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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Kant et le sublime

Turner

Turner

Kant et le sublime.

   Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant  reprend la problématique du sublime à partir de la faculté (dite réfléchissante et non déterminante) du jugement. Cette faculté est un don de la nature qui conduit jusqu'au Kampfplatz de la métaphysique, en passant par la métaphore de l'archipel des facultés.  [1]Car le jeu des dites facultés (sensibilité, imagination, entendement, raison théorique et pratique) s'abîme dans le sentiment sublime (Erhaben) qui est indépen­dant des objets sublimes de la nature dont les concepts comportent une fin déterminée. Ce jeu est donc pensé à partir de la présentation inappropriée que l'imagination effectue en rendant sensible le concept de quantité et en faisant comme si (als ob) l'objet n'était pas là. En fait, le sentiment sublime traduit d'abord pour Kant un échec de l'imagination, un échec de cette faculté de la simple présenta­tion (blosse Darstellung). Tendue vers un progrès indéfini, l'imagination procure en effet des images à des concepts élargis, mais elle s'avère incapable de juger ce qui est absolument grand, ce qui est "grand au-delà de toute comparaison"[2], c'est-à-dire inimaginable, imprésentable,[3] comme l'image d'une montagne ou d'un océan. Certes, l'évaluation d'une grandeur paraît toujours subjective. Mais elle est surtout instable : "Les représentations s'évanouissent dès qu'elles sont saisies"[4]. Non seulement l'imagination est impuis­sante dans la présentation d'une idée (celle du Tout), mais elle s'abîme en elle-même d'une manière émouvante, effrayante, lorsqu'elle atteint son maximum et découvre son impuissance. Elle gagne en extension (Erweiterung), en puissance (Macht), puis elle se perd, parce qu'elle ignore où se trouve la bonne distance… À cause de ces oscillations, il n'y a pas de concept du sublime ; son non-concept est donc l'épreuve du bord de l'illimité. Il est l'épreuve du caractère incommensurable du sensible et de l'Idée. Eu égard au sublime, qu'apporte l'art caché du schématisme de Kant ? Il demeure l'œuvre de l'imagination qui effectue ses diverses synthèses. Sachant que le schème qui concerne cette épreuve est de nature mixte, c'est-à-dire une représentation intermédiaire et phénoménale, "d'un côté intellectuelle et de l'autre sensible", [5] la grandeur mesurée par le schème varie forcé­ment à chaque présentation. De plus, elle ignore l'idée du hors-limite, ainsi que les idées de l'infini et de totalité (l'unité d'une diversité) qu'apporteraient la raison. Car, dans le sentiment du sublime, la synthèse, effectuée par l'imagination qui s'y déborde, est chaque fois l'anticipation d'une union des facultés psychiques portant une grandeur jusqu'à la limite d'un tout, sans parvenir à constituer l'unité de ce tout. Cette anticipation psychique vise donc un au-delà illimité, un non-représentable qui ne sera pas présenté et qui ne l'a jamais été. Le schème anticipé de cette recherche est donc celui d'une union impossible eu égard à une grandeur qui paraît chaque fois absolu­ment grande et différente. La synthèse anticipée de l'imagination est ainsi bloquée. Elle atteint chaque fois son maximum dans un sentiment sublime parce qu'elle ne parvient pas à s'accorder avec les autres facultés comme cela serait le