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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'Ange de la Raison

 

 

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Détail d'un tableau de Rembrandt, Jacob luttant avec l'ange, 1660, Berlin.

  

 

L'Ange de la Raison

 

 

 

   Dans une réflexion qui veut prendre ses distances à l'égard des images mythiques ou fabuleuses de l'humanité, un fond échappe à toute critique. Il s'agit du fond infini qui inspire différemment les cultures, y compris dans leurs multiples visées de l'universel. Car l'universalité peut être également pensée en fonction d'un monde déjà donné, comme dans le monothéisme chrétien ou musulman qui veut instaurer le pouvoir de l'éternel dans le champ clos du temporel, à partir d'une violente confrontation entre le fini et l'infini. La religiosité synthétique de Kierkegaard allait du reste dans ce sens en affirmant : "L'homme est une synthèse d'infini et de fini, de temporel et d'éternel, de liberté et de nécessité, bref une synthèse." Cette synthèse met alors la transcendance dans l'immanence à partir d'une visée irrationnelle qui ne s'intègre que dans une mystique religieuse. En revanche, une pensée philosophique sou­cieuse de l'humain préfère conserver une nette distinction entre le fini et l'infini, les mythes et les réalités concrète­ment vécues par chacun…

   C'est d'ailleurs dans ce souci de rigueur philosophique que s'est développé le Talmud, plus précisément une interpréta­tion juive du Livre à partir de l'idée de l'universel. Levinas le précise ainsi : "C'est peut-être le Talmud qui, le mieux, instaure l'idée d'un Esprit un à travers les hommes qui dialoguent et l'idée que des thèses qui s'opposent expriment la Parole d'un Dieu vivant." (2) Dans ces textes toujours ouverts sur de nouvelles interprétations, l'infini n'est pas celui d'un monde totale­ment converti (ou à convertir), mais celui d'un peuple particulier, vraiment unique, sorti de l'obscur et du désert, qui a fondé des valeurs universelles sur la conscience intime et responsable de chacun, certes avec un risque d'orgueil et de nationalisme, mais avec une ferme exigence de réaliser la justice sur toute la terre par delà toutes les figures du démoniaque.

   Précisément, ce dernier a deux facettes : l'une qui relève d'une croyance superstitieuse et naïve en d'insaisissables démons (bons ou mauvais), l'autre qui est une fiction utile pour interroger le négatif, soit pour mieux penser (Socrate, l'ange glacial de Nietzsche), soit pour figurer des images du mal, du méchant, du diabolique. Le problème philoso­phique qui concerne les daimônes (ces êtres intermé­diaires entre l'homme et les divinités) porte alors sur l'intervention ambiguë du négatif. Car Satan confond  une chose et son contraire, la faute et l’innocence, savoir et en même temps ne rien savoir. Aussi ambigu qu'une image, il est l'image d'une image, le démon d'un ange…

   Aussi, chacun devrait choisir son daimôn. Soit celui  qui est un dieu, le destin, ou un bon génie comme un ange qui inspire le bien ; soit un mauvais génie, un  ange déchu. Comment se débarrasser pour cela des démons sinistres de l'oubli, de l'orgueil (être Dieu), de la violence, de la mort et de l'insensibilité ? Comment créer les conditions nécessaires pour réaliser une vérité moyenne et non ambiguë, comme celle où l'homme se découvre ni ange ni bête ?

   Chacun réalise peut-être cette vérité en se débattant contre lui-même, notamment lorsqu'il se trouve confronté à l'idéal de la Raison, à l'Ange de la Raison qui devrait, sans le rendre ni rationnel ni nihiliste, lui inspirer une ascèse qui le libérera de tout enracinement individualiste, particulariste, anonyme ou imperson­nel. Levinas le dit autrement : " Ce combat avec l'Ange est donc étrange et ambigu. L'adversaire n'est-il pas un double ? Cet enlacement n'est-il pas torsion sur soi ? Est-ce une lutte ou une étreinte ? "(3) Et cette ascèse humaniste, respectueuse de l'autre, inspire ensuite l'esprit de générosité, de modération et de douceur…

