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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Du complexe au simple

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Du complexe au simple

 (Des actes et des faits)

 

  

    Wittgenstein, dans son Trac­tatus logico-philosophicus [1], limitait son approche du simple aux seules données claires et logiques de la pensée. Le philosophe refusait ainsi la possibilité de dépasser les faits les plus évidents pour interroger leurs fondements obscurs. Car il n'y a sans doute pas de faits objectifs sans la volonté de les poser comme faits d'une manière impersonnelle et réduite à ce qu'ils ne sont qu'en eux-mêmes et par eux-mêmes. Cela implique que les faits sont isolés et rassemblés pour constituer le monde des faits dans une perspective non métaphysique, plutôt pragmatique, où même l'inexprimable se montre, puisque l'éternel (l'intemporel) et l'infini (un espace parfait) sont rapportés à une totalité limitée (6. 45).

   Il manque alors la pensée du fondement qui précède nécessairement tout fait concernant le clair ou l'obscur, y compris la certitude selon laquelle "l'objet est simple" (2. 02). Ce fondement rendrait possible, voire nécessaire, la simplicité d'une chose ou d'une autre, précisément parce qu'il pourrait donner l'une ou l'autre, l'une et l'autre ou ni l'une ni l'autre. Le fait de pouvoir donner serait donc précédé par un acte simple qui aurait décidé de donner ou non, notamment si cet acte émane d'une manière nouvelle, donc créatrice, de la réalité dans son ensemble… Mais comment définir un acte?

   Dans l'esprit du philosophe Louis Lavelle, [2] l'acte est le mode de l'être (comme idée générique et universelle du réel) qui exprime en toutes les espèces son essence indivisible et parfaite, puisque l'être n'est limité ni par lui-même ni par autre chose. Il s'engendre lui-même. Ce mode pleinement donné et accompli de l'être et de tout ce qui fait être (en confondant concrètement les deux dans la même réalité) est l'objet de l'intuition intellectuelle de sa souveraine liberté. Car l'acte crée en rendant créateur, confondant créateur et création, puisqu'il fait participer intimement et diversement chacun à sa création tout en s'affirmant comme une puissance parfaite et une présence infinie. Cela signifie que la relation de l'homme avec la Nature est double. D'une part elle est inséparable du monde singulier où il réalise des entrelacements complexes entre sentir, penser et créer, et, d'autre part, comme pour Spinoza, elle est intellectuellement ouverte sur l'éternité de la Nature (divine) à laquelle l'homme participe intensément, voire le plus simplement possible…

   Dans une autre perspective, le monde conceptualisé par Wittgenstein est seulement pensé à partir d'un ensemble fini, déterminé, objectif et complet, qui est nommé le monde des faits. Or ce point de vue logique de l'auteur du Trac­tatus logico-philosophicus refuse de penser aussi bien la réalité dynamique de la Nature (infiniment créatrice qui engloberait tous les faits) que le fait du monde lui-même dans sa dimension sensible et changeante. Le monde n'est en effet pour lui que le fait supérieur qui rassemble "tout ce qui arrive" (1). Et, par ailleurs, le philosophe ne tient pas compte de chaque singularité qui pourrait poser différemment chaque événement par delà ou au-delà de l'apparence de tous les faits, de tous "les états de choses" (2), y compris de ceux "qui n'arrivent pas" (1.12). Wittgenstein en reste ainsi à des "tableaux (Bilder) des faits" (2.1), à une statique des faits qui refuse d'interroger la dimension non concevable du monde, celle qui englobe peut-être tout le clarifiable, c'est-à-dire le fond Obscur de la Nature qui dépasse assurément "le fait que le Monde soit" (6. 44) en le fondant.