cas dans le jugement du beau. Pour Kant, le sublime se distingue du beau en ce qu'il « dépasse » ou excède notre entendement par une exaltation mystique (Schwärmerei) qui est une divagation de l'imagination. Par-delà les œuvres de l'art, Kant vise alors un absolu spirituel. Il rattache donc le sublime à un "plaisir" purement psychique, spécifique, paradoxal. Pensable, mais sans être conceptualisable, ce plaisir se distingue de celui du beau en ce sens qu'il est indépendant des sensations, donc immatériel. Il naît au contact de ce qui est sans mesure et de ce qui échappe à toutes les mesures, porté par l'idée de l'infini. L’imagination ne sert plus de relais entre le passif et l'actif comme dans le libre jeu des facultés qui faisait éprouver le sentiment libre et désintéressé, sans fin et nécessaire de la beauté. Le jugement de goût kantien ne renvoie plus au plaisir de penser qui suspend le temps, et il ne dépend plus d’un accord subjectif avec la forme pure d’un objet (comme un ornement). L'imagination échoue en effet parce qu'elle bute sur le bord d'une limite inconcevable. Elle reste dans le champ de l'indéfini. Elle s'épanche, s'enlève devant l'indépassable, l'absolu­ment grand, le sans figure, le "sans forme - formlos".[6] Et ce dernier n'est pas un oxymore, mais un état sauvage, un état brut de la nature (an der rohen Natur) qui n'est pas neutre au sens d'une virtualité puisqu'il est un état impensable et figé. Effrayant et attirant, aussi contradictoire que l'imagination peut l'être d'une manière générale (par sa nature à la fois spontanée et réceptive), le sublime heurte la sensibilité tout en l'exaltant. Les sentiments produits sont donc à la fois terribles (répulsions) et pourtant attirants (arrêt de la faculté de désirer) - Abstossen / Anziehen - eu égard à leur grandiose ouverture sur l'illimité que seule la faculté rationnelle du suprasensible pourrait penser. Comme pour l'épreuve de la Schwärmerei (qui n'est pas seulement une maladie de la raison), les schèmes mixtes de Kant conduisent l'analyse du sublime sur deux axes inséparables : celui de la sensibilité et celui de la raison. L'épreuve du sublime reste ainsi nouée par ces deux axes en produisant un sentiment contradictoire de plaisir (en un accord avec l'Idée infinie de la Raison qui l'élargit) et de peine (incapacité de l'imagination à saisir une grandeur absolue) : "La satisfaction qui procède du sublime ne comprend pas tellement un plaisir positif que bien plutôt admiration ou respect, et elle mérite aussi d’être dite un plaisir négatif". [7]Pourtant ce plaisir élève au sérieux (Ernst) par la suspension ou par l'arrêt du jeu des forces sensibles, dès lors que le respect et l'admiration se rapportent à la loi morale. Le plaisir du sublime est en fait dit négatif, eu égard aux sensations, puisqu'il est seulement moral. Il prouve qu'une grande quantité subjective de vertu n'a pas encore été reconnue. L'âme dépasse en effet toute mesure. Dans ce cas, le sublime ne renvoie pas précisément à quelques objets grandioses de la nature susceptibles de terrifier (éclairs, coups de tonnerre, volcans, ouragans, océans...). Il désigne une peur surmontée, vaincue par l'âme lorsque l'homme a triomphé des contingences terrestres. Nul n'a l'idée de cette représentation subjective qui prétend cependant à une adhésion universelle puisqu'elle permet de découvrir la nécessité de la faculté morale.