   Dans ces conditions, le messianisme ne préfigure pas l'universel, il le rend vraiment possible chaque fois qu'une singularité devient responsable de la misère des autres hommes, c'est-à-dire au service de l'universelle pauvreté (physique et psychique) de la condition humaine… Ensuite, ce refus de l'abandon des plus démunis et la prescription irrévocable d'une inaliénable égalité entre tous les hommes se retrouveront dans l'esprit des Lumières, puis dans celui des Droits de l'Homme. Une laïcisation de l'universel présentera alors autrement les valeurs infinies du Droit… En tout cas, l'errance bien concrète de chacun dans son éphémère existence ne saurait trouver un véritable abri que dans l'universalité de la Loi (religieuse ou laïque) qui prescrit à chacun la valeur infinie de l'injonction simple : Tu ne tueras point.  

   À cet égard, le judaïsme est une intériorisation simple et humaine de la Loi, du salut par la seule Loi, par la Thora, donc sans pathos. Car la Loi parle à la raison de tous les hommes et non à la sensibilité. Cette intériorisation im­plique nécessaire­ment ensuite, une relation concrète entre les esprits, d'homme à homme, puis le refus de l'idolâtrie, du délire poétique, de la cruauté aveugle, de l'exaltation qui se croit divine et sans borne, du merveilleux prestige des mythes, de la piété pour les dieux, de toute passion triomphante, de l'impudeur, de l'enthousiasme, de l'ivresse de l'extase, de tout surplus incontrôlable, de l'orgueil possible de la raison, des tremblements du sacré, de la magie des sacrements religieux… Du reste, pour Levinas, "un spiritualisme de l'Irrationnel (serait) une contradiction."  (4) En courant le risque de l'athéisme, le judaïsme n'a pas voulu séparer le réel du rationnel, car cette séparation aurait engendré un retour de la violence du sacré. En conséquence, comme l'a écrit Levinas, les hommes et les anges participent à la même vérité divine, non à une doctrine de douceur, mais à "une école de douceur".  

   Certes, la non-violence de ce monothéisme n'aurait jamais été possible dans le cadre du destin grec (régi par de violentes divinités mythiques), sans l'affirmation de la Loi unique qui a instauré une totale responsabilité des hommes à l'égard de leurs propres crimes. Comme le précise Levinas : "Entre hommes, chacun répond des fautes d'autrui. " Dieu n'est alors concerné que par les fautes commises à son encontre : "Le Dieu du ciel est accessible sans rien perdre de sa transcendance, mais sans nier la liberté du croyant." Pour expliquer cette paradoxale désacralisation du sacré qui permet de se rapporter clairement à l'Éternel, Levinas cite le Talmud : "Jamais Dieu n'est descendu sur le Sinaï,  jamais Moïse n'est monté au ciel. Mais Dieu plia le ciel comme une couverture, en a recouvert le Sinaï et s'est ainsi trouvé sur terre sans jamais quitter le ciel. "  

   Dans ces conditions, la réflexion philosophique peut faire fi des images du sacré ainsi que de toute fusion religieuse du fini avec l'infini. Car il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des images intermédiaires comme celles des démons, entre l'immanence et la transcendance, pour avoir un contact créatif avec l'intemporel, comme c'est le cas lorsque deux regards se rencontrent avec douceur, peut-être d'âme à âme puisqu'il n'y a plus alors de distance, ni d'image, ni de séparation entre le ciel et la terre.    

 

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1.  Kierkegaard, Traité du désespoir, Idées, Nrf,  n° 25, 1949, p.57.

2.  Levinas (Emmanuel), Difficile liberté, LDP, biblio /essais n° 4019, 1976,  p. 179.

3. Levinas (Emmanuel), Difficile liberté, op.cit.,  p. 315.

4. Levinas (Emmanuel), Difficile liberté, op.cit.,  pp. 21, 213, 34, 42, 37.

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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