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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Derrida et le neutre

Claude Stéphane PERRIN


le neutre et la pensée 

 

 

Derrida et le neutre

 

Une mystérieuse aura spectrale qui déconstruit l'ontologie.

 

 

   Une pensée rapportée au neutre devrait être, hors de toute fascination, ni sage ni folle, c'est-à-dire loin de la culture du désastre qui s'est développée de Nietzsche à Derrida, en passant par Heidegger et Blanchot. Les propos de Derrida sont explicites, à cet égard, d'une pensée qui se condamne à des traces (d'écritures, d'expériences), voire à sa propre incinération : "Nous n'avons ici aucune mesure neutre, aucune commune mesure donnée par un tiers. Cela doit s'inventer à chaque instant, à chaque phrase, sans assurance, sans garde-fou absolu. Autant dire que la folie, une certaine folie, doit guetter chaque pas, et au fond veiller sur la pensée, comme le fait aussi la raison" (Points de suspension, Galilée, 1992, pp. 374, 224, 226, 357, 222, 223).

   Exposée au désastre et à l'inhumain, aussi bien par la folie que par la raison, la pensée de Derrida erre sans fin, hors de toute clôture métaphysique, entre traces et cendres. Elle paraît saisie par un feu héraclitéen encore perdurant, bien que ses effets soient historiquement ouverts : "Cendre ne peut pas être une essence, une substance, un sens philosophique. D'où ce double geste pour proposer une pensée philosophique de la cendre et montrer en quoi cendre est ce qui empêche la philosophie de se fermer sur elle-même."

   La pensée de Derrida découvre alors paradoxalement ce qui n'est pas vraiment ou ce qui n'est plus tout à fait. Elle s'expose à des déconstructions (décompositions non méthodiques) nourries par une parole écrite (non destruc­trice) qui nie les fondements de l'autorité de l'être, la structure binaire de l'ontologie tradition­nelle, les systèmes, ainsi que l'opposition du négatif avec le positif. Cette dévorante exposition rapproche peut-être de quelques épreuves du neutre, mais elle ne sait pas où elle va.

   En tout cas le caractère neutre des traces ou des cendres évoquées par Derrida, est comme un tiers exclu inaccessible et vide, un tiers constitutif d'une lente évolution de sa pensée vers le nihilisme : "Pourquoi la trace (ni présence ni absence, l'au-delà de l'étant, donc, voire de l'être - et c'est tout le bord des théologies négatives qui m'a toujours intéressé (…) est-elle ce qui met la philosophie en mouvement et par là même se refuse à elle, résiste à la compréhension proprement ontologique, transcendantale ou philosophique, en général ? " Les artistes de l'art concep­tuel se délecteront plus tard des multiples incinérations que cette perspective saura leur inspirer.

   Certes, Derrida joue souvent sur les mots, avec les mots : ce qui n'est pas est pour lui un reste sans reste… qui reste sans rester ! Plus sérieusement, le nihilisme est d'abord dit par la "non-mémoire absolue" du non-être de la cendre, par l'incinéra­tion qui efface ce qu'elle inscrit, qui efface le nom et la mémoire, qui témoigne sans témoigner (y compris de la disparition du témoin en rendant le deuil impossible). Ensuite, le nihilisme est suspendu par la trace qui communique avec un don qui ne cherche pas à s'économiser, lorsqu'un texte écrit la cendre avec de la cendre, sur de la cendre et en cendre, en une suprême et inlassable substitution qui est surtout étrangement poétique !

 

   Une pensée des phénomènes parcourt en fait l'espace indécis des Parages qui sont, pour Derrida, porteurs d'un espacement et d'un mouvement de va-et-vient, d'approche et d'éloignement, dans une différence qui ne tient pas ensemble les différents, dans une distance indéfinie, dans une errance sans destination et dans une pensée qui se définit par "le droit à l'expérience du désastre" (Points de suspension, Galilée, 1992, p. 205).

 

   Selon Derrida qui interprète Blanchot, l'image terrible de la mort frappe étrangement par sa pure "visibilité qui ne se voit pas, même si elle donne à voir" (Parages, Galilée, 2003, p. 82). Cette visibilité invisible détache en effet de soi et attache à un envers abyssal, flou, inapparent, vide. Le triomphe du maître absolu semble total lorsque la pensée et la vie ont cédé leur place au délire ou à l'oubli de l'entre-deux. L'imagination, fille de la mort et de la vie, crée les représentations les plus impensables qui soient sur deux axes distincts, celui qui affaiblit le sujet en imposant la trop forte présence d'un objet (détail), et celui qui efface l'objet lorsque le langage ne renvoie plus qu'à un fantôme d'être ou qu'à un mot lointain et porteur d'un simulacre de sens. Confusément présente et absente, l'image tire ainsi de son inlassable duplicité son caractère inépuisable et fascinant. En conséquence, sa puissance se prolonge indéfiniment, y compris dans les idoles qui la figent, sachant qu'elle y retrouve la mort inscrite dans ses origines. 