 

De l'esthétique à l'éthique. En réalité, Kant veut surtout créer, à partir de l'échec de l'imagination (faculté qui donne beaucoup à penser et qui unit la sensibilité et l'entendement), une autre manière de penser, et notamment en fondant un rapport avec l'Idée absolue de la Loi. L'imagination, faculté du milieu (Mittelglied), faculté des intuitions et des présentations, faculté active et passive, est en effet dépassée lorsque le droit prévaut sur le fait, lorsque l'Idée domine le sensible. Le tribunal de la raison est alors ouvert pour écarter l'imagination qui est inférieure à la Raison. Car cette dernière, cette faculté des Idées qui échappe aux formes sensibles, cette "faculté de l'âme qui surpasse toute mesure des sens" [8] sait prévoir, anticiper, totaliser et unifier. Elle a, pour cela, le pouvoir de légiférer librement. Elle dépasse le sensible parce qu'elle est à la mesure de l'inconditionné, de toute grandeur absolue. Elle impose donc l'Idée de la Loi à l'imagination pendant que cette dernière se fait violence en se sacrifiant…  Certes, la pensée de Kant est inséparable d'une croyance sans réserve en l'idée d'une nature humaine bien établie. Or, cette prétendue essence permanente de l'homme est en réalité violente, inhumaine, au mieux non humaine, puisqu'elle vise une fiction impossible à réaliser, une fiction qui est la source de multiples ponts symboliques fondés par le "comme si". Et chaque comme si, source d'accords entre les deux versants de l'homme, être rationnel d'un côté et animal de l'autre, tourne autour d'un axe bipolarisé, d'un axe constitutif de schèmes mixtes. Ce manque de moyen terme (ou d'entre-deux) est remplacé par la violence de la Loi qui s'oppose à celle de la Nature. Et le sentiment sublime permet cette substitution dès lors qu'il conduit au détachement de soi en supprimant l'emprise des sens sur l'Idée, en élevant l'homme au-dessus de son animalité, en le rendant indigne du sensible et en le détachant de ses faiblesses sensorielles. En fait, le rapport au sublime a surtout été nécessaire à Kant pour instaurer un pont entre le sensible et les Idées de la Raison, ces dernières devant fonder la Loi morale, voire la Morale  : " Le vrai sublime doit toujours avoir un rapport à la manière de penser, c’est-à-dire à des maximes qui visent à procurer à ce qui est intellectuel et aux Idées de la raison la domination sur la sensibilité".[9] Chacun pourra, dans ce prolongement, triompher des contingen­ces terrestres, surmonter ses peurs intimes ainsi que toutes les images terrifiantes de la nature (éclairs, tempêtes, coups de tonnerre, avalanches, ouragans...) : "Et nous nommons volontiers ces objets sublimes, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de l’habituelle moyenne et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’un tout autre genre, qui nous donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature".[10] Ce n'est donc pas le sublime (en tant qu'attribut d'un objet) que privilégie Kant mais sa présentation dans la pensée de celui qui juge à partir des extrêmes et non à partir d'une voie moyenne. Par ailleurs, Kant n'a pas cherché à penser un éventuel rapport entre le style de la nature (simple et sublime) et le style de l’art (présentant l'absolu de manière complexe). Car sa pensée du sublime (comme celle du beau), échappe à la figuration, à la présentation. Sa démarche, centrée sur des jugements réfléchissants, est en effet librement intériorisée, hors de la qualité des objets, et concentrée sur l'échec de l'imagination. Ce qui rend difficile un ouvert de l'art sur la Morale (ou inversement). Les voies se contredisent, l'une élève, l'autre abaisse. Tout épanchement très fort, toute exaltation, toute surabondance (Überschwengliche) est ainsi pour Kant une modalité excessive et subjective, inséparable de l'émotion sublime qui devrait conduire à l'idée sacrée du Bien.

 

