Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
17 Juillet 2020
Détail d'une œuvre de Louis Janmot intitulée L'Infini (1861), fusain et rehauts de gouache blanche sur papier, 115 x 147. Cette œuvre a été reproduite p.65 du livre de Louis Janmot intitulé Le Poème de l'âme, E. Hardouin-Fugier, La Taillanderie, 2007.
Philosopher dialectiquement. Depuis Platon, philosopher permet d'abord d'apprendre à mourir, c'est-à-dire d'apprendre à vivre au bord du gouffre obscur et silencieux de la mort, sachant que cette dernière nous enferme dans la totale identité définitive de notre finitude, et même lorsque la mort est exprimée poétiquement par Mallarmé à partir de "la neutralité identique du gouffre". [1] Ou bien philosopher implique aussi de vivre en souffrant au bord de l'abîme (du grec abussos) qui nous affaiblit peu à peu en nous transportant dans un interstice obscur, voire dans un espace matériel indéfini, en tout cas sans fond ; cet espace étant contenu à l'intérieur de toutes nos réalités vécues, y compris à l'intérieur de nos sensations qui disparaissent dès leurs apparitions dans une profondeur indéterminée. Ou bien encore, philosopher consiste à dépasser, ces deux épreuves destructrices, notamment en s'ouvrant sur l'infinité inconnaissable de la Nature qui crée éternellement de nouvelles choses en animant tous les mondes présents, matériels et spirituels, passés et à venir, créés et recréés ; chaque homme pouvant déterminer son propre monde, certes ouvert sur d'autres.
La décision de concevoir les différentes manières de philosopher, soit métaphoriquement à partir des images d'un gouffre ou d'un abîme, soit abstraitement et dynamiquement en fonction d'une idée de l'infini, peut sembler, à juste titre, à la fois générale et très singulière. Qui pourrait nier, en effet, que des déterminations psychologiques [2] agissent plus ou moins secrètement au sein de toute pensée qui s'interroge sur les contradictions inhérentes à chaque existence humaine vécue à la fois dans la claustrophobie ou dans l'angoisse de sa propre finitude, dans le chaos abyssal d'incontrôlables sensations et dans les tonalités multiples d'un désir aérien de verticalité ? Eu égard à ce projet complexe, une démarche dialectique peut cependant tenter de clarifier les interactions imprévisibles de l'obscur et du lumineux, du multiple et de l'un, du matériel et du spirituel, des forces et de la puissance, car le processus de toutes ces contradictions s'articule en fonction de leur possible dépassement vers quelques savoirs dont le rayonnement éblouissant fait penser à des vérités fortement probables, c'est-à-dire très vraisemblables.
Un désir de clarification et de cohérence (uni au sentiment intellectualisé d'aimer raisonnablement ce qui maintient les équilibres de la vie) permet d'abord à la raison de se reconnaître dans ses propres limites, sans vouloir au-delà d'elle-même et sans ne vouloir qu'elle-même. Pour cela, dans un usage dialectique, le principe de raison ne cherche pas à s'appliquer illusoirement, voire dogmatiquement, à tout le réel en privilégiant des principes tels que ceux de la substance, de l'essence, du déterminisme ou du finalisme. De plus, la raison dialectique n'en reste pas au niveau abstrait et nécessaire où elle serait une, homogène, et agirait comme principe pur, c'est-à-dire a priori (universel et nécessaire) ou absolu (seul et séparé). En fait, lorsqu'elle pose des principes (d'ordre, et d'abord celui d'unité), elle se développe et se corrige en clarifiant les rapports entre les concepts, sans se séparer des expériences sensibles et sans oublier ses limites, comme du reste chez Pascal : "Deux excès, exclure la raison, n'admettre que la raison." (…) "La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à connaître cela." [3] Au-delà de cette limitation, la raison dialectique nous permet cependant de penser la contradiction entre l'inconditionné et le contingent d'une manière créatrice, c'est-à-dire en s'ouvrant sur ce qui la dépasse. Mais la raison se cherche aussi dans sa proximité avec les mythes ou avec la folie, en intellectualisant les sentiments par exemple. Elle aime alors rapporter l'ordre de la pensée au désordre et à l'ordre du réel perçu.
Dans une perspective synoptique qui ne cherche pas à séparer la Nature et les mondes, l'esprit et la matière, l'historique et l'intemporel, le pouvoir de structuration de la pensée, cristallisé par le concept de raison, agit ainsi dans deux orientations complémentaires. Il agit en effet soit de manière impersonnelle et créatrice comme une ouverture sur l'universel, donc sur l'infini, soit en fonction d'un vécu complexe qui cherche sa clarification, sa cohérence, voire la difficile unification à partir de ses diverses relations empiriques : "La raison est une activité psychologique essentiellement polytrope : elle veut retourner les problèmes, les varier, les greffer les uns sur les autres, les faire proliférer. Une expérience, pour être vraiment rationalisée, doit donc être insérée dans un jeu de raisons multiples." [4]
Quoi qu'il en soit, comme chez Platon, le dialecticien est d'abord et surtout "celui qui a une vision d'ensemble." [5] Et, dans cette dimension synoptique, les contradictions qui devront être surmontées le seront à partir de la négation du fini et de l'indéfini (le mauvais infini, celui du quantitatif) ; cette négation créant un vide salutaire pour se transporter vers de multiples affirmations, certes dispersées, mais dont "l'évidence à retardement" [6] est pourtant animée par la puissance infinie et éternelle de la Nature.
