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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Politique, raison et liberté

Politique, raison et liberté

Extrait de Concepts de l'amour, L'Harmattan, p.162.

 

- Une éthique raisonnable du politique devrait être fondée par des volontés libres et singulières

 

   Dans un moment historique qui est encore dominé par la violence d'une idéologie individualiste, sans doute déterminée par un système éco­nomique où chacun, par consumérisme, s'exploite lui-même tout en étant exploité par un système financier planétaire, la valeur d'une soli­darité entre les êtres humains ainsi que le maintien des liens nécessaires avec la nature ont peu d'effets. Pourtant, l'amour de l'ensemble des êtres humains ne pourrait-il pas inspirer, comme l'avait conceptualisé Buber, un modèle a priori où chacun serait vraiment reconnu dans toute sa singularité [1] ? Peut-être si le terme d'a priori n'est pas conçu, à la manière de Kant, comme un concept abstrait, universel et nécessaire, mais plutôt comme un simple commencement qui pourrait fonder une relation éthique à la fois individuelle et collective, d'abord utopique comme projet, ensuite raisonnable dans ses réalisations, c'est-à-dire or­donnée par les décisions d'une volonté politique libre qui reconnaîtrait ses propres limites, tout en s'ouvrant sur les volontés des autres êtres humains, par exemple comme pour Badiou, dans un processus de recherche d'une vérité collective qui permettrait "de créer de l'égalité (…) de faire prévaloir de l'en-commun sur l'égoïsme."[2]

   Dès lors, pour fonder ce projet à la fois éthique et politique, la volonté requise devrait échapper à la fascination de la violence inhérente à l'exercice d'un pou­voir, même partagé, car l'ubiquité des pouvoirs empêche de voir qui l'exerce et où il s’exerce. Migrateur, il semble s'imposer partout, et il est malheureusement impossible de voir comment une juste répartition des forces et des faiblesses, elles-mêmes croissantes ou décroissantes, serait possible sans que s'ajoute la violence inhérente à des rapports imprévisibles et incontrôlables entre les forces. En effet, le pouvoir suppose des moyens violents et très divers pour s'exercer : ruse, mensonge, séduc­tion, unanimités grossières, sens du secret, prolifération des réseaux… Pour s'y opposer, il faudrait pouvoir faire prévaloir la puissance toujours positive de l'amour, en tant qu'affirmation d'une capacité d'action ou de réalisation, sur les divers pouvoirs qui ne sont que destructeurs.

   Il faudrait aussi que chaque individu puisse adoucir librement les aléas de ses rapports de force avec les autres, et qu'il refuse toutes les formes de pouvoir qui produisent le plaisir pervers (détourné) de n'exister que par son inter­médiaire. Pour cela, la volonté du politique devrait se fixer des repères chan­geants et partagés afin d'élargir le champ des possibles de tous les êtres humains sans leur imposer de vaines contraintes. Comment ? Afin de dominer ses propres échecs, la voie commune du raisonnable et de la liberté est primordiale. Seule cette voie permet d'instaurer un rapport équilibré entre son propre vouloir et son réel pouvoir, c'est-à-dire entre ce qui peut être vraiment voulu à la fois par rapport aux autres et par rapport au monde. Alors, vouloir vraiment le possible ne consiste pas à désirer très vaguement quelque chose, mais à se concentrer sur ce qu'il serait raisonnable­ de faire avec une certaine fermeté, tout en sachant, comme le pensait Delbos, que "la puis­sance d'agir, élevée à son maximum, c'est-à-dire produite ou réglée par la raison, c'est ce qui constitue la liberté." [3]

