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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La philosophie de Socrate

La mort de Socrate par David

La mort de Socrate par David

La philosophie de Socrate (470-399)

 

Sources mythiques : Platon (né en 427) a connu Socrate lorsque ce dernier avait soixante ans et lui dix-sept. C'est surtout son interprétation qui a été retenue. Pour Aristophane, Socrate était un sophiste ridicule et dangereux suspendu entre le ciel et la terre, dans un panier pour être plus près des astres (Les Nuées). Pour Xénophon (né en 430) dans les Mémorables (on devrait traduire par Souvenirs), Socrate était un philosophe.

Physiquement : tempérament robuste, puissant, violent selon Spintharos, poisson torpille qui paralysait ses interlocuteurs, qui s'abstenait de vin et de chères délicates, au nez camus, mal habillé, il portait un manteau grossier et marchait pieds nus.  

Psychologiquement : naïf et rusé, il avançait masqué selon Nietzsche : "Tout en lui est exagéré, bouffon, caricatural ; tout est, en même temps, plein de cachettes, d'arrières pensées, de souterrains." [1] (…) "Polichinelle qui se fit prendre au sérieux."[2] Il avait eu une extase lors de la campagne de Potidée en restant debout pendant vingt-quatre heures.

Socialement : selon P. Quignard, il était "usurier, bavard, importun, laid, marié, père de trois garçons, originaire d'Alôpekê, fils d'un ouvrier sculpteur et d'une sage-femme."[3] Il aimait vivre avec les hommes et allait sur les places publiques ou sous les portiques. Il fréquentait surtout des jeunes (Alcibiade), parfois des enfants (Ménon). Et il semblait accepter sa pauvreté…

Fascinant : il inspirait l'amour ou la haine

Originalité : énigmatique, il est impossible à classer. Incomparable, déroutant, comme Jésus, il n'a rien écrit.

Sage : selon l'oracle (la Pythie) de Delphes, inspiré par Apollon, il n'y avait personne de plus sage (sophos) que lui, d'où l'affirmation de Platon  : "Apollon lui avait assigné pour tâche de vivre en philosophant, en se scrutant lui-même et les autres." [4]

 

A. Le savoir nescient de Socrate, les sophistes et le démon de l'intériorité

 

La sagesse de Socrate lui est révélée par la Pythie, sans lui dire pourquoi. Sans doute dans le prolongement d'un précepte inscrit sur le fronton du temple d'Apollon à Delphes (Gnothi seauton) qui signifiait en grec ancien : « Connais-toi toi-même.» C’était, selon le Charmide de Platon, le plus ancien des trois préceptes qui étaient gravés à l'entrée du temple d'Apollon) Après réflexions et comparaisons, Socrate a découvert que cela signifiait, connaître ses limites, c'est-à-dire surtout ne pas croire savoir ce que l'on ne connaît pas. Cette sagesse négative implique que chacun soit le juge de ses propres pensées, même s'il ignore ce qu'il est lui-même, ce qu'il est véritablement, notamment pour bien vivre.

- À l'époque de Socrate, ceux qui savaient et qui propageaient leurs savoirs étaient nommés sophistes, ces démocrates du savoir qui vendaient leur savoir en le renforçant grâce à leur maîtrise de la parole (la rhétorique), voulaient convaincre en argumentant brillamment, notamment parce qu'il n'y a pas d'autre vérité que celle qui convainc. Pour Protagoras, en effet, "l'homme est la mesure de toutes choses." Relativistes, les sophistes avaient du reste inventé l'idée d'un contrat social.

- En fait, le non-savoir, le savoir nescient de Socrate n'était pas total. Il était accompagné par l'image mythique d'un démon (daimôn) qui lui conseillait judicieusement, depuis son enfance, de ne pas agir dans certains cas :  "C'est quelque chose qui a commencé dès mon enfance (ek paidos), une certaine voix (phonè tis) qui, lorsqu'elle se fait entendre, ne me prescrit jamais de faire, mais me détourne de ce que je m'apprêtais à faire."[5] Cette "voix intérieure qui révèle lorsqu'il faut s'abstenir"[6] était son bon génie (agathos daimôn), son génie intime et familier qui lui inspirait sans doute de ne pas croire savoir ce qu'il ne savait pas. Certes, cette voix intime ne signifie pas clairement. Aujourd'hui, on parlerait comme Freud d'un gendarme intérieur, d'un surmoi. En tout cas, cette voix en aussi énigmatique que celle de la Pythie à Delphes. Pour Socrate, son démon était donc un guide mystérieux qui n'était pas surhumain, mais simplement le représentant d'une idée morale. Il était, en quelque sorte, la lumière de sa pensée de philosophe, et cette lumière lui permettait de refuser l'opacité des fausses vérités ainsi que les prouesses creuses et mensongères des rhéteurs. Ainsi, entre l'humain et le divin, Socrate restait-il en retrait comme la conscience de son démon ! Plus généralement, dans le sens ordinaire et négatif où un démon per­sonnifie un manque ou un vice, on pourrait évoquer les dé­mons de certains philo­sophes, et notam­ment l'esprit de ceux qui sont possédés par l'immense ambi­tion de guider violemment les actions et les pensées des autres. Ces philosophes refusent en fait d'accorder une fonction fondamentale au doute dans leurs systèmes. Leur arro­gance les conduit à vouloir connaître à n'importe quel prix.

 

B. La méthode : critique (ironique), maïeutique et dialectique

 

- Face aux sophistes, à leurs opinions assurées et à leur savoir-faire comme rhéteurs, la méthode de Socrate a consisté à aller du négatif vers le positif, de l'ignorance vers un savoir. Comment ? D'abord, Socrate pensait, contre les sophistes, qu'aucun savoir n'est transmissible et qu'il ne savait qu'une chose, celle "qu'il ne sait rien" [7] : "Quel bonheur ce serait si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est le plus plein, il pût couler dans ce qui est le plus vide." [8] Ensuite, Socrate pensait sans doute qu'une méthode positive, celle de la maïeutique, lui permettrait d'accoucher les pensées de ses inteterlocuteurs en les conduisant vers un savoir, notamment en titillant ironiquement leurs réponses, ou bien en agissant comme un "taon". [9] Conformément à la psychologie de Socrate, on peut supposer que cette ironie ne cherchait pas à ridiculiser ses interlocuteurs,  qu'elle ne les humiliait pas, car elle ne visait que leurs erreurs ou leurs contradictions sans le moindre ressentiment. Elle les prenait au sérieux en les distinguant de leurs propos. En fait, l'ironie socratique, qui exagérait certes l'ignorance du philosophe, ne manquait pas de candeur pour orienter ses questions, elle survolait ainsi une tâche trop difficile à accomplir, elle ne se prenait pas au sérieux en étant orgueilleuse ou arrogante (comme l'affirmera l'épicurien Philodème de Gadatra). 

- L'ironie de Socrate accompagne en fait la maïeutique pour donner de la vigueur au dialogue, pour renforcer sa dialectique, c'est-à-dire cet art d'interroger et de répondre qu'il a sans doute inventé. Il s'agit en fait d'une technique de la réfutation, d'un art du dialogue juste dans une recherche de la vérité qui préconisait l'expression d'idées rationnelles, autant pour approfondir des notions empiriques (et des images) que pour constituer l'intelligibilité d'un objet par sa définition. Certes, chaque dialogue socratique aboutit à une aporie (à une impasse), mais il ne dégrade pas l'intelligence de son antagoniste.

 

C. Le projet

 

- En réalité, la Vérité demeure à l'horizon. Dès lors, l'échec de la dialectique de Socrate a néanmoins renforcé les valeurs qui la constituaient, et surtout celle de la vie du philosophe qui était ainsi mise à l'épreuve : "Une vie qui ne se met pas elle-même à l'épreuve ne mérite pas d'être vécue." [10] En effet, la philosophie de Socrate ne consistait pas seulement à vouloir créer des concepts, [11] mais surtout à assurer des valeurs capables de légitimer la réflexion à partir d'un bon vouloir. Cela peut paraître étonnant pour un philosophe qui semblait chercher des vérités raison­nables. Mais la volonté d'être clair imposait d'abord, pour lui, d'écouter cette voix intime qui, bien que mystérieuse, lui permettait de nier les convictions des sophistes, tout en rappelant l'exigence rationnelle de ne pas se contredire, voire de s'abstenir d'affirmer au moindre doute. De plus, la recherche de quelques concepts universels (par exemple celui de la Justice) permettait à Socrate de toujours persévérer, même en tant que "questionneur insupporta­ble", [12] notamment lorsqu'il traquait les contradictions, non pour atteindre l'universalité du logos, mais pour renforcer la valeur de chaque interlocuteur qui devient ainsi cohérent et authentique, notamment en sachant que pour savoir bien vivre il faudra toujours préférer la vertu [13] qui est n'est certes pas l'objet d'un savoir (comme pour Aristote), mais ce qui requiert l'amour de l'excellence, y compris s'il faut mourir pour cette vertu. Étant "celui qui sait qu'il ne vaut rien pour ce qui est du savoir", [14] Socrate échappe ainsi à la critique de Nietzsche qui le réduisait à son intelligence logique appliquant les principes d'identité, de non-contradiction et du tiers exclu :  "Ce qui a besoin d'être démontré pour être cru ne vaut pas grand-chose." [15] Mais Nietzsche a tort, Socrate ne luttait pas contre les instincts en fonction de la "superfétation du logique et (d'une) méchanceté de rachitique" [16], il faisait prévaloir sa saine volonté d'aimer le meilleur, car "nul n'est méchant volontairement." [17]

- Cette action positive d'un bon vouloir a aussi conduit Socrate à respecter les lois de la cité, à tenir vaillamment son poste au combat de Potidée, et à mourir en respectant les lois après avoir été accusé d'impiété : "Ce fut le poète (Mélétos) qui déposa la plainte au greffe de l'archonte-roi accusant Socrate non seulement de faillir à la piété à l'égard des dieux de la cité, mais encore d'en introduire de nouveaux sous la forme de voix secrètes, intermittentes, mais fréquentes, dues à la présence dans l'âme d'un démon, d'une nature inconnue jusqu'à cette date, anonyme et personnel." [18] Socrate a en effet refusé l'évasion que lui proposait Criton. Désobéir aurait porté atteinte à son amour de la cité, y compris à celui de ses lois : "Pour l'homme de bien, il n'y a aucun mal, ni pendant la vie ni une fois qu'il est mort." [19] 

