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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Bachelard et la méditation

Bachelard et la méditation

   Selon le dictionnaire Gaffiot, en latin, la méditation (meditatio) a deux significations : celle d'une réflexion attentive, profonde et vive, et celle d'une préparation, comme pour apprendre à vivre ou à mourir. Plus précisément, méditer est soit une action intellectuelle de réflexion désintéressée fondée sur la volonté de bien penser, soit un prolongement de cet exercice qui s'applique à approfondir une expérience vitale (vivre en pensant sa propre vie) ou fictive (vivre en pensant la mort) ; dans les deux cas, chaque anticipation est constitutive des pratiques habituelles d'un sujet qui recommence toujours à réfléchir un peu différemment. Les deux possibilités étant complémentaires, méditer est une action intellectuelle de réflexion solitaire qui se recueille au cœur des choses et de soi-même et qui s'approprie d'abord ce qu'elle interprète d'une manière immédiate, puis d'une manière durable et recommencée, afin de donner un sens à une vie et, ainsi, afin de mieux sentir, comprendre et vivre en connaissant.

   Dans cette double perspective qui fait penser à un tracé circulaire qui s'élargirait (par extension des anticipations) ou qui se rétrécirait (par concentration de la réflexion), comment penser plus précisément le devenir d'une réflexion centrée sur un vouloir singulier vers des directions différentes, puisque le commencement d'une méditation est une puissante affirmation qui fonde de possibles recommencements ; tout en ayant chaque fois à méditer différemment afin d'instaurer de nouvelles valeurs et des significations pertinentes pour le présent et pour l'avenir ?

   Cette double perspective de la méditation, théorique et pratique, inspire de bien distinguer ce qui la fonde et ce qu'elle vise, même si la finalité détermine certes les commencements. Car l'action durable d'une réflexion qui veut donner un sens positif à une existence se nourrit aussi des actes intellectuels qui fondent une pensée réfléchie, notamment lorsqu'elle fait prévaloir la décision de rapporter toutes ses réflexions à celle, invisible, qui les inspire secrètement. En tout cas, méditer consiste  à s'accorder avec le devenir très changeant des relations d'un moi avec un monde et avec autrui, en décomposant ses primes intuitions, en rassemblant ses déductions, ou bien en ne valorisant que des finalités pragmatiques, comme dans le bouddhisme.

   Lorsqu'elle est volontairement philosophique, c'est-à-dire orientée par un amour de la sagesse et (ou) de la vérité, donc non réduite à des techniques thérapeutiques pour le présent ou pour l'avenir, la pratique intellectuelle de la méditation, qui peut être vaguement intuitive, en partie créatrice ou bien critique, fait prévaloir la recherche constante[1] et parfois laborieuse de quelques vérités, notamment afin de donner un sens à la relation nécessaire, même dialoguée, d'un moi avec lui-même, avec autrui et avec la Nature.

   Pour commencer, une prime méditation requiert la certitude de toucher l'invisible fond des choses en un seul acte indécomposable de la conscience, celui qui provient d'une décision volontaire et originale. Or, pour Bachelard, cet acte est fondamentalement philosophique, car il se situe précisément dans une perspective affirmative qui fait prévaloir l'acte intime d'une pensée lorsqu'elle commence librement à penser, puis recommence : "Si la philosophie est l'étude des commencements, comment s'enseignera-t-elle sans de patients recommencements ? Dans l'ordre de l'esprit, commencer, c'est avoir la conscience du droit de recommencer. La philosophie est une science des origines voulues. À cette condition, la philosophie cesse d'être descriptive pour devenir un acte intime."[2] C'est précisément dans cette perspective philosophique fondée sur un acte solitaire et joyeux, joyeux parce qu'il est un prime acte créatif, un prime acte philosophique, que la joie de philosopher se répète comme affirmation de l'affirmation, se renforce et s'approfondit en joie de méditer : "On y dirait tout simplement la joie de méditer, pour bien prendre conscience que la méditation est un acte, l'acte philosophique." [3] Ainsi s'accomplit un premier cercle : philosopher c'est méditer pour approfondir son rapport à soi-même et au monde, méditer c'est toujours recommencer à philosopher. En tant qu'acte philosophique, la conscience de méditer est ainsi dépassée par les objets qui inspirent ses premières affirmations…

