Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
24 Septembre 2022
- La banalité-refuge peut-elle conduire à faire du mal ?
La valeur de la banalité dépend-elle uniquement des faits en tant que tels, comme le pensait Hannah Arendt ? Concernant les crimes du tortionnaire nazi Eichmann, elle affirmait : "Je n'ai parlé de la banalité du mal qu'au seul niveau des faits. (…) Il ne s'est jamais rendu compte de ce qu'il faisait." [1] Est-ce vraiment certain ? Une sournoise mauvaise foi, au sens sartrien, n'était-elle pas aussi possible. En tout cas, banaliser un crime semble plutôt paradoxal dès lors qu'un jugement moral que l'on porte sur un fait ne saurait être seulement déterminé par ce fait, mais plutôt par une valeur supérieure à tous les faits susceptibles d'être jugés. Et cette valeur morale, si on la veut universelle, devrait pouvoir éclairer toutes les valeurs, et non se réduire à quelques faits exceptionnels qui, eu égard à leurs relations contradictoires et parfois associées à d'autres, sont souvent incompréhensibles.
Pour comprendre un fait, il serait par exemple souhaitable de l'intégrer dans un ensemble compréhensible qui pourrait être celui de la Loi (d'abord biblique) ou bien de la Morale universelle des droits de l'homme. Dans les deux cas, la Morale affirmerait, d'une manière conforme au principe de l'universalité nécessaire de la raison présente en chaque homme, que nul ne doit tuer un autre être humain. Et cette Morale pourrait ensuite inspirer diverses éthiques particulières, notamment celle de l'obligation d'obéir aux règles d'une société ; ces règles étant du reste très variables, mais dans les conditions où elles ne seraient pas funestes.
Ou bien, d'une manière plus simple, la Morale serait donnée par l'humanité elle-même lorsqu'elle est considérée à partir de la valeur inaliénable de chacun. Car, hors de tout point de vue réducteur, c'est par exemple, pour Levinas, dans le face à face avec le regard singulier[2] d'un autre être humain qu'émane, sans médiation, l'impossibilité sensible et intellectuelle de lui porter atteinte sans nuire à sa propre humanité.
En effet, chaque regard humain peut exprimer une possible ouverture sur le secret d'une infinité qui dépasse toutes les formes matérielles. En tout cas, l'autre cesse vraiment d'être une chose, lorsque l'on accueille son regard singulier : ouvert, et libre. Dès lors, l'immanence des phénomènes ne suffisant pas pour rassembler les hommes, le regard (et non un organe comme l'œil) permet bien d'accueillir l'autre, et de ne jamais tenter de lui nuire, voire, comme pour Jankélévitch, de sacraliser la valeur de l'autre en oubliant la sienne : "Ce qui est sacré pour moi et qui est l’objet de mon souci quotidien et de ma constante sollicitude, ce ne sont pas tellement les droits de l’être humain en général, au nombre desquels figurent les miens, ce sont avant tout les droits de l’autre, et ce sont plus particulièrement les tiens — car je travaille pour tes droits, et non pas pour les miens : le premier de mes devoirs est le respect d’autrui, de sa dignité, de ses droits, de son honneur…" [3]
De ce point de vue qui associe et accueille deux sujets, nul ne peut (et ne doit moralement) juger que des faits (et non des personnes), et les crimes contre l'humanité ne sont jamais banals ; ils sont même honteusement extraordinaires dans leur néfaste efficacité.
En tout cas, faire du mal, c'est-à-dire nuire à quelqu'un ou à un groupe d'êtres humains, relève d'abord d'une mauvaise volonté ou d'une absence de volonté du bien qui n'est pas banale, mais exceptionnelle, dès lors qu'il s'agit de supprimer des vies humaines plutôt que de s'en savoir solidaire.
Certes, le lieutenant-colonel des S.S. Eichmann avait pris l'habitude de se réfugier dans la banalité du conformisme imposé quotidiennement par le régime nazi, mais en se comportant comme la masse rassurante impersonnelle et collective qui constituait cette société ignoble, il n'était pas inéluctable pour lui de devenir seulement inauthentique, non responsable de lui-même et de l'humanité en perdant les repères de sa propre humanité dans ce que Lucien Jerphagnon a considéré comme une banalité-refuge. [4] Cependant, la banalité du conformiste, de celui qui tend à calquer son comportement sur celui des autres, ne supprime pas vraiment la valeur unique de sa propre singularité si, comme pour Jerphagnon, "c'est être différent déjà que de se vouloir comme les autres." [5] Mais rien n'est certain à ce sujet. Qui peut vraiment savoir si le refuge de la banalité est déterminé par des discriminations volontaires ou non ?
On peut seulement supposer que le refuge sécuritaire de la banalité qui rend tout comportement ordinaire et commun a pu inspirer la "fausse" bonne conscience du tortionnaire nazi Eichmann. Mais c'est très confusément et d'une manière monstrueuse qu'il a pu ensuite associer sa conscience grégaire à une très rassurante et stable éthique du devoir, fondée sur une obligation bureaucratique et fonctionnelle. En tout cas, cette morale est bien loin de la conception kantienne d'un devoir fondé sur une volonté librement formelle et universelle, et dans cette perspective, le devoir formel, déterminé par une volonté, exclut de n'agir que pour une seule patrie, un seul peuple et un seul chef…
C'est donc cette confusion due à un manque de pensée volontaire et à un manque de sensibilité envers la souffrance des autres qui est misérablement regrettable. C'est aussi ce manque d'authenticité, de moralité, de dialogue avec l'autre et de volonté qui n'est pas humain ! Car ce n'était pas la banalité-refuge qui était seule en jeu pour inspirer de faire le mal, mais aussi le fait d'agir sans l'avoir vraiment voulu d'une manière singulièrement et universellement responsable !
En définitive, le bon vouloir d'agir sans inhumanité, sans lâcheté et sans risquer de jouer un rôle historique aussi ignoble, ne dépend pas seulement du refus de la banalité d'un monde politique et social totalitaire, mais surtout de la conscience individuelle et volontaire qui devrait reconnaître son humanité dans la valeur inaliénable qu'elle attribue à autrui pour éclairer tous ses rapports au monde, aussi bien sociaux que naturels.
[1] Arendt (Hannah), Eichmann à Jérusalem, folio histoire n°32, p.494.)
[2] Levinas, Humanisme de l'autre homme, LDP n°4058, 2012, p.60.
[3] Jankélévitch, Paradoxes de la morale, Seuil, pp.145-165.
[4] Jerphagnon (Lucien), De la banalité, op.cit., p.184.
[5] Jerphagnon (Lucien), De la banalité, op.cit., p.188.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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