 - Dès lors, le sage et philosophe Socrate (tel qu'il a été présenté par Platon) semble avoir été inspiré par l'esprit du judaïsme,[20] non comme démocrate et comme dialecticien, [21] mais dans son éminent souci de l'autre qui inspirait et qui dirigeait sa destinée : "Je suis un homme donné à la cité par la divinité." [22] On trouve en effet cette exigence constante d'intériorité dans son ouverture sur un mystérieux infini (animé par son démon) qui lui inspirait peut-être l'idée d'une Vérité universelle et la Valeur du Bien. Cet infini n'est pas vraiment grec, il n'est pas au-delà du réel, inaccessible, impossible, mais simplement ce qui est parfait, totalement actualisé comme valeur par une volonté ferme et constante de bien agir, et surtout de bien penser.

 

D. Conclusion

 

- La philosophie est-elle l'amour du savoir (et de ses vérités) ou bien l'amour de la sagesse qui serait celui de bien vivre, de vivre mieux ou de se donner la peine de vivre ? Socrate ne croit pas savoir… il ne possède pas le savoir pratique d'un métier, mais il est le plus sage parmi les sages parce qu'il sait qu'il ne sait rien (de particulier et d'universel), mais surtout parce qu'il agit bien. Le vrai savoir est ainsi un savoir-faire (non réduit à la parole, à une rhétorique), un savoir pour vivre bien et pour faire le bien à partir d'une certitude intime, non définie, donnée par x, par un démon inconnu qui pousse à questionner et à trouver un logos commun avec les autres hommes, mais surtout qui crée la valeur de ce qu'il faut aimer, et surtout préférer pour savoir-vivre en distinguant ce qui a plus ou moins de valeur.

- Bien vivre requiert alors de le faire avec les autres dans une société régie par des lois. Cette société, qui est un universel concret, implique secrètement un amour commun du bien, une pratique collective du bien. C'est en faisant le bien, en pratiquant l'excellence (l'aretê), en étant vertueux, que le bien est.

- Pour cela, Socrate va agir en écoutant les autres et en corrigeant leurs prétentions à savoir (avec une logique rationnelle – contre la rhétorique des sophistes fondée sur le vraisemblable - et avec une dialectique qui est certes aporétique). Sa méthode lui a permis de vaincre toutes les prétentions qui l'empêchaient de voir le bien, lequel demeure certes inconnu, mais en animant secrètement chacun pour bien vivre ou pour bien mourir. [23]

- Les êtres humains veulent souvent trop savoir, ou bien ils croient tout savoir. Et ils espèrent savoir au-delà du raisonnable, au lieu de penser par eux-mêmes, mais surtout contre eux-mêmes et avec les autres… en restant à l'écoute des autres. Or chacun pourrait, tout comme Socrate, douter, s'examiner, se scruter, se maîtriser, devenir le juge de ses propres pensées, chercher à se connaître, donc à réaliser une authentique vie philoso­phique… Pour cela, la prime découverte[24]  de son non-savoir crée l'humilité nécessaire pour entendre sa propre voix intérieure (infinie, celle d'un dieu privé qui inhibe l'action), et cette voix divine est bonne lorsqu'elle est voulue et lorsqu'elle inspire la vertu qui rendra plus tard possible son savoir, notamment avec Aristote…  [25]

 

 

[1] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, §4.

[2] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, §5.

[3] Quignard (Pascal), Le Démon d'Apulée, Rivages poche n°110. Préface, p.10.

[4] Platon, Apologie de Socrate, 21a, 28c.

[5] Platon, Apologie de Socrate, 31.

[6] Platon, Euthyphron, 3b;

[7] Platon, Apologie de Socrate, 21b, 23b.

[8] Platon, Le Banquet, 174d -175d.

[9] Platon, Apologie de Socrate, 30e.

[10] Platon, Apologie de Socrate, 38a.

[11] Aristote, Métaphysique, M4, 1078b, 17.

[12] Platon, Hippias Majeur, 290 e.

[13] Platon, Apologie de Socrate, 29e.

[14] Platon, Apologie de Socrate, 23b.

[15] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, §5.

[16] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, §4.

[17] Platon, Protagoras, 352 c.

[18] Quignard (Pascal), Le Démon d'Apulée, Rivages poche n°110. Préface, p.10.

[19] Platon, Apologie de Socrate, 41d.

[20] Moïse a vécu vers le XIIIe siècle avant J.-C. 

[21] "Les juifs étaient des dialecticiens." (Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, §6.)

[22] Platon, Apologie de Socrate, 33b et 31a-b.

[23] Socrate meurt pour cette valeur.

[24] Le mot conscience n'existe pas en grec ancien.

[25] Aristote, Éthique à Eudème, I, 5, 1216b, 6-8.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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