   Certes, le prime acte philosophique d'une méditation est d'abord abstrait. Pourtant, lorsqu'il est loin de quelques idées fantasques, il permet à Bachelard de douter des pouvoirs de sa réflexion et de sa capacité à conceptualiser d'une manière seulement ludique et pure : "On y ferait de la méditation pure. On en ferait le comportement du sujet philosophant. On jouerait avec les beaux mots abstraits. On y croirait. Et puis, on n'y croirait plus, heureux de vivre d'autres abstractions." [4] En fait, dans ces moments de pure méditation, plus ou moins méthodique, toute interprétation devient étonnante, hésitante, ouverte et singulière ; sachant qu'en rester à une simple réflexion immédiate serait une action intellectuelle nécessaire, mais insuffisante pour philosopher. Ne faut-il pas toujours vouloir sur-réfléchir, c'est-à-dire toujours vouloir méditer en se recueillant au cœur des choses et de soi-même afin de mieux interroger ses sensations, afin de mieux comprendre ou connaître, précisément en suspendant ses premières évidences et en recommençant toujours à réfléchir pour saisir de nouvelles différences ou nuances dans ses interprétations ?

   Puis, dans ce prolongement qui s'étire parfois sur une très grande durée, une méditation découvre de multiples difficultés, notamment celle d'une très étrange distance entre le monde et soi-même, ainsi qu'au cœur de soi-même, tout en se sachant responsable de soi-même, et tout en partageant des valeurs avec autrui.[5] Car celui qui médite, celui qui se pense au cœur de ses pensées ouvertes sur celles des autres, cherche aussi à rapporter ses pensées singulières à celles qui les contredisent d'une manière aussi sur-réflexive et logique…

   Dans ces conditions, méditer ne consiste pas seulement à rassembler synthétiquement et instantanément, en un simple acte intuitif et conscient,[6] celui qui pense et ce qu'il pense en unifiant forme et matière, mais aussi à instaurer un processus, plus ou moins durable, où la réflexion pourra comparer, associer ou séparer les concepts qu'elle crée peu à peu. [7] Car c'est bien la réflexion, concentrée sur les relations d'un sujet avec ce qu'il pense, qui fait d'une part surgir l'intuition consciente d'une immense finitude solitaire, et qui d'autre part rassemble les divers concepts qu'elle élabore peu à peu, par exemple ceux de dépassement vers l'indéfini, d'impuissance, de séparation, de distance, d'agencement…

   Cela signifie qu'une méditation n'est concevable qu'en tant qu'acte souverain qui réfléchit les fondements invisibles du réel en les vivant intensément afin de rendre ensuite plus claire la découverte de concepts empiriques ou la création de concepts abstraits, voire de quelques inter-concepts[8] : "C'est uno actu, c'est dans l'acte même vécu dans son unité qu'une imagination dynamique doit pouvoir vivre le double destin humain de la profondeur et de la hauteur, la dialectique du somptueux et de la splendeur." [9]

   Ensuite, lorsqu'un moi se contredit en même temps que l'univers qu'il interprète, c'est parce que ce dernier ne s'accorde pas assez à ses volontés, [10] c'est parce qu'une méditation philosophique, donc une réflexion sensible, active et répétée, n'est réductible ni à une méthode critique, froide, indifférente, ni à une exigence de vérités abstraites ou formelles. En tout cas, pour Bachelard, toute méditation est, eu égard à son immense extension, toujours "polymorphe" et différemment renouvelée : "Ah ! si le philosophe avait le droit de méditer de tout son être, avec ses muscles et son désir ; comme il se débarrasserait de ces méditations feintes où la logique stérilise la méditation ! Ou plutôt, comme il mettrait à leur juste place les méditations feintes, méditations de l'esprit de finesse, de l'esprit taquin, malicieux, qui s'acharne dans une volonté de différencier, et qui a du moins la belle fonction de détendre la raideur des convictions bloquées ! L'univers se révèle perméable à tous les types de méditations, prêt à adopter la plus solitaire pensée. Il suffit de méditer assez longtemps une idée fantasque pour voir l'univers la réaliser." [11]