Si la nuit angoissante qui domine les sensations brutes, élémentaires et chaotiques des hommes (à la source d'un inévitable scepticisme) n'est pas nécessairement l'Obscur qui se cacherait en préfigurant sournoisement l'inéluctable destruction de toutes les formes, alors, par-delà tous les jeux qui mêlent conscience et inconscience, une métaphysique non idéaliste serait possible pour penser et pour nommer de multiples relations plus ou moins conceptualisées avec l'infinité mystérieuse de la Nature, avec cette totalité inconnue qui anime éternellement tous les mondes. Ensuite, dans ces conditions, il faudra savoir comment les lumières de la pensée consciente ne se perdent pas complètement dans la profonde nuit qui impose ses désastres. Et enfin, il faudra chercher à savoir comment une métaphysique qui se situe sur le seuil de l'infini peut échapper à la nuit, à la folle obscurité vertigineuse du rien ou à l'inconnu du neutre qui, pour Blanchot, détruit tout désir de connaissance. En fait, un acte philosophique guidé par la raison dialectique peut créer de la lumière à partir de quelques lumières antérieures[7], mais aussi à partir du refus de l'obscur, dans et par une ouverture sur l'infini, même si ce dernier est parfois vécu, notamment par Nietzsche, comme un abîme : "Mais il faut être profond, il faut être abîme, il faut être philosophe pour sentir ainsi… Nous avons tous peur de la vérité…" [8] Peut-être, mais ne confondons pas les images du gouffre ou de l'abîme, le concept de la vérité (par adéquation) et l'idée de l'infini.
En tout cas, l'acte de philosopher ne fonde pas uniquement ses recherches sur les images de la poésie. Ces dernières (rêvées ou symboliques) ne créent en effet qu'une interprétation fragmentée et figurée du monde des apparences qui ne s'ouvre pas sur la totalité du Réel sensible et intellectuel. De plus, les images de la poésie, comme toutes les apparences, ne font prévaloir que leur propre non-être, y compris pour Nietzsche qui sait aussi transfigurer ses instincts en philosophèmes : "Le philosophe s'efforce alors de poser, à la place de la pensée en images, une pensée par concept. Les instincts semblent aussi être une telle pensée en images qui, en dernier lieu, se transforme en excitation et en motif." [9]
Dès lors, d'un côté l'acte de philosopher peut préférer les contacts lumineux avec la Nature qui le rendent plus clairvoyant, alors que le poète se déploie au cœur de ses plus singulières images, obscurément senties, mystérieuses et émouvantes. L'oiseau de Minerve vient donc après les mots fulgurants de la poésie, après les certitudes provisoires des sciences, après les contestables convictions des politiques, après les certitudes religieuses et après les diverses et sublimes formes du mysticisme. En conséquence, d'une manière très générale, l'acte de philosopher peut vouloir rassembler, dans une problématique cohérente, la constellation de nouveaux concepts déployés sur l'obscur, et préférer, comme Bachelard, le champ lumineux et limité de la compréhension des concepts aux forces obscures de l'irrationnel : "Je ne vis pas dans l'infini, parce que dans l'infini on n'est pas chez soi." [10] Mais quelle réalité finie pourrait se reconnaître complètement dans l'infini ? En tout cas, la création des concepts ne se laisse dominer ni par l'expression des affects - même si ces derniers sont indispensables pour penser et aimer la vie - ni par la fulgurance des mots poétiques.
