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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La non-hiérarchie du simple

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Claude Stéphane PERRIN

 

 La non-hiérarchie du simple

 

 

       La réalité qui est donnée à chacun pour organiser son existence lui paraît d'abord complexe, démesurée, impersonnelle, parfois monstrueuse. Et pourtant l'esprit du simple l'anime dès lors que cette réalité est véritablement pensée dans le projet d'une ouverture sur la simplicité de l'infini. Pour cela, il est nécessaire de chercher d'abord en soi-même la réalité du simple, même si cette dernière ne donne à penser ni clairement ni distinctement ses fondements. Car le simple est bien mystérieusement présent chaque fois que je parviens à rendre cohérents de multiples états différents, sachant que, dans ce cas, je ne dois en aucune sorte chercher à hiérarchiser les diverses perspectives qui visent le simple. C'est en effet le propre du simple d'être non mesurable, comme un point de fuite ouvert sur l'infini, donc non réductible à la finitude d'un objet matériel. L'esprit de simplicité ne saurait donc se laisser séduire par des objets qui, comme des atomes, seraient les plus simples possibles. 

   Pourtant, la pensée du simple n'est pas toujours rapportée à la qualité incomparable de celui qui la vise ou qui la réalise. Elle est aussi, par Hei­degger notamment, interprétée sous l'angle d'une hiérarchie entre des grandeurs. Le simple devient alors mesurable comme un objet à partir de ce qui le nie, c'est-à-dire à partir de la complexité qu'il pourrait écarter. Pourquoi ce renversement qui fait prévaloir la complexité mesurable des grandeurs naturelles sur l'esprit qui vise le cœur supposé simple du réel ? Pourquoi préconiser un jugement quantitatif sur la qualité du simple ?

   Pour commencer, le point de vue comparatif de Heidegger est possible parce qu'il ne rapporte pas la pensée du simple à l'Esprit qui serait vraiment capable de créer du simple. Et il n'y a plus, en effet de simplicité, lorsque le soupçon de l'obscur et de l'impensé prévaut sur la libre création de sa propre pensée. Dès lors, l'impensé, et non la mesure raisonnable du réel, devient pour Heidegger "le don le plus haut que puisse faire une pensée" (1).

   De quel impensé s'agit-il alors et pourquoi lui attribuer une éventuelle hauteur ? Cela est absurde s'il s'agit d'une pensée originelle, c'est-à-dire qui s'origine elle-même, qui s'oriente elle-même en fonction de sa propre mesure, du reste indifférente à ses effets puisqu'elle est originelle. De plus, une hauteur étant toujours relative à une autre, cette source originelle serait pensée quantitativement et non qualitativement, par l'efficacité de sa force matérielle (donc mesurable), et non à partir de sa propre vertu. En réalité, pour Heidegger, il n'y a que des rapports de force entre les philosophes, leurs pensées restant mesurables, donc comparables : "Si nous voulons aller à la rencontre de la pensée d'un penseur, nous devons agrandir encore ce qu'il y a de grand en elle. Alors nous parvenons dans l'Impensé de sa pensée".

   En revanche, dans une perspective non matérialiste, une authentique pensée originelle se donne sa propre et unique mesure, simple, indivisible et incomparable avec d'autres mesures, notamment parce qu'elle se veut d'abord singulière. Et seule une qualité impersonnelle pourrait être comparable, voire mesurable à partir de ce qui lui manque en propre. Dès lors, il n'y a pas de plus haut don possible pour une pensée originelle, mais un simple don originel, celui du réel dans son ensemble, celui de l'universel, qui ne saurait être nourri indéfiniment par quelques conflits entre les philosophes.

   Mon point de vue sur l'intuition originelle propre à chaque pensée est donc étranger à toute forme de grandeur. Le don le plus haut d'une pensée est inséparable d'un amour simple de la vie qui ignore sa hauteur. Il est inscrit dans sa fidélité à un amour simple, raisonnable et humain, même si cette fidélité implique parfois quelques tensions entre le clair et l'obscur. Car chaque tension fait positivement prendre conscience des li­mites externes d'une singula­rité (de ses mouvantes possibilités et non de sa grandeur ou peti­tesse), notamment pour évaluer les obstacles qu'elle rencontre dans le monde… Par conséquent, l'im­pensé relève surtout de la pro­fondeur obscure des forces vitales de la Nature qui pourtant fournissent également des néces­sités fructueuses ainsi que de formidables nouveautés aléatoires.