   Afin de s'écarter de toutes les digressions possibles et toutes les dérives étranges qui n'accorderaient que fictivement un moi et un monde, Bachelard n'oublie pas rêver, [12] de laisser parler l'obscur, mais il sait aussi maintenir par ailleurs sa conscience à un haut niveau d'intensité et de concentration : "La conscience, à elle seule, est un acte, l'acte humain. C'est un acte vif, un acte plein. (…) Une conscience qui diminue, une conscience qui s'endort, une conscience qui rêvasse n'est déjà plus une conscience." [13]

   En conséquence, pour bien méditer, Bachelard a découvert qu'il devait s'imposer un grand isolement et une grande distance à l'égard des affects de la vie quotidienne, notamment afin de toujours commencer à méditer en rendant sa pensée ouverte sur les fondements du monde et disponible au prime surgissement des choses : "La méditation solitaire nous rend à la primitivité du monde. Autant dire que la solitude nous met en état de méditation première."[14] Le philosophe dépasse ainsi la brièveté et les illusions de toute cogitatio seulement consciente en se donnant la responsabilité de rapporter les multiples instants obscurs de son devenir à de primes épreuves solitaires et primitives du monde : "Si philosopher, c'est comme nous le croyons, se maintenir non seulement en état de méditation permanente, mais encore en état de première méditation, il faut, dans toutes les circonstances psychologiques, réintroduire la solitude initiale."[15]

   Et, pour Bachelard, c'est encore dans la solitude qu'une méditation pourra découvre la complexité de son propre moi, notamment lorsqu'il finit par se contredire un peu en éprouvant toute l'intensité d'un monde[16] : "La solitude est nécessaire pour nous détacher des rythmes occasionnels. En nous mettant en face de nous-mêmes, la solitude nous conduit à parler avec nous-mêmes, à vivre ainsi une méditation ondulante qui répercute partout ses propres contradictions et qui tente sans fin une synthèse dialectique intime. C'est lorsque le philosophe est seul qu'il se contredit le mieux."[17]

   En tout cas, comme l'a expérimenté Bachelard dans ses recherches philosophiques, la solitude crée une vive et claire relation avec les profondeurs des choses qui rend sa méditation à la fois objective (avec un monde) et subjective (avec lui-même qui détermine un sens aux objets) : "C'est encore en méditant l'objet que le sujet a le plus de chance de s'approfondir." [18] En effet, une méditation ne requiert jamais une somnolence de la pensée, mais, au contraire, une sur-activation de la réflexion, laquelle n'a pas besoin que le monde la réveille puisqu'elle est précisément fondée sur l'acte de son propre éveil. Et cet éveil est inséparable de la vie du philosophe qui découvre chaque objet en se pensant lui-même, puis en repensant inlassablement ce qui, entre lui et un monde, n'a pas encore été suffisamment clarifié, expliqué, exprimé

   D'une certaine manière, cette immersion de Bachelard dans le silence de sa très étrange et obscure solitude l'a conduit à des renoncements qui font penser à ceux du bouddhisme, notamment lorsque s'imposait à lui les "formes enveloppantes" [19] de l'impensable nuit, "vide et muette", [20] qui l'absorbait alors : "Ne voir que ce qui est noir, ne parler qu'au silence, être une nuit dans la nuit, s'exercer à ne plus penser devant un monde qui ne pense pas, c'est pourtant la méditation cosmique de la nuit apaisée, apaisante. Cette méditation devrait unir facilement notre être minimum à un univers minimum."[21]

   Différemment de la sagesse du bouddhisme, très souvent religieuse, Bachelard a ouvert sa méditation sur un univers minimum et non sur un monde vide, précisément afin de renoncer à tout ce qui l'empêchait de penser, de rêver et surtout de toujours questionner.[22] Pour cela, il a dû accepter de demeurer dans sa propre nuit "paisible", [23] dans sa propre volonté de solitude, mystérieusement active, mais assurément métaphysique, y compris dans l'acte où elle se confrontait à ses propres illusions en effectuant la synthèse de son moi et de son non-moi sur un fond de néant, c'est-à-dire dans la conscience qui rattachait son anéantissement (très relatif) à quelques renaissances : " Je ne me décrirai donc tel que je suis qu'en disant ce que je ne veux plus être. (…) Je ne m'apparaîtrai clairement à moi-même que comme la somme de mes renoncements. Mon être, c'est ma résistance, ma réflexion, mon refus. Ce n'est d'ailleurs que dans le récit de mes renoncements que je prends pour autrui une apparence objective. C'est par la comparaison de nos renoncements que nous avons quelques chances de nous ressembler, c'est-à-dire de trouver ailleurs l'écho de notre volonté. (…) L'effort métaphysique pour saisir l'être en nous-mêmes est donc une perspective de renoncements. Où trouver alors le sujet pur ? Comment puis-je me définir au terme d'une méditation où je n'ai cessé de déformer ma pensée ? Ce ne peut être qu'en poursuivant jusqu'à la limite cette déformation : je suis la limite de mes illusions perdues."[24] Et c'est bien sur cette limite que vibrait une méditation concernant l'inachèvement d'un moi qui ne savait jamais qui il était. [25] 

