qui pourrait également concerner des êtres inanimés) par une disposition (un état) qui lui permet de créer le choix délibéré du meilleur. Dans l’amitié vertueuse, en effet, le sentiment ne relève pas d’une émotion, mais d’une disposition qui le rend capable d'aimer ce qui est bon pour les deux, chacun devenant un bien pour l’autre, rendant exactement à l’autre ce qu’il en reçoit, en souhait et en plaisir, et sachant qu'aimer la vertu implique seulement de la préférer à tout plaisir et à tout attachement utile (intéressé). En tout cas, l'épreuve de l'amitié vertueuse est à la fois légèrement plaisante, puisqu'elle affine ses bases sensibles en les intellectualisant, et ferme, puisqu'elle actualise la force inhérente aux sentiments humains !

   Dans ces conditions, l’homme vertueux doit-il ignorer ses intérêts communs avec autrui ? La réponse d'Aristote est claire : "La parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu". Ils sont donc bons pour eux-mêmes (essentiellement). Et chacun se comporte envers l’autre en raison de sa propre nature. L’amitié persiste alors aussi longtemps qu’ils sont bons, car la vertu est une activité stable et permanente. Néanmoins, ils sont bons à la fois absolument et relativement puisqu'ils sont aussi utiles et agréables l’un pour l’autre, puisque leurs actions expriment leur caractère propre, et puisqu’ils sont de même nature. Cette amitié est en effet stable, car "ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument ". Cependant,  cette amitié est rare puisque les hommes qui en sont capables sont peu nombreux, peut-être parce qu’il faut du temps et des habitudes communes pour se connaître, consommer ensemble, se montrer digne. La prompte volonté de l’amitié ne suffit donc pas.

   En conséquence, dans les conditions de l'amitié vertueuse, l’amour de soi pourra devenir l’équivalent de l’amour de l’autre, à condition que l’autre soit comme moi-même, un autre moi-même (en vertu), séparé de moi, mais un peu semblable en vertu, donc surtout un homme de bien qui persiste vigoureusement et intelligemment dans sa bonté. Car l'homme de bien aime "la partie la plus haute de lui-même et lui obéit en toutes circonstances." [26] Il s'y complait donc égoïstement en se maîtrisant, en s'accordant avec sa raison. Il échappe ainsi à la passion. Cependant, l'entrelacement des vertus avec les intérêts (notamment dans le partage des avantages) et avec les plaisirs conduit néanmoins chaque forme d'altruisme à se confondre un peu avec de l’égoïsme. Pour cela Jean Brun a créé l’expression ego-altruiste, car il semble que, pour Aristote, l’antithèse entre l’égoïsme et l’altruisme ne soit pas fondée. En tout cas, ceux qui sont uniquement amis par plaisir ou par intérêt sont amis par accident ou par analogie. 

   Cependant, un concept est sous-jacent à ce développement, celui de la réciprocité : "Rien ne caractérise mieux l'amitié que la vie en intimité réciproque." [27] Certes, mais il faut alors distinguer ce qui est en droit, c'est-à-dire de l'ordre de l'égalité recherchée par les amis ,[28] notamment en créant les conditions pour se faire du bien réciproquement, [29] et l'inégalité de fait entre eux, puisqu'il y a plusieurs différents degrés connaissables dans l'amitié. Néanmoins, une parfaite réciprocité de fait étant illusoire, le stagirite propose la perspective la plus noble possible, celle qui consiste à atteindre le bonheur par-delà celui, moins durable, qu’apportent les amitiés utiles ou plaisantes. Le face à face entre deux amis sera donc toujours asymétrique et déséquilibré, hormis dans ses intentions bienveillantes : "Ce n'est que si la bienveillance est réciproque qu'elle est amitié (…). Il faut donc qu'il y ait une bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l'autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés." [30] Certes, il ne suffit pas de bien vouloir, il faut surtout bien faire. Mais, dans l'amitié, le sentiment inné de l'aimable est certes toujours précédé par la vertu spontanée et superficielle de la bienveillance, [31] cette dernière inspire de bien agir, de choisir le meilleur et la plus grande partie de l'honnête pour sa propre pensée, puis de "rendre service aux autres", [32] certes dans la mesure du possible : "Il en fait autant pour son ami ou à peu de chose près." [33]  Par ailleurs, de droit, il faut une "égalité entre amis" [34] (proposition sans doute pythagoricienne), puis chaque inégalité de fait à l'intérieur de leur "communauté" [35] devra être compensée par de nouvelles proportions susceptibles de créer un nouvel équilibre, certes très relatif, mais pourtant nécessaire. Cette bienveillante amitié se veut ainsi mutuelle, et elle peut l’être en partie en fonction de la présence constante, active et volontaire de l’autre, puisque l’acte vertueux socialise et dépasse toutes les singularités, notamment en les épanouissant et en réalisant ainsi une partie non négligeable de la félicité humaine. En tout cas, chaque différence aura peu de valeurs pour l’homme de bien s’il veut surtout et d’abord s’immortaliser en tant qu’animal divin, toujours bon pour lui-même et pour l'autre, par exemple en instaurant le principe d'égalité qui empêchera toute relation de domination entre eux, et, au mieux, la concorde nécessaire à l'amitié politique : "La concorde parait donc être une amitié politique (…) dans le domaine des intérêts communs et de la vie en société." [36]  

