Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Juillet 2021
Les contacts du sensible et de la pensée avec le vide
Le vide (kéno) où se déploie chaque vie, y compris dans le vide interstellaire, n'est pas celui de l'impossible qui serait alors, comme pour Blanchot, un vide absolu et séparé, "la présence comme Dehors", [1] c'est-à-dire une présence sans présent, une présence immédiatement autre, un espace où il n'arrive rien, où rien ne commence et où rien ne peut commencer. En effet, dans le monde où se déploient les forces vitales, le vide est l'espace qui accueille de nouveaux possibles, comme un espace non-peint (nommé une réserve en peinture). Il s'agit d'un espace indéfini sur la toile brute, d'un espace limité qui aurait pu être peint. Et ce vide relatif et provisoire précède une action en la suspendant et en rendant possibles de nouvelles épreuves sensibles. De plus, si l'on suit Bachelard, la création artistique rencontre la même vacuité que dans la physique : "Sans doute, la physique moderne reconnaîtra que le vide est traversé de mille radiations de la chaleur rayonnante, mais elle ne fera pas de ces radiations une qualité de l'espace vide. Si une lumière se produit dans le vide d'un baromètre qu'on agite, l'esprit scientifique n'en conclura pas que le vide de Torricelli contenait du feu latent." [2]
Mais il y a aussi un vide dans toute pensée, et pas seulement celui qui est créé par l'oubli ou par une attention disponible, donc dans toute pensée non concentrée, car ouverte sur l'inattendu. Alors, pour M. Blanchot commentant S. Weil : "L'attention attend. Elle attend sans précipitation, en laissant vide ce qui est vide et en évitant que notre hâte, notre désir impatient et, plus encore, notre horreur du vide ne le comblent prématurément." [3] Alors, dans son devenir, toute plénitude intellectuelle est passagère, toute joie est éphémère, vite suivie par l'ennui, par une suspension de la pensée dans un vide sans couleur. Du reste, tout plein demande à se vider, voire à se consumer en donnant la preuve d'une impossible compréhension appropriatrice. Matisse ainsi se dédoublait : "Alors il se fait un vide – et je ne suis plus que spectateur de ce que je fais." [4] Il faudra ensuite créer pour combler ces vides, même d'une manière abstraite, en cristallisant des images autour de quelques schèmes ou diagrammes capables de les structurer, sans oublier que nier la possibilité du vide conduirait à identifier le réel à la pensée, voire à recouvrir les choses avec des mots qui prétendraient illusoirement dire toute la vérité des choses. Écartons ces naïvetés dérisoires… En réalité, le vide de l'interruption des pensées, comme à l'intérieur d'un souffle coupé, accompagne une pensée qui se cherche en attendant, à chaque nouvel instant, la naissance d'autres possibilités. Pour Nietzsche, comme pour Blanchot, "Les vraies pensées questionnent, et questionner, c'est penser en s'interrompant." [5] L'instant suivant est ainsi distinct de l'instant présent sans être vraiment séparé par un vide absolu. Relatif, le vide intime de la pensée inspirera donc de possibles retraits reposants pour l'esprit qui seront ensuite niés par des efforts créatifs.
Par ailleurs, ce vide sans pouvoir dans la pensée n'est jamais une faille inquiétante, car la conscience du vide n'est pas le vide de la conscience. De plus, ce vide ne devrait pas être confondu avec le néant, avec ce paradigme fascinant qui désigne le "vide absolu" qui résulterait de la disparition éternelle de tout ce qui est. Certes, ce pur néant coïnciderait avec la fin de toutes les souffrances, avec la disparition la plus équitable qui soit, celle de tous les êtres vivants. Mais ce nihilisme est absurde, il promeut un concept "vide sans objet" (Kant) ou un rien sans concept, c'est-à-dire un mot, c'est-à-dire l'illusion d'un mot, autrement dit, un total dehors paradoxal, "rien qu'un rien qui serait tout de même quelque chose." [6]
Ce dehors absurde et violent a néanmoins hanté la postmodernité qui s'en est inspirée en le métaphorisant. Il a ainsi été nommé "orage abstrait, vide terrifiant." [7] Puis, dans ces conditions, Deleuze ajoutait : "ce qui s'oppose à la mémoire n'est pas l'oubli, mais l'oubli de l'oubli, qui nous dissout au dehors, et qui constitue la mort." [8] Dans ce dehors infini et sans pouvoir, tout est indifférent, banal, insignifiant, sans pensée, donc il n'y a plus de repères ni plus de sujet pour dire cette absence de tout. Cette passivité absolue, cette absence infinie ne concernent personne ; cette non-présence est en effet inhabitable, totalement séparée, une absurdité absolue. Fuyons cette étrange et paradoxale promotion négative du sacré qui conduit à remplacer, comme Barthes, la vitalité du réel par un langage néanmoins anthropomorphique : "Le sujet n'est pas une plénitude individuelle qu'on a le droit ou non d'évacuer dans le langage (...), mais au contraire un vide autour duquel l'écrivain tresse une parole infiniment transformée (insérée dans une chaîne de transformation), en sorte que toute écriture qui ne ment pas désigne, non les attributs intérieurs du sujet, mais son absence. Le langage n'est pas le prédicat d'un sujet, inexprimable ou qu'il servirait à exprimer, il est le sujet (...) Ce qui emporte le symbole, c'est la nécessité de désigner inlassablement le rien du je que je suis." [9]
Dès lors, où se trouve le sujet ? Certainement pas dans une "aventure purement verbale"[10] ni dans un vide de sa propre pensée. Certes, pour Wittgenstein, il y a des suspensions dans ses jugements : "Il y a encore un large blanc dans ma pensée. Et je doute si jamais il va être accompli." [11] En tout cas, il est possible de supposer que chaque acte créatif se déploie simplement dans le vide du monde pensé par un sujet qui, sans se comprendre complètement lui-même, associe le vide et le plein, se dépasse et se crée ainsi, sans jamais se laisser réduire ou absorber par ce qu'il a fait ou par ce qu'il a dit. Cela implique, comme pour Bachelard, de se créer soi-même à partir du vide : "Le moi ne se confirme pas de soi-même, dans un fonctionnement à vide. Du moins ce fonctionnement à vide n'est point naturel, il n'est pas immédiat, il ne nous est pas accessible dans une intuition première." [12] En tout cas, ce vide, comme le silence en musique, est inséparable de l'émergence de la parole d'un homme qui crée ainsi peu à peu sa propre singularité, son propre moi empirique et son propre "centre de perspective"[13], notamment pour fonder une éthique qui se constituera à la limite du langage et du monde.[14]
[1] Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p.66.
[2] Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1938, Gallimard, Idées, 1965, p.106.
[3] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., pp.176,177.
[4] Matisse, Conversation du 14 novembre 1950, Couturier, 1962.
[5] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, op.cit., p.499.
[6] M. Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p. 217.
[7] Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p. 93.
[8] Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p.115.
[9] R. Barthes, Critique et vérité, Seuil, 1966, p.70.
[10] Lévinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p.50.
[11] Wittgenstein, De la certitude, Idées /Gallimard n°344, 1976, § 470.
[12] Bachelard, Études, 1934-35, Vrin, 1970, p.89
[13] Selon l'expression de Christiane Chauviré, L'immanence de l'ego, PUF, n°205, 2009, p.130.
[14] Chauviré (Christiane), L'immanence de l'ego, PUF, n°205, 2009, p.13.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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