   Dans une perspective dynamique et ouverte, l'interprétation de la Nature requiert surtout de reconnaître d'abord la réalité infinie de son devenir éternel. Et le fait de sa présence éternelle inséparable des instants qui modifient son devenir (par exemple terrestre) ne devrait plus être alors rapporté seulement et symétriquement à sa propre disparition, car des relations com­plexes et imprévisibles entre les faits engendrent souvent plus qu'elles ne produisent, notamment parce que l'acte simple qui crée la présence des choses n'est pas réductible à ces relations complexes. C'est la même chose pour chaque singularité qui peut aussi librement donner plus qu'elle n'a reçu, donc créer. La na­ture fait de même, comme le constate chaque jardinier, et pas seulement au printemps…

   En conséquence, l'acte qui crée la présence des choses (y compris dans leur imprévisible devenir qui la nie en la modifiant) précède tous les faits et requiert, notamment pour être re­connu, l'acte qui crée le fait de la pensée de cette présence, c'est-à-dire un rapport dyna­mique entre cet acte et deux faits distincts, mais insé­parables : l'un sensible (de l'appa­rence de quelque chose), l'autre intellectuel (de la prévision de sa dispari­tion). Or ce rapport dynamique inhérent à un fait par rapport à d'autres faits a pour concept l'événement, c'est-à-dire le passage constant d'un fait à un autre fait (ou à plusieurs autres faits). Et cet événement est d'ailleurs la vie même du deve­nir du monde qui constitue sa réalité instable aussi bien à partir d'actes naturants (créateurs) que de faits naturés (donnés à chacun au sein des mondes multiples). Cela permet de supposer qu'il y a une primauté de la simplicité de l'acte créateur sur les faits eux-mêmes et sur leur devenir, et qu'il n'est pas souhaitable de séparer les faits de leur contexte hu­main et, en même temps naturel, comme dans une interprétation seulement réduite à des faits positifs, statiques ou abstraits.

  Dès lors, comment penser les événements dans leur imprévisible devenir ? La pensée sensible de chacun, éloignée du silence inhérent à toute pensée dogmatiquement rationnelle, s'étire dans l'incertitude. Et sans la conscience d'un décalage entre l'éternel et le temporel, il n'y aurait sans doute pas de pensée possible. La conscience la plus intime d'un acte réduit cependant ce dernier à une action intellectuelle seulement possible, tendue vers un objet, puisqu'elle rapporte un sujet (ou un moi objectivé, c'est-à-dire limité, changeant, solidaire, consentant ou complice, distinct mais lié) à un objet qu'elle détermine en partie et provisoirement comme moyen ou comme obstacle. De plus, cette conscience se manifeste dynamiquement dans son rapport à la Nature en fonction d'événements perpétuellement créateurs de nouvel­les formes, et même si ces nouveaux mondes ou ces ensembles cohé­rents sont inconnaissables. Car, la méta­phore de l'Obscur, comme toute autre méta­phore ou image, donne toujours à penser, voire plus à penser qu'elle ne pense elle-même poéti­quement, y compris une éventuelle sortie de l'Obscur, un dépassement de l'abîme vers quelque clarté.

    Pour dépasser la réalité statique d'un fait, partons alors d'un exemple banal : quelques travailleurs ramassent des pommes de terre… Voilà un fait apparemment simple, voilà la situation originelle d'un état qui est passif pour un observateur, mais qui représente une action humaine intense à un instant donné. La simplicité apparente de cette action peut-elle alors fonder la présence mysté­rieuse ou fascinante de ce qu'il y a objectivement ? 

   Non, car cette action et ce fait sont en réalité plus composés que simples. Ils appartiennent d'abord à une culture qui a beaucoup oublié l'histoire de sa ruralité. Et chaque fait n'est pas vraiment une réalité brute parce que, comme la plupart des faits, il rassemble simultanément trois faits : celui qui le pose intellectuelle­ment comme le fait d'un travail humain (parmi d'autres faits), celui de son retentissement sensible pour chaque homme (comme un travail pénible), et enfin celui de sa probable valeur éthique (un humble travail) … À ce propos, Marcel Conche m'a écrit : "J'ai arraché les pommes de terre avec le piochon et les ai ramassées. Acte simple par le geste et complexe, car comportant la répétition et se résolvant chaque fois en de nombreux actes partiels." [3]

