Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Octobre 2022
Ponge et le parti pris de nommer et de penser les choses banales
Pourquoi prendre le parti pris des choses ? Pourquoi ce projet ou ce prétexte de Francis Ponge de vouloir donner à chaque objet, y compris les plus banals, la première place, y compris avant la poésie elle-même ? En fait, ce parti pris se veut objectif, car il est mû par "la vénération de la matière".[1] En fait, ce parti pris matérialiste ne rend pas seulement compte, même violemment, des fragments multiples de quelques réalités banales, proches, particulières et finies, car il est inséparable du désir de nommer les choses, sans doute afin de les rendre plus authentiques, plus familières, mais surtout afin de les exprimer avec rage et de les penser d'une manière poétique et philosophique : "En revenir toujours à l'objet lui-même, à ce qu'il a de brut, de différent : différent en particulier de ce que j'ai déjà (à ce moment) écrit de lui."[2]
En tout cas, le poète utilise les mots précis et épais de la tribu (les signifiants) pour mieux exprimer et penser les choses muettes les plus ordinaires, les qualités particulières de choses d'abord insignifiantes, voire dérisoires, d'une manière raisonnable à partir de quelques précises comparaisons adéquates, et parfois ludiques : "Boue si méprisée, je t'aime. Je t'aime à raison du mépris où l'on te tient." [3]
Selon Sartre, Francis Ponge aurait ainsi cherché à se minéraliser dans "le suaire de la matière." [4] Cela n'est pas certain, car sa démarche poétique qui préconise l'Objeu, associe les indéterminations d'une expressivité nominaliste au désir de rendre compte des déterminations substantielles et harmonieuses du monde : "Qu'on le nomme nominaliste ou cultiste ou de tout autre nom, peu importe : pour nous, nous l'avons baptisé l'Objeu. C'est celui où l'objet de notre émotion placé d'abord en abîme, l'épaisseur vertigineuse et l'absurdité du langage, considérées seules, sont manipulées de telle façon que, par la multiplication intérieure des rapports, les liaisons formées au niveau des racines et les significations bouclées à double tour, soient créé ce fonctionnement qui seul peut rendre compte de la profondeur substantielle, de la variété et de la rigoureuse harmonie du monde." [5]
En définitive, le renforcement de la banalité des choses de la vie quotidienne par des mots simples et bien accordés, les plus simples qui soient, permet de fuir toute expression lyrique ou métaphorique[6] qui détournerait certes chacun de la présence commune des choses. Et cette présence qui associe les jeux de la lumière et des vents relève, selon Étiemble, d'un "essentialisme" qui "se nuance d'impressionnisme et d'existentialisme." [7]
Quoi qu'il en soit, la contemplation attentive et parfois merveilleuse des choses a conduit Ponge à mieux donner à voir et à exprimer d'une manière pertinente, descriptive, presque phénoménologique, notre si étrange relation au monde des choses. Et cette étrangeté a d'abord été surtout vécue, avant d'être interprétée,[8] toujours en comparant plusieurs images : "Chaque flaque est alors comme une aile de papillon placée sous vitre, mais il suffit d'une roue de passage pour en faire jaillir de la boue."[9]
La rencontre banale des objets du quotidien les plus divers devient ainsi familière, non parce que ces objets sont connaissables, mais parce que celui qui les perçoit est moins étranger à lui-même lorsqu'il échappe à la fascination des choses en les nommant et en les pensant d'une manière sensible, philosophique, et surtout poétique : "Mais une raison qui ne lâcherait pas en route le sensible, ne serait-ce pas cela, la poésie : une sorte de syl-lab-logisme ? "[10]
[1] Ponge (Francis), Pièces, Ode inachevée à la boue, Poésie / Gallimard, NRF, 1962, p.93 .
[2] Ponge (Francis), La Rage de l'expression, Berges de la Loire, Poésie / Gallimard, NRF, 1976, p.9.
[3] Ponge (Francis), Pièces, Ode inachevée à la boue, op.cit., p. 61.
[4] Sartre (Jean-Paul), Situations 1, Gallimard, 1947.
[5] Ponge (Francis), Pièces, Le nous quant au soleil. Initiation à l'objeu, op.cit., p.137.
[6] En se limitant donc à de simples comparaisons, alors que, pour Giraudoux, une métaphore serait : "une métempsychose des pensées banales." (Cité par Magny, Précieux Giraudoux, Seuil, 1945, p.83).
[7] Étiemble, Encyclopædia Universalis, vol. 13, 1968, p.323.
[8] Ponge (Francis), Pièces, La Pomme de terre, op.cit., p.67.
[9] Ponge (Francis), Pièces, Éclaircie en hiver, op.cit., p.48.
[10] Ponge (Francis), Pièces, La nouvelle araignée, op.cit., p.174.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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