   Comme chez Heidegger, l'Être et la pensée ne parviennent pas à se rapprocher. D'ailleurs, le décalage est immense, impensable comme toute forme de violence. Le pas encore de Heidegger ne signifie pas pour lui un inachèvement, un manque intellectuel, mais le rapport à une indifférence originelle qui ignore encore les différences. Avec finesse, Derrida rattache ce pas encore à une "sorte de pré-différence, voire une in-différence à la différence ontologique" (Parages, op. cit, p.299).

   Certes, Heidegger imagine pourquoi. Dans l'ouvert du don généreux de l'Être, qui est son destin, persisterait sa contradiction :"Il se donne et se refuse à la fois" (Lettre sur l'humanisme, Questions III, Gallimard, 1966, p.109). Derrida en déduit que "ça donne l'oubli, ça donne l'être, voilà peut-être en quoi l'être est un nom, un nom d'oubli pour l'oubli" (Parages, op. cit, p. 93). Dans sa présence souveraine, la plus fascinante et mystérieuse qui soit, l'Être donnerait sa vérité, c'est-à-dire le destin de l'éclairement de son dehors néantisant (l'essence du Rien qui le nie), et il le ferait décliner dans l'existence temporelle de chaque étant alors considéré comme le berger de l'Être, c'est-à-dire comme son plus proche voisin. L'interprétation de l'Être pose donc le fait de l'Être séparément de celui des étants (autre fait qui est contingent et sans raison). Pourtant, chaque étant se tient dans l'éclaircie, dans la clairière, dans l'éclairement de l'Être, au cœur d'une existence contradic­toire, puisqu'elle est à la fois, donc confusément, destin et liberté. Le (da) de l'être (sein) de l'étant (Dasein) est "l'éclaircie de l'Être".  Il est le il (es) qui se donne (gibt) et le il (es) qui se refuse.

 

    Selon Derrida, interprétant Heidegger, le neutre (désigné par lui comme l'en tant que tel) serait dit par un mot intraduisible : walten (force, violence, pouvoir, un rien qui n'est pas rien ni une chose, avant toute détermination onto-théologique ou théologico-politique de la souveraineté). Le walten (ni l'être ni l'étant qu'il rassemble) produirait, ouvrirait, porterait, effectuerait et forcerait la différence entre l'être et l'étant (Parages, op. cit, p. 93). Le neutre ne serait ainsi, pour l'étant, que le lent anéantisse­ment de la richesse, de la générosité et de l'abondance de l'Être qui féconde anonymement tout ce qui existe, y compris tous les étants.

   Mais ce rapport complexe de l'étant au Néant ignore en fait, même dans sa déréliction (Geworfenheit) ce qu'est une pensée libre rapportée à l'idée du neutre. Car il ne subit qu'une épreuve violente constituée par un rapport inséparable entre l'oubli de l'Être et le manque d'être. La situation est faussée, déséquilibrée, angoissante pour l'étant. D'abord son rapport à l'Être n'est pas vraiment un rapport à l'Être, ensuite son oubli de l'Être n'est pas complet, enfin son manque devrait être accompagné par celui du néant. Il n'y aurait plus de préalable triomphe du rien, et un rapport pensable à un manque d'être très relatif deviendrait possible.

   Au-delà ou en deçà de ces interprétations, un autre point de vue devrait cependant permettre de produire quelques concepts opératoires et quelques assertions provisoires. Tout d'abord, la pensée du neutre requiert la qualité d'un refus qui suspend les paradigmes, y compris ceux du néant ou de l’éternité. Le refus de ces figures péremptoires (ou de ces universaux abstraits) est alors le fruit d'un retrait sceptique qui suspend toute prétention d'atteindre, de produire la Vérité ou l'absence de vérité de la Totalité du réel. Cette suspension ne marque pas un point d'arrêt, elle diffère au sens de la différance selon Derrida, au-delà  de  l'identité et  de  la  différence : "En arrêtant, au sens de suspendre, on suspend l'arrêt, au sens de décision" (Parages, op. cit, p.148.). L'action est double. La décision de saisir la Vérité est suspendue, mais pas celle de la chercher. Le suspensif retarde ainsi l'arrêt décisif qui paraîtra toujours précipité, prématuré…

 

 

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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