   Ainsi, les méditations philosophiques de Bachelard ont-elles été produites par l'action d'une pensée volontairement solitaire, réfléchie, critique, voire dialectique, qui s'est concentrée en s'approfondissant, en se niant et en interrogeant ses multiples pensées singulières selon trois perspectives distinctes, toujours soucieuses de chercher de nouvelles vérités complètement  vécues, [26] par rapport à un moi, par rapport aux autres et par rapport à l'infinité de la Nature !

 

[1] Pour Épicure, il faut "méditer jour et nuit." (Lettre à Ménécée)

[2] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p. 233.

[3] Bachelard, Le Droit de rêver, PUF, 1970, p.234.

[4] Bachelard, Le Droit de rêver, PUF, 1970, p. 234.

[5] Epictète a écrit dans ce sens : "Garde tes pensées, mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu'elles soient l'objet de tes conversations avec toi-même, avec un autre." (Entretiens, III, 14).

[6] Pour Aristote, "l'acte (ένεργεία)  est le fait pour une chose d'exister en réalité et non de la façon dont nous disons qu'elle existe en puissance" (Métaphysique, VI, 1048).

[7] Pour Bachelard, par exemple, "C'est au moment où un concept change de sens qu'il a le plus de sens, c'est alors qu'il est, en toute vérité, un événement de la conceptualisation." (Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, p.56).

[8] "C'est-à-dire des concepts qui ne reçoivent leur sens et leur rigueur que dans leurs relations rationnelles." (Bachelard, La Poétique de la rêverie, 1960, p. 46) .

[9] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, p.126.

[10] "Il suffit de méditer assez longtemps une idée fantasque pour voir l'univers la réaliser." (Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.236).

[11] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.235-236.

[12] "Le moindre objet est pour la philosophe qui rêve une perspective où s'ordonne toute sa personnalité, ses plus secrètes et ses plus solitaires pensées." (Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.236).

[13] Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, 1961, p.5.

[14] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.236.

[15] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.243.

[16] "En effet, si je m'observe, «je est un autre». Le redoublement de la pensée est automatiquement un dédoublement de l'être. La conscience d'être seul, c'est toujours, dans la pénombre, la nostalgie d'être deux. (…) En moi méditant – joie et stupeur – l'univers vient se contredire." (Bachelard, Le Droit de rêver, PUF, 1970, p. 234-235).

[17] Bachelard, Le Droit de rêver, PUF, 1970, p.244.

[18] Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, p.170. 

[19] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.238.

[20] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.242.

[21] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.240.

[22] "Dans le rêve abyssal n'y a-t-il pas des nuits où le rêveur se trompe d'abîmes ? Descend-il en lui-même ? Va-t-il au-delà de lui-même ? Oui, tout est questions au seuil d'une métaphysique de la nuit." (Bachelard, La Poétique de la rêverie, 1960, p. 128).

[23] Bachelard, Le Droit de rêver, Fragment d'un journal de l'homme. PUF, 1970, p.242.

[24] Bachelard, Études, 1934-35, Vrin, 1970, p.94-95, 96, 97.

[25] "Je me trompais sur les choses. Je ne suis donc pas vraiment celui que je croyais être." (Bachelard, Études, Vrin, 2002,  p.77 et 83). 

[26] Comme pour Jules Lagneau : "Le critérium de la vérité, c'est d'être vécue, c'est-à-dire sentie et rendue avec l'être tout entier, avec celui du penseur, et celui des autres esprits qui parlent sa langue (et même non)." (Célèbres leçons et fragments, Quelques notes sur Spinoza, PUF. 1964, p.51).

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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