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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Philosopher dialectiquement

Détail d'une œuvre de Louis Janmot intitulée L'Infini (1861), fusain et rehauts de gouache blanche sur papier, 115 x 147. Cette œuvre a été reproduite p.65 du livre de Louis Janmot intitulé Le Poème de l'âme, E. Hardouin-Fugier, La Taillanderie, 2007.

Détail d'une œuvre de Louis Janmot intitulée L'Infini (1861), fusain et rehauts de gouache blanche sur papier, 115 x 147. Cette œuvre a été reproduite p.65 du livre de Louis Janmot intitulé Le Poème de l'âme, E. Hardouin-Fugier, La Taillanderie, 2007.

Philosopher dialectiquement. Depuis Platon, philosopher permet d'abord d'apprendre à mourir, c'est-à-dire d'apprendre à vivre au bord du gouffre obscur et silencieux de la mort, sachant que cette dernière nous enferme dans la totale iden­tité définitive de notre finitude, et même lorsque la mort est exprimée poéti­quement par Mallarmé à partir de "la neutra­lité identique du gouffre". [1] Ou bien philosopher implique aussi de vivre en souffrant au bord de l'abîme (du grec abus­sos) qui nous affaiblit peu à peu en nous transportant dans un interstice obscur, voire dans un espace matériel indéfini, en tout cas sans fond ; cet espace étant contenu à l'intérieur de toutes nos réalités vécues, y compris à l'intérieur de nos sen­sations qui disparaissent dès leurs apparitions dans une pro­fondeur in­déterminée. Ou bien encore, philosopher consiste à dépasser, ces deux épreuves destructrices, notamment en s'ouvrant sur l'infinité inconnaissable de la Nature qui crée éternellement de nouvelles choses en animant tous les mondes présents, matériels et spirituels, passés et à venir, créés et recréés ; chaque homme pouvant déterminer son propre monde, certes ouvert sur d'autres.

   La décision de concevoir les différentes manières de philo­sopher, soit métaphoriquement à partir des images d'un gouffre ou d'un abîme, soit abstraitement et dynami­quement en fonction d'une idée de l'infini, peut sembler, à juste titre, à la fois générale et très singulière. Qui pourrait nier, en effet, que des déterminations psychologiques [2] agis­sent plus ou moins se­crètement au sein de toute pensée qui s'interroge sur les con­tradictions inhérentes à chaque exis­tence humaine vé­cue à la fois dans la claustrophobie ou dans l'angoisse de sa propre finitude, dans le chaos abyssal d'in­contrôlables sensa­tions et dans les tonalités multiples d'un désir aérien de verti­calité ? Eu égard à ce projet complexe, une démarche dialec­tique peut cependant tenter de clarifier les interactions im­prévi­sibles de l'obscur et du lumineux, du multiple et de l'un, du matