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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'indiscernable

Jura, janvier 2014

Jura, janvier 2014

- L'indiscernable point de surgissement d'étranges lueurs

   

   Dans l'épreuve des perceptions complexes du monde des phénomènes, le rapport entre deux images distinctes est non seulement imperceptible, invisible ou inconscient,[1] mais il est surtout indiscernable, y compris par la conscience la plus attentive. Ensuite, dans l'interprétation d'images successives ou simultanées,[2] nul ne sait quelles forces y font converger l'imaginaire et le réel, le physique et le mental. S'impose alors une impossible compréhension de ce qui semble obscur, vide ou tout à fait paradoxal.

   Par exemple, dans le champ empirique de l'interprétation des images cinématographiques, Deleuze a évoqué l'action d'un très mystérieux "point d'indiscernabilité" [3] entre l'objectif et le subjectif, l'actuel et le virtuel, le clair et l'obscur… En fait, ce point insaisissable peut d'abord être dit transcendantal puisqu'il rend possibles de multiples interrogations très différentes ; il n'est pas un point neutre qui ne serait ni visible, ni invisible, ni distinct, ni indistinct, comme un très relatif vide préalable. Il n'est pas davantage  un point de confusion, un demi-ton ou une couleur grise. Il est simplement un invisible interstice entre deux images : "L'interstice est premier par rapport à l'association. (…)L'interaction de deux images engendre ou trace une frontière qui n'appartient ni à l'une ni à l'autre. (…) Le tout devient la puissance du dehors qui passe dans l'interstice…" [4]  

   En fait, cette frontière est étrange au sens où elle renvoie à deux perspectives imagées, du reste complémentaires, qui semblent émaner d'un très mystérieux point commun, lequel mettrait à la fois sur le seuil de la conscience de quelque chose d’invisible (la puissance du dehors), ou bien sur le seuil des poussées de la pensée inconsciente, voire sur le seuil d’une insaisissable différence entre le sensible et l'insensible, ou enfin sur le seuil qui laisse un peu imaginer l'influence d'un vide en dépassant ainsi ladite conscience.

   Néanmoins, une autre interprétation est possible, celle de Paul Valéry qui affirmait que ce mystérieux point invisible devrait fonder secrètement la vague unification de chaque représentation : "Il existe un point d'où l'étrange, ni le banal, ni le neuf, ni le vieux ne peuvent plus se voir." [5] Les créations culturelles surgiraient alors de ce simple point pour que vivent des fictions et pour que se réalisent des fantasmes (φάντασμα).

   En tout cas, lorsqu'un "point d'indiscernabilité" rend possibles de dynamiques relations invisibles entre le réel et l'irréel, hors de tout seuil perceptif qui rétablirait la possibilité d'une vérité perspectiviste impliquant le concept de la distance, Deleuze va plus loin dans l'analyse en situant ce point dans un ensemble en devenir : "C'est comme si le réel et l'imaginaire couraient l'un derrière l'autre, se réfléchissaient l'un dans l'autre..." [6]

   Dans ces conditions, ce point de vue dynamique, d'une interaction entre de brèves présences différentes, crée un sentiment étrange, ni familier ni exilé, où le vécu est comme suspendu à un indiscernable point d'équilibre entre le visible et l'invisible, la passivité et l'activité, un accueil et une anticipation… Et cet étrange point de contact d'un dedans avec un dehors, d'une présence avec une absence, semble comme un seuil dont la présence instable paraît vite inquiétante, en attendant de susciter un début de réponse par quelques lueurs de la pensée…

   En effet, sur ce seuil indiscernable et mouvant, lorsque le sentiment angoissant de sa propre finitude mortelle s'impose beaucoup trop, chaque être humain peut cependant espérer ouvrir les portes de sa finitude sur l'infini, c'est-à-dire se mettre au bord d'une impensable et imprévisible réalité parfaite, ou bien chercher à avoir, en chacun de ses instants vécus intensément, un fulgurant contact avec l'éternité, sans pour autant chercher à fusionner avec une impensable réalité transcendante.

   Quoi qu'il en soit, au cœur d'une situation étrange, comme dans celle de la découverte et de l'interprétation d’une œuvre d’art, le "point d'indiscernabilité" agit secrètement en faisant converger des pulsions vers un seul but, celui de s'ouvrir sur des différences et des distances, ou bien, au contraire, pour les artistes surréalistes, celui d'un étrange point d’unification ainsi évoqué par André Breton : "Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point…" [7] Non imposé par une conscience souveraine, le point virtuel d'indiscernabilité agit alors selon le hasard, dit objectif, qui se joue de sauter d'une représentation, imagée ou non, vers une autre.

   En définitive, quelle que soit l'interprétation du "point d'indiscernabilité", il serait pertinent pour un artiste de s’écarter du désir d'imiter les apparences en se laissant dominer par les phénomènes. Et il importe pour une interprétation philosophique de valoriser des créations qui seront soucieuses de produire quelques vérités à la fois sensibles et intellectuelles, certes plus intellectuelles que sensibles lorsqu'elles sont désirées moins étranges, un peu comme celles qui indiquent comment elles rendent possibles leurs imprévisibles et très discrètes apparitions. ..

 

[1] D'abord pour Leibniz.

[2] Deux images contiguës étant du reste perçues successivement.

[3] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, Minuit, 1985, p. 17.

[4] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, op.cit., p. 234-237.

[5] Valéry (Paul), Œuvres, II, p.644.

[6] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, op.cit., p. 15.

[7] Breton (André), Second manifeste, Kra, p.10.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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