Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Août 2024
Quel point de vue adopter pour interpréter l'apparition des choses de ce monde ? Faut-il privilégier le visible que la conscience pourra clarifier ou bien les forces invisibles qui rendent possibles le surgissement imprévisible des apparences ? Dans l'épreuve des perceptions complexes des phénomènes de ce monde, le visible, parfois indistinct, ne saurait donner un sens à tout ce qui se manifeste. Comme le pensait Leibniz, de nombreuses perceptions[1] demeurent imperceptibles donc inconscientes. Et, depuis Platon[2], nul n'ignore que l'invisibilité de l'idée du Bien nie son rejeton, le soleil qui rend visibles certains aspects de ce monde… Par ailleurs, dans le champ empirique et culturel de l'interprétation des images cinématographiques, la succession des images renvoie, selon Deleuze, à l'action d'un mystérieux "point d'indiscernabilité"[3] entre l'objectif et le subjectif, l'actuel et le virtuel, le clair et l'obscur…
Ce point invisible et insaisissable peut alors être pensé comme transcendantal puisqu'il rend possibles de multiples apparences très différentes. En tout cas, ce point n'est pas celui du neutre (ni visible ni invisible, ni distinct ni indistinct), comme le serait un très relatif vide préalable. Et il n'est pas davantage un point de confusion, un demi-ton ou une couleur grise. En réalité, ce point est, pour Deleuze, un simple interstice invisible entre deux images : "L'interstice est premier par rapport à l'association. (…) L'interaction de deux images engendre ou trace une frontière qui n'appartient ni à l'une ni à l'autre." [4]
Cette étrange frontière est bien métaphysique puisqu'elle laisse passer le néant (nommé dehors) dans cet interstice en se jouant des contradictions, voire en cherchant à les accorder : "C'est comme si le réel et l'imaginaire couraient l'un derrière l'autre, se réfléchissaient l'un dans l'autre..."[5]
Les créations culturelles surgiraient ainsi à partir de ce point mystérieux pour que vivent des fictions et pour que se réalisent des fantasmes (φάντασμα). Ce point indiscernable, y compris par la conscience la plus attentive, a été du reste considéré comme central puisque, pour André Breton, il absorberait les contradictions : "Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point…" [6]
Il est en effet impossible de distinguer la nature des forces qui font converger l'imaginaire et le réel, le physique et le mental. Non imposé par la conscience, mais plutôt par une faille dans la conscience, ce point virtuel et surréel d'indiscernabilité agirait d'une manière hasardeuse, dite objective, en permettant de sauter d'une représentation imagée vers une autre.
Il est vrai que chaque être humain peut imaginer des choses différentes puis, en les associant comme les surréalistes, exprimer les relations invisibles qui les rendent surprenantes, insolites ou étranges. Du reste, cette interprétation rejoint celle de Paul Valéry pour lequel un point invisible fonderait secrètement le caractère vague de chaque représentation : "Il existe un point d'où l'étrange, ni le banal, ni le neuf, ni le vieux ne peuvent plus se voir."[7]
Quoi qu'il en soit, lorsqu'un "point d'indiscernabilité" rend possibles de dynamiques relations entre le réel et l'irréel, dans un temps biface, objectif et subjectif, actuel et virtuel, nous ne nous trouvons pas sur le seuil perceptif qui établirait la possibilité d'une seule vérité objective, mais sur le seuil perspectiviste qui implique le concept d'une distance entre la perception de quelque chose et ce qui demeure invisible, en subissant les poussées d'une pensée peu consciente, en saisissant une insaisissable différence entre le sensible et l'insensible, et en laissant un peu imaginer l'influence d'un vide qui nie la conscience…
Ou bien, au cœur de ces distances, ce point indiscernable agirait secrètement en faisant converger des intentions vers un seul but, tout en produisant un sentiment étrange, ni familier ni exilé, car le vécu y serait tendu vers un indiscernable point d'équilibre entre le visible et l'invisible, la passivité et l'activité, un accueil et une anticipation… Et cet étrange point inspirerait un contact entre un dedans et un dehors, une présence et une absence, en évoquant un seuil ouvert sur l'inquiétante présence instable du réel, et en attendant de susciter quelques lueurs de la pensée… Lorsque ce seuil n'est pas évident, le fameux "point d'indiscernabilité" pourrait aussi créer la distance qui empêche de se laisser fasciner par les phénomènes.
Ainsi, dans l'épreuve mouvante de l'indiscernable, chaque être humain peut aussi s'ouvrir sur l'infini, soit en se mettant au bord d'une impensable réalité parfaite, soit en cherchant à avoir, en chacun de ses instants vécus intensément, un fulgurant contact avec l'éternité, sans pour autant fusionner avec cette réalité inconnaissable.
[1] Comme l'audition indistincte d'une vague dans la perception globale et confuse de la mer.
[2] Platon, La République, Livre VI, 506-511.
[3] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, op.cit., p. 17.
[4] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, op.cit., p. 234-237.
[5] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, op.cit., p. 15.
[6] Breton (André), Second manifeste, Kra, p.10.
[7] Valéry (Paul), Œuvres, II, 1957, p.644.
Extrait de "Premières lueurs philosophiques" p.141.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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