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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La transversalité du plaisir

Bosch

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La transversalité du plaisir : la jouissance, le bien-être, le bonheur, la béatitude et la félicité

 

   Sachant que le plaisir est une sensation agréable qui résulte de l'effet d'un objet sur un organisme vivant, et parce que les objets sont multiples et divers, les plaisirs requis pour bien vivre produisent d'abord une très grande confusion, voire, pour Jankélévitch, une brillante sensation très éphémère: "Le plaisir n'est que ce qu'il est, rien que soi-même, c'est-à-dire en somme zéro et demi, mousse brillante et arc-en-ciel. De près, l'écharpe d'iris n'est plus rien." [1] Néanmoins, lorsque les plaisirs se prolongent dans la durée et lorsqu'ils se transforment en sentiments, ils renvoient à des émotions ainsi qu'à des représentations intellectuelles qui sont liées à l'augmenta­tion d'une force soit physique, soit intellec­tuel­le.

   En fait, lorsqu'une émotion domine, les plaisirs ne sont d'abord qu'un banal contentement (gaudium). Plus largement, ils ne sont qu'une satisfaction (acquiescentia), comme lorsqu'une représentation rassemble, sans aucune crainte pour l'avenir, des plaisirs nombreux, présents et passés. Mais les plaisirs peuvent aussi être rares comme dans une joie, précisément lorsqu'une émotion produit un immense sentiment d'allé­gresse, bref et incomparable, qui est un débordement de la jouis­sance.

   Cependant, certains plaisirs sont encore plus remarquables, et notamment celui d'une jouissance qui peut s'étirer, à partir du simple plaisir d'exister et de se satisfaire de sa situation, vers l'ivresse et la démesure d'expériences inconscientes (parfois ludiques) qui sont ensuite renforcées par le plaisir de dominer, de transgresser ou de détruire…

   En revanche, dans le cas où le contentement serait faible, le sentiment éprouvé serait celui d'un étrange bien-être commun, banal, passif et ordinaire, assurément nécessaire pour bien vivre, mais qui paraît vite insuffisant lorsqu'il est réduit à la consommation passive de multiples objets dérisoires. Alors, cet état de contentement euphémisé n'est pas assez  intense pour ne pas être altéré par un climat social qui, encore aujourd'hui, est dominé par une aliénante idéologie consumériste, laquelle idolâtre les biens matériels.    

   Pour échapper à ces manifestations passives et souvent lâches,[2] le bien-être devrait ensuite être prolongé par divers états d'un bonheur, même aléatoire et un peu troublé, qui exprimera un désir de satisfaction complexe, puisqu'il contiendra du malheur, voire le souvenir de divers malheurs, mais tout en dépassant ces échecs. En effet, le sentiment du bonheur a des limites, y compris dans ses manifestations singulières souvent intenses ou folles, plus rarement sages.

   Dès lors, afin d'échapper à toutes les errances inhérentes au désir de bien-vivre, ne faudrait-il pas chercher à créer les conditions qui rendraient possible une satisfaction sans trouble et pourtant immense, notamment celle d'une sagesse, ensuite celle d'une béatitude (beatitudo), avant de décider de faire prévaloir la nécessité de philosopher pour mieux vivre dans la sérénité de quelques pensées évidentes ou certaines ? Car, au sommet d'une élévation intellectuelle qui se donne la plus grande extension, une félicité (felicitas) est possible, et elle ne se réduit pas à de brefs plaisirs intellectuels, car elle permet d'aimer les aléas d'une existence en les rapportant à l'invisible nécessité de la Nature qui apaise toutes les tensions. [3] 

   En effet, dans une perspective qui fait prévaloir les évidences philosophiques raisonnables sur les aléas d'une existence, certes loin de toute nuisance externe (religieuse ou sociale),[4] chaque être humain peut exister pleinement dans la clarté de ses pensées sorties de l'obscur, c'est-à-dire dans la sérénité de ses évidentes pensées libres qui lui permettent d'instaurer, certes brièvement, de nouveaux actes créatifs, puis de s'efforcer à trouver de nouvelles sérénités immédiates dans la certitude de ses pensées accordées avec le monde.

   En tout cas, même si le réel n'est pas encore complètement rationnel, c'est au cœur du devenir de l'humanité qu'il faudra remplacer la volonté de bien vivre pour philosopher par la volonté de philosopher librement afin de mieux vivre pendant la brève durée d'une existence terrestre, au demeurant solidaire de celle des autres. Quoi qu'il en soit, pour parvenir à penser sa vie sans la dévaloriser à partir de fausses ou de mauvaises raisons, les difficultés rencontrées par une recherche philosophique ne seront sans doute pas seulement atténuées par la démarche critique qui rassemblera toutes les perspectives pensables, y compris les plus heureuses, car les difficultés s'effacent peu à peu lorsque s'impose la nécessité de penser librement la logique de cette nécessité afin qu'elle inspire un dépassement créatif susceptible de donner de nouvelles valeurs et significations à chaque manière singulière et collective de vivre, y compris, comme pour Jules Lagneau, s'il faut parfois se limiter à seulement "prendre la peine de vivre".[5]

 

[1]  Jankélévitch, (Vladimir). Traité des vertus,  1, Flammarion, 1968, p.63.

[2] Au sens donné par Jules Lagneau : "La lâcheté a deux faces, recherche du plaisir et fuite de l'effort." (Célèbres leçons et fragments, Fragments, P.U.F. 1964, p.152.)

[3] Par exemple, pour Bachelard,  "Les choses infinies comme le ciel, la forêt et la lumière ne trouvent leur nom que dans un cœur aimant." (Préface de Je et Tu de Martin Buber, Aubier, 2020, p.28.)

[4] "Aucune divinité, ni qui que ce soit, excepté un envieux, ne peut prendre plaisir au spectacle de mon impuissance et de mes misères, et m’imputer à bien les larmes, les sanglots, la crainte, tous ces signes d’une âme impuissante." (Spinoza, scolie de l'Éthique, IV, 45.)

[5] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, Cours sur Dieu, P.U.F. 1964, p.358.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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