   Puis, si l'on entend par volonté la capacité psy­chique de concen­trer consciemment et momentanément tous ses efforts sur un seul but, avec fermeté et clairvoyance, une volonté libre ne sera ni la manifestation concentrée des instincts les plus forts qui domineraient du reste celui qui les veut, ni l'affirmation des plénitudes et des manques d'une néces­sité aveugle. Elle sera plutôt une ouverture sur l'altérité qui pourra fonder une asymétrique réciprocité raisonnable entre des êtres humains, tout en réalisant son propre vouloir dans les limites de ce qui pourra réel­lement être accompli sans nuire à quelqu'un. Vouloir cette réciprocité, vouloir cette relation complètement rationnelle, constitue du reste une valeur éthique qui, aussi bien pour Buber que pour Bache­lard, fondait la reconnaissance de l'autre comme alter ego, comme un autre que soi-même : "Alors, oui, l'être rencontré se soucie de moi comme je me soucie de lui ; il espère en moi comme j'espère en lui. Je le crée en tant que per­sonne dans le temps même où il me crée en tant que personne." [4]

   Dans ces conditions, le souci de bien faire et le souci de l'autre com­muniquent vraiment, tout en renforçant le souci de la vigilance qui implique un soin lucide et constant, par un acte d'élargissement de chaque liberté qui pourra déci­der d'accepter ou non son ouverture sur ce qui dépasse chacun, tout en rendant possible un accord de l'un avec l'autre, sans pour autant chercher à se voir en train de faire, ni à avoir le plaisir de faire, c'est-à-dire en étant soucieux de l'autre et désintéressé pour soi-même. Ainsi, la réci­procité du je avec le tu, et du tu avec le je, devient-elle ce qui fonde la re­connaissance raisonnable de l'autre, et non ce qui découlerait d'inten­tions préalables, intéressées ou communes, pour l'un et pour l'autre ! En effet, il n'y a pas de synthèse réalisable entre des personnes humaines, mais la simple convergence possible de leurs intentions, chacune allant vers l'autre, cha­cune reconnaissant la complexité et la valeur de l'autre.

   Pour élargir ensuite ce projet d'une manière po­litique au delà du je et du tu, l'ensemble des êtres humains devrait vouloir devenir raison­nable et permettre à chaque singularité de réaliser sa propre volonté dès lors que cette dernière rend possibles des relations libres et responsables entre toutes les singularités. Pour cela, ce projet politique requiert que l'ensemble des êtres humains reconnaisse avant tout la valeur propre de toutes les singularités, y compris dans leurs plus mystérieuses différences, voire, comme ce fut le cas pour Nietzsche, dans leurs plus lointaines étrangetés : "À chaque âme appartient un autre monde, pour chaque âme toute autre âme est un arrière-monde."[5] Du reste, ces différences et ces étrangetés créent une fructueuse asymétrie entre l'autre et soi-même, une asymétrie qui empêche de figer leurs relations, d'abord à cause d'un décalage entre l'accueil du tu qui reçoit et l'éveil du je qui donne, ensuite à cause de l'avenir incertain et très différent de chacun. Mais ce n'est pas tout, car une nécessaire non-violence est ensuite requise pour toutes les singularités, pour tous le je qui voudront et qui pourront constituer raisonnablement la cohérence et la liberté de leur propre devenir dans le cadre d'une concorde générale. Ce prolongement éthique dépassera alors les violences du monde actuel en reconnaissant ses limites et ses dérives les plus complexes, même si l'indivi­dualisme a certes le mérite de valoriser l'unicité possible d'un moi pourtant multiple et divisé, notamment à cause des nombreux dédoublements de sa conscience : conscience de soi et du monde, du monde et d'autrui, de soi et de l'autre, médiate et immédiate, intellectuelle et sensible. En effet, nous ne sommes jamais le je de tout notre corps, ce qui explique que nous devenons parfois inhumains, sans toutefois perdre notre propre valeur comme sujet potentiellement libre lorsque nous ne nous enfermons pas dans l'idolâtrie complaisante du narcissisme ni dans la fascination de l'autre que soi qui capture ou qui fige notre propre moi.