 


[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096a 15. Tricot, Vrin, 1972.

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 4, 3.

[3] Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1169 b, 30. Tricot, Vrin, 1972.

[4] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 4, 1156 b6. Tricot, Vrin, 1972.

[5] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 4, 2-3.

[6] Aristote, Éthique à Eudème, VII, 2, 1237 a10. Tricot, Vrin, 1972.

[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, VIII, 13, 1.

[8] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, VIII, 3, 6.

[9] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 3, 1105 b 4. Tricot, Vrin, 1972.

[10] Aristote, Éthique à Nicomaque, Ibidem.

[11] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 3, 1105 a 35. Tricot, Vrin, 1972.

[12] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 5, 1106 b 27. Tricot, Vrin, 1972.

[13] "Comme font ceux qui redressent le bois tordu." Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 b 8. Tricot, Vrin, 1972.

[14] Aristote, Métaphysique, Δ 16,1021 b 15.

[15] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 3. Tricot, Vrin, 1972.

[16] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 12, 3.

[17] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 3, 1109 b 9. Tricot, Vrin, 1972.

[18] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 9, 1099 a 21. Tricot, Vrin, 1972.

[19] Aristote, Les Politiques, I, 13,1259 b 36.

[20] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 2, 1155 b 17-20. Tricot, Vrin, 1972.

[21] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 11098 a 17. Tricot, Vrin, 1972.

[22] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 2, 1104 a 32. Tricot, Vrin, 1972.

[23] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 9, 1159 a 27, 1158 b23, 1157 b36. Tricot, Vrin, 1972.

[24] Aristote, Ibidem.

[25] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 a 36. Tricot, Vrin, 1972.

[26] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 8, 6.

[27] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, VIII, 5, 3.

[28] "Car amitié, ainsi qu'on le dit, c'est égalité." (Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 5, 1157 b36. Tricot, Vrin, 1972).

[29] "Les amis se traitent l'un l'autre de la même manière ; ce qu'ils désirent les uns pour les autres est identique." (Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, VIII, 6, 6).

[30] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 2, 1155 b 33. Tricot, Vrin, 1972.

[31] "La bienveillance, tout en présentant des analogies avec l'amitié, s'en distingue néanmoins. La première peut s'adresser même à des inconnus et demeurer cachée, au contraire de l'amitié. (…) Elle n'est pas non plus l'affection, car elle n'implique ni effort, ni élan, tous caractères qui accompagnent l'affection." (Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 5, 1).

[32] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 8, 7.

[33] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 9, 10.

[34] Aristote, Éthique à Nicomaque, 1157 b 36. Tricot, Vrin, 1972.

[35] Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 12, 1171 b 36. Tricot, Vrin, 1972.

[36] Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, 1965, IX, 6,2. Tricot, Vrin, 1972.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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S
Je cherchais la notion de l'amitié et de la réciprocité (et, par extension, le fait d'attendre quelque chose ou non des autres) en philosophie, j'étais tombée sur des extraits d'Ethique à Nicomaque d'Aristote, et maintenant sur votre commentaire du texte. Merci beaucoup! :)
Répondre
C
De rien.