   Dans ce champ plutôt paisible, chaque acte créatif se découvre lui-même, au fur et à me­sure de son surgissement intellectuel, certes parfois maladroi­tement, en se conceptualisant dynamique­ment et en dépassant les re­fuges qui l'enferment dans des croyances ou dans des convic­tions. Et les concepts alors créés ne sont pas forcément des résidus de métapho­res, des images usées comme l'af­firme Nietz­sche d'un point de vue qui reste empirique puisqu'il privilégie, comme Heidegger, la force et la réussite, en fustigeant la faiblesse et l'échec. Certes, le philosophe de Dionysos est plus complexe et nuancé : il sait la valeur importante de l'oubli ou de l'erreur. En tout cas, en faisant fi de ces écarts, concepts et métaphores ne pourraient-ils pas chercher à dialoguer clairement ? Sans doute afin de nier l'esprit de système qui permet pertinemment à Nietzsche de penser que chaque édifice de con­cepts possède "la ri­gide régularité d'un co­lumbarium romain" (2).

   Au-delà de tout esprit de système, au hasard du surgissement des pensées sensibles les plus fécondes, la volonté de toujours commencer à penser crée en réalité des relations plus ou moins convergentes entre les trois axes (affirmatifs, négatifs et neutres) qui permettent d'ouvrir chaque existence sur le vouloir éternel et infini de toute création : celui de la Na­ture. Cet ouvert immédiat fait alors prévaloir des lumières silencieuses pour s'orienter, ou bien des retraits pour se libérer…

   Plus précisément, lorsqu'une pen­sée s'interroge sur elle-même, par exem­ple en un dialogue intime, elle a, en un très bref moment, l'intui­tion de sa présence intemporelle à la vie. Mais l'obscur re­vient aussitôt la saisir car elle se sent alors menacée par le gouffre intime et incomparable de son impensé, par la conscience douloureuse de ses difficultés et par une intense amertume : elle ignore pourquoi elle pense, lorsque c'est le cas, et souvent pourquoi cette action est parfois si difficile. Ensuite, elle cherche une issue, la lueur d'un concept qui lui indiquera une sortie provi­soire de l'abîme. Puis, mystérieusement, cette pensée entre le clair et l'obs­cur, entre l'abîme et la cime, se décou­vre véritablement libre, car elle vi­bre alors consciemment au sein de ses propres couleurs. Ses concepts ne sont-ils pas, dans ce cas, couronnés par de nouvelles images ou par quelques nou­veaux rêves ? Cette pen­sée, ainsi modérément ten­due, peut en fait chercher soit à se re­connaître dans ses pro­pres limi­tes raisonnables, soit à se dépasser vers, dans ou par, d'autres créations, notamment en s'ouvrant sur la réalité in­finie des forces éter­nel­les de la Nature qui lui échappent.

   Certes, une singularité créatrice ne se saisit jamais tout à fait elle-même puisqu'elle se sent toujours un peu hors de toute de­meure, errante, désabri­tée, tendue entre le simple et le complexe, voire sur le seuil du présent peu durable d'une nouvelle création. Dès lors, afin que sa source inspiratrice ne le conduise pas vers quelques images mythiques ou abstraites de son propre commen­ce­ment (comme dans  l'image tragique d'une chute de l'un dans le multi­ple par exem­ple), chaque libre commencement ne devrait sans doute pas avoir d'autre si­gnification que celle qu'un vouloir lui donne pour créer, ici et maintenant, une visée du simple en deçà des primes disjonctions du réel.   

    En définitive, tout abîme étant menaçant, chaque créateur devrait assurément s'en méfier et rester bien raisonnablement au bord. Dans cette situation humaine, l'im­pensé donne à penser paisiblement et seulement son propre rayonnement ; en tout cas, comme pour Socrate, il stimule de nouvelles recherches.

 

 


 

 

____________________________________

 

 

(1) Heidegger (Martin), Qu'appelle-t-on penser, PUF, Épiméthée,  1973,  p. 118.

(2) Nietzsche (Friedrich), Le Livre du philosophe, III, p. 185.

 

 


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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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