   En tout cas, au sein de l'ensemble des êtres humains, il serait préfé­rable que chacun puisse vivre éthiquement sous le mode d'une subjecti­vité libre et responsable de sa relation avec tous les autres, sans se croire à l'origine de lui-même ou du monde, car ledit monde est vraiment réalisé par ceux qui ne se conçoivent pas comme des choses, mais plutôt comme des sujets capables de se libérer, tout en se sachant inséparables d'autres sujets libres, c'est-à-dire capables de faire converger leurs li­bertés et de se concevoir à la fois comme des membres de l'humanité et comme des êtres singuliers ouverts sur d'autres singularités. Dans cet esprit, l'ensemble des êtres humains pourra inspirer à chacun la nécessité d'un élargissement de sa propre finitude en acceptant d'être modifié par l'action des diverses singularités qui composent ce monde. Il suffira, pour cela, que la relation de l'un à l'autre puisse être d'abord rapportée à un amour commun de l'ensemble, ensuite que chacun puisse rejoindre l'autre en écartant tout désir de coïnci­dence (de fusion ou d'englobement) ainsi que toute pensée de la séparation (la mort inéluctable de l'autre étant pour ainsi dire suspendue).

   Or, c'est bien à partir d'un retrait hors des certi­tudes arrogantes de son propre moi que l'abandon de cer­taines forces nuisibles ne sera plus seulement le témoi­gnage d'une sorte de fragilité intime (y compris du cœur), mais un acte de liberté capable de conférer aux forces restantes un possible rayonnement, tout en créant d'intenses actions corporelles capables d'unifier provisoire­ment chaque singularité. [6] Ensuite, hors de chaque subjectivité, il fau­dra sans doute qu'une action libre, commune à l'un et à l'autre, néanmoins différente pour l'un et pour l'autre, puisse faire rayon­ner chaque finitude au delà d'elle-même. Vécu par l'un et par l'autre dans l'esprit de cette ouverture, l'être de chaque moi ne saurait être alors considéré comme une réalité isolable et séparable, tournée uniquement vers elle-même, par exemple dans la re­cherche de sa propre valeur comme c'est le cas dans le solipsisme. Isolé, le moi croit, d'une manière absurde, agir comme une substance, c'est-à-dire comme un sujet absolu en tant qu'âme ou en tant que volonté, tout en se prétendant sujet de la connaissance de l'univers, voire de ce qui dépasse toutes les représentations. Dès lors, eu égard à la réelle capacité de chaque moi à devenir libre, précisément en voulant le seul possible et en pouvant raisonnablement le vouloir, le concept d'un sujet souverain et tou­jours unifié paraît complètement idiot ou absurde, tout comme le concept d'un être qui serait totalement en harmonie avec l'ensemble des êtres hu­mains.

   Une éthique et une politique de l'amour-raison permettent alors de se concevoir soi-même sans pour autant s'attacher à soi-même, comme ce serait le cas dans les excès de la folie. Pour cela, il faut seulement d'une part qu'une fusion dans le collec­tif soit totalement écartée, et d'autre part qu'une nécessaire dévalorisation de l'estime de soi n'empêche pas de demeurer le sujet complexe de son propre être-dans-le-monde [7] ; car l'humilité alors requise a le mérite d'accompagner l'incertitude de ses pensées, sans engendrer une triste mésestime de soi-même, dès lors que les hésitations sont provisoires et animées par une volonté lucide qui, comme pour Jankélévitch, évite les interprétations extrêmes : "Aussi éloigné de l'alpha que de l'oméga, l'homme vit, pense et souffre dans la zone claire-obscure de la demi-conscience et de la volupté mélangée. La mo­destie est le bon usage de cette impureté et de ce mélange (μϊξις) qui nous retiennent à mi-chemin des extrêmes, qui nous préservent de la folie des grandeurs comme du délire des petitesses…"[8]

   Puis, lorsqu'il sera relativement dévalorisé par la situation finie qu'il occupe dans la nature ainsi qu'au sein de l'ensemble des êtres humains, le moi ne devrait pas oublier qu'il n'est jamais le je constant de sa propre singularité, que la méta­phore qui unifie son moi change d'heure en heure, et surtout, comme l'a af­firmé Bachelard, que lorsque "nous nous tournons vers nous-mêmes, nous nous détournons de la vérité." [9]

   En définitive, il importe de reconnaître qu'autrui est, pour chacun, un sujet complexe qui demeure à la fois semblable à lui-même (par sa capacité constante à être raisonnable) et différent de lui-même, notamment pour qu'il puisse être aimé et pour qu'il soit à la fois respon­sable de lui-même et ouvert sur les autres. Cela signifie qu'autrui n'est jamais le tout Autre qu'imaginait Blanchot en le considérant dans sa différence radicale, monstrueuse et absolue : "Autrui, c'est le tout Autre; l'autre, c'est ce qui me dépasse absolument ; la relation avec l'autre qu'est autrui est une relation transcendante, ce qui veut dire qu'il y a une distance infinie et, en un sens, infranchis­sable entre moi et l'autre, lequel appartient à l'autre rive, n'a pas avec moi de patrie commune et ne peut, en aucune façon, prendre rang dans un même concept, un même ensemble, constituer un tout ou faire nombre avec l'individu que je suis."[10] En fait, au delà de ces distances inhumaines, en dépit de l'impossibi­lité d'appréhender tous les sens et tous les non-sens de l'alté­rité eu égard à la multiplicité des similitudes et des diffé­rences, aucune altérité n'est absolue ni totalement éclatée. Elle est seulement pensable en tant que fait de la présence d'un autre que moi (un alter ego) qui se construit lui-même à sa manière très sin­gulière, et qui, comme moi-même, deviendra aussi ce qu'il est en fonction des potentialités de sa nature, certes d'abord neutre, d'abord entre sens et non-sens, et même s'il ignore où le conduira son propre devenir lorsque, à la manière de Nietzsche, ce sera pour être vraiment lui-même qu'il décidera de "prendre son vol vers de lointains futurs". [11]

    Dans ces conditions, pour résumer, en des moments certes re­mar­quables et rares, lorsqu'un être humain en aime un autre et lors­qu'une éthique de l'amour-raison vient se greffer sur des relations d'abord obscures, voire charnelles, l'autre pourra être véri­tablement aimé librement et d'une manière lumineusement raison­nable tout en distinguant bien chaque tu et chaque  je. Pour cela, plu­sieurs conditions devront certes être satisfaites. Tout d'abord, il faudra que chacun ait décidé d'effectuer une dé­valorisation relative de son propre moi afin de se purifier de ses plus pesants attachements. En­suite, il faudra que chacun puisse aimer l'autre malgré sa finitude, dans et par la reconnaissance de toute sa finitude, et même si cette finitude fait parfois paraître les êtres humains dérisoires, car chacun demeure toujours capable de con­server pudiquement le respect de lui-même ainsi que celui de l'autre. Enfin, il faudra que la reconnaissance bienveillante de l'autre puisse at­ténuer les distances sans les supprimer et sans nuire à sa propre humanité, donc en faisant rayon­ner chaque finitude d'une manière digne, précisément à partir de la grande raison qui poussait Nietzsche à aimer son propre destin corpo­rel, [12] c'est-à-dire à partir de la raison majeure ou supérieure qui inspirera peut-être un jour l'ensemble de tous les êtres humains dans leurs actions convergentes pour aimer aussi, voire surtout, la Nature qui les détermine éternellement.

 

[1] Buber (Martin) Je et tu. Aubier, 1969, p.106.

[2] Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l'amour, op.cit., p. 61.

[3] Cours de Victor Delbos, Le Spinozisme, Vrin, 1968, p. 146.

[4] Bachelard, Préface du livre de Martin Buber intitulé Je et tu. Aubier, 1969, p.13.

[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent, 2.

[6] "Mais ce qui est plus grand c'est, - ce à quoi tu ne veux pas croire, - ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant." (Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra, (Des visionnaires de l'au-delà et Des contempteurs du corps).

[7] "Mais on se limite volontiers par rapport à un autre, tout en sachant que dans cette limitation on est soi-même." (Hegel, Philosophie du Droit, §6).

[8]   Jankélévitch, Les Vertus et l'amour, 1, op.cit., p.336.

[9] Bachelard, La Psychanalyse du feu, op.cit., p.17.

[10] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.74.

[11] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis un destin, § 5.

[12] "S'accepter soi-même comme un fatum, ne pas se vouloir différent - en de telles circonstances, c'est la raison supérieure." (Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, § 6 et Le Voyageur et son ombre, § 61).

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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