   La complexité d'un fait pourrait-elle alors être ré­duite par une analyse conceptuelle ? Assurément non, hormis les faits seulement logiques, c'est-à-dire construits abstraite­ment par l'intelligence, comme une addition ou une sous­traction par exem­ple, ou bien comme des structu­res simples et permanentes, notamment celle du cercle où le concept de réversibilité fonde le principe d'iden­tité. Dans cette dimension abstraite, pour Descartes par exemple, une chose paraît sim­ple lors­qu'elle est connue clairement et distincte­ment, donc non di­visible par l'esprit…

   Mais, pour celui qui refuse cette méta­phy­sique du reste plutôt théologique des idées sim­ples, notamment parce qu'il doute que la réalité des idées innées et éter­nelles soit suffisante pour connaître le réel, il y a une autre pos­sibilité : éclairer le com­plexe à partir d'une valeur simple, par exemple en faisant prévaloir l'idée d'un travail utile aux hommes sur sa dérisoire représentation. Du reste, les différentes sortes de faits, hormis les dates marquantes des faits historiques, sont insépa­ra­bles de la cons­cience qui les pose, et ils sont, dans un second temps, comme dans un cadrage pho­tographi­que qui pourtant les isole, in­sépara­bles d'au­tres faits. De plus, la conscience qui les pose ne peut être, dans un premier temps, que fasci­née ou emportée par leur complexité. Les pommes de terre sont ramassées, certes, mais celui ou celle qui les récolte pense à son tra­vail, souffre de se pencher longtemps, touche aussi un peu de terre, respire l'air d'une sai­son… Le ra­masseur vit ainsi dans une tension phy­sique pénible, tout près du sol, et en attendant l'heure où viendra son re­pos. Pour lui, le simple n'est actuel que dans et par l'ac­cord banal qu'il crée, plus ou moins consciem­ment, en­tre ce qu'il fait et ce qu'il sait faire ; rien de plus.

   Dès lors, la conscience d'un fait paraît effectivement in­sépa­rable de la complexité de la division so­ciale du tra­vail, de l'injustice du monde des tra­vailleurs, ces der­niers pouvant don­ner des valeurs et des significations diffé­rentes à leurs exis­tences. Cha­cun se réalise et se dé­passe pourtant, par delà les souf­frances et les rares plai­sirs d'un moment... En tout cas, un travail simple ne sau­rait conser­ver longtemps cet état. Si c'était pos­sible, cette conservation se­rait claire­ment et distinctement solitaire, complète­ment étran­gère à celle des autres, voire violemment sépa­rée des forces invisi­bles, confu­ses, chan­geantes et obscu­res du monde social des hom­mes.

   Eu égard à sa pénibilité, un travail simple est donc ra­re­ment possible, hor­mis dans un mythique état de nature originel, comme chez Rous­seau, lorsque le sauvage vit uni­que­ment en lui-même, au cœur de son propre jugement qui ignore l’opinion des au­tres.  Mais, cet éventuel état de nature ne saurait être une situation durable de bonheur et d’innocence. Le lieu nécessaire à une existence continûment simple, lé­gère et douce n'est pas donné dans ce monde.

 

   L'épreuve de notre présence au réel est alors donnée soit clairement, simplement et totalement (celle de tout ce qui est présent, la Nature, et même si nul ne participe consciemment à cette présence), soit relativement (dans un contact complexe entre un moi et ce qui apparaît ; le moi devenant présent à cette apparition), soit intimement (la mienne, celle de mon existence changeante intimement insérée dans l'état de mon propre monde qui est lui-même inséré d'une manière indiscernable dans la réalité en acte de la Nature, présente éternellement à elle-même).

 

 

[1] Wittgenstein (Ludwig), Tractatus logico-philosophicus, idées/Gallimard, n° 264, 1961.

[2]  Lavelle (Louis), De l'Acte, livre I, ch.IV, p.65.

[3] Lettre de Marcel Conche du 6 août 2012.

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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