L'enthousiasme ou le raisonnable. Cette surabondance conduit à l'enthousiasme qui n'est pas une passion, mais seulement une affection aveugle, passagère et déchaînée (sans aucun principe, sans réflexion), qui entrave, sans la supprimer, la liberté tournée vers l'idée du Bien. L'enthousiasme n'est donc pas une passion au sens passif, mais plutôt un débordement sublime, une exaltation lorsque Est Deus in nobis. Dans le cas contraire, l'existant se désirerait avec vigueur en croyant rencontrer le suprême désirable, et l'amour de son propre avantage créerait un intérêt non moral. Certes, une colère indignée et un désespoir révolté sont également sublimes. Mais leur puissante tension, durable et vigou­reuse, esthétiquement sublime, n'est pas éthique. En tant qu'Affekt, la tension emporte sans vraiment satisfaire la raison. Dans ces conditions, ne conduit-elle pas à quelque violence ?  Sans doute, car le passage vers l'éthique n'est pas encore établi. Il ne l'est pas davantage à partir de l'enthousiasme qui fait progresser, quoi qu'en pense Kant, au-delà de la présentation sensible vers un infini abstrait, sans objet, c'est-à-dire vers les Idées de la raison qui échappent à toutes les présentations et à tous les exemples. L'enthousiasme reste sourd aux réalités complexes. Et si, d'une certaine manière, il conduit au respect (à ce pur sentiment moral), ce dernier ne saurait vraiment humaniser puisqu'il sacralise l'humain au lieu de libérer l'existant. Il ne fait que plaquer une Idée absolue sur la réalité (de n'importe quel prochain, comme de l'homme universel), au lieu de rendre possible l'amour (ébauché) de chaque singularité, de chaque altérité singulière, non parce que l'autre est singulier, mais pour qu'il le soit de manière continue afin d'être reconnu comme tel, malgré ses manques et ses errances. Le drame inhérent au sublime est-il alors supprimé ? Il est possible d'en douter, car il reste une coupure entre la causalité libre et la loi morale. Cette coupure est une tranchante abstraction qui ne saurait être effacée sans sacrifier la liberté qui l'a posée avec un noble enthousiasme et avec la force du sublime. Car, pour s'accomplir, cette liberté devrait se dépouiller de ses affections et créer une satisfaction négative (désintéres­sée, celle de la raison). Ce qui est impossible pour un existant. Ensuite cet acte libre devrait toujours recommencer son sacrifice froidement, avec la même impassibilité. En tout cas, il n'y a pas d'autre possibilité, pour l'éthique de Kant, que celle qu'apporte la Raison qui est dite absolue, suprasensible, fin suprême, alors qu'elle reste inséparable de la violence du sacré. Par conséquent, pourquoi ne pas suivre une autre voie, celle qui fait douter de ses propres emportements, du négatif qu'ils contiennent, sans les remplacer comme Kant par la froideur de la Loi ? Il faudrait vouloir se rapprocher de l'inaccessible sans aller jusqu'à se brûler à sa bordure. Il faudrait rester à une certaine distance, dans la mesure du possible, raisonnablement, en atténuant son enthousiasme, son impétuosité… car dans le vouloir d'un accueil certes distant de l'autre, il n'y a pas de séparation absolue, mais un amour possible et mesuré des différences qui pourrait être l'une des sources de l'humanisation de chacun. En tout cas, l'oubli du concept de distance (permettant de distinguer sans séparer, sans sacraliser) conduit les expériences artistiques du sublime à rester dominées par l'imagination qui se perd dans des objets éclatés. Ces derniers matérialisent diverses tensions mystérieuses entre gouffre et cime (Friedrich) ou entre l’éphémère et l’absolu (Titien)... Plus cruellement, Turner va jusqu'à peindre les forces chaotiques et catastrophiques de la nature, en déployant des taches éblouissan­tes, turbulentes, sans contour, sans transition, en associant des formes lointaines et rapprochées. Ses touches paraissent tout désagréger, voire se détruire elles-mêmes. La vérité artistique du sublime est ainsi présentée d'une manière éminemment violente, contrainte et subjective…

 

[1] Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, Traduction par Philonenko, Vrin, Paris, 1968, §23 et Remarque générale, §26 et p. 91 § 39, § 12, § 30, p. 115, § 23 et Remarque générale, § 25, § 29, Remarque générale.

[2] Kant, Ibidem.

[3] Kant, Critique de la faculté de juger, 23 et Remarque générale.

[4] Kant, Ibidem.

[5] Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, traduction de Tremesaygues et Pacaud, PUF, 1967, pp. 151-156. 

[6] Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, Traduction par Philonenko, Vrin, Paris, 1968, §23 et Remarque générale, §26 et p. 91 § 39, § 12, § 30, p. 115, § 23 et Remarque générale, § 25, § 29, Remarque générale.

[7] Kant, Ibidem.

[8] Kant, Ibidem.

[9] Kant, Ibidem.

[10] Kant, Ibidem.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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