À sa manière propre, la science crée certes des inductions intelligentes à partir de faits précis, contrôlés et vérifiés, qui laissent peu à peu apparaître des lois. Cependant, la connaissance de ces lois ne saurait suffire pour le philosophe. Comme pour Bachelard, ces lois ne peuvent qu'ouvrir sur de nouveaux problèmes d'ordre philosophique : "L'homme animé par l'esprit scientifique désire sans doute savoir, mais c'est aussitôt pour mieux interroger." [11] Ensuite, trois possibilités apparaissent, soit le savoir scientifique ignore l'obscur qui le prolonge, soit il devient philosophique en problématisant les abîmes de l'impensé, soit il se fait enfin poésie de la nuit, comme pour Novalis : "Toute science devient poésie – une fois devenue philosophie." [12]
Du reste, dans toutes ces possibilités, un savoir systématique ne saurait être acceptable, car il ne donne pas la parole aux images de l'obscur, c'est-à-dire aux devenirs secrets de nos sensations. Par exemple, pour Spinoza, le point de vue de la raison ne va pas au-delà d'épreuves intellectuelles totalement et seulement déterminées : " Il est de la nature de la Raison de considérer les choses…comme nécessaires…, de percevoir les choses comme possédant une certaine sorte d'éternité." [13] En tout cas, si la Nature infinie est peut-être rationnelle dans ses fondements cachés, nous ne pouvons pas le savoir et nous ne pouvons pas toujours saisir un point de contact précis avec l'infini. Il serait alors sans doute préférable, comme le suggère M. Conche, de penser que ces divers points de contact possibles sont dispersés ici ou là comme les étoiles d'une constellation en constant devenir : "L'unité de la Nature ne peut être celle d'un monde structuré : si la Nature est infinie, il n'est pas possible de la penser comme une structure – toute structure implique une finité. Ce n'est pas non plus une somme – des mondes qui s'ajoutent indéfiniment comme dans l'Univers des Épicuriens. Je crois que la Nature est une sorte d'immense tapisserie sans centre. Le centre est partout, tout est centre ; il n'y a pas de centre à chercher parce qu'on est n'importe où au centre. En soi-même, on a déjà en soi toute la Nature, et l'on ressent que tout est lié." [14]
Le point de vue de M. Conche a le mérite de se fonder sur l'unité générique de la Nature et non sur un simple ensemble perspectiviste prédéterminé. En fait, plus précisément, c'est à partir d'une interprétation naturaliste très singulièrement existentielle et métaphysique, qu'une dialectique pourrait peut-être s'instaurer entre divers points de contact qui feraient alors penser à des sources possibles.
Cependant, philosopher requiert aussi, très probablement, d'assumer courageusement toutes ces perspectives en devenir, du reste souvent inattendues, en tout cas entrelacées, donc inséparables, triomphant ici ou là… Et, à partir de cette possibilité, il faudra certes distinguer et clarifier tous les entrelacements qui abolissent parfois les distances claires entre les réalités perçues, car une recherche exigeante du vrai caractérise bien l'acte de philosopher lorsqu'il s'agit avant tout de penser le possible et le visible dans leur constant rapport avec l'impossible et l'invisible. De plus, il faudra également faire prévaloir le raisonnable sur "l'autodestruction incessante de la Raison"[15], sur cette autodestruction qui est caractéristique de notre époque post-moderne fascinée par les abîmes et cyniquement arrogante à l'égard de toute idée possible de l'infini.
En tout cas, dans une recherche qui se veut délibérément dialectique (du fini et de l'indéfini vers l'infini), il importe de savoir comment, à des heures différentes, il est possible de dépasser la pensée ontologique, condamnée au gouffre et à l'abîme, donc d'aller au-delà de l'anthropologie et de l'épistémologie afin d'instaurer une relation proprement métaphysique avec la Totalité de la Nature ; précisément dans divers contacts probables avec son infinité. Par exemple, à l'heure du mourir il faudra bien dominer humainement le gouffre de l'incompréhensible. Ou bien, à l'heure de l'abîme de nos doutes les plus insurmontables, la pensée ne devra pas nécessairement se nier elle-même désespérément en se laissant écraser par son oubli des réalités les plus fondamentales et de la possibilité, pour tout être vivant qui pense, de rapporter son présent à son plus imprévisible avenir. Dans ces conditions, à l'heure de nos rencontres avec quelques perfections, il nous sera alors possible soit d'interroger nos propres connaissances, voire de les rectifier, soit de les ouvrir sur la Nature qui est sans doute divine, au sens spinoziste du Deus sive Natura (ou inversement), et non au sens d'une théologie qui engendre, selon Aristote, toutes les choses de la Nuit.[16]
[1] Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard même, Paris, Nouvelle revue française, 1914, et Lettre à Cazalis, juillet 1866.
[2] "Nietzsche affirme que toute philosophie est une sorte de journal intime et de confession involontaire du philosophe. (…) Il y a plus à dire encore (…) la propre justification du philosophe…" Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, Flammarion, 1966, p.26.
[3] Pascal, Pensées, Brunschvicg, Hachette § 253 et 267.
[4] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 41.
[5] Platon, La République, VII, 537 c.
[6] Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p.10.
[7] "Il faut une lumière pour voir la lumière", Levinas, Noms propres, LDP, biblio essais n°4059, p. 26.
[8] Nietzsche, Ecce Homo, Trad. J-C Hémery, Idées/Gallimard n° 390, Pourquoi je suis si avisé, 4, p. 47.
[9] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 116.
[10] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Gonthier-Médiations, 1973, cité sur la couverture.
[11] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.16.
[12] Novalis, L'Encyclopédie, Minuit, 1966, p. 46.
[13] Spinoza, Éthique II, 44.
[14] Conche (Marcel), Métaphysique, PUF 2012, p. 213.
[15] M. Horkheimer et T.W. Adorno, La Dialectique de la raison, Tel/Gallimard, 2015, p. 14.
[16] Aristote, La Métaphysique, Livre Λ , 6, 1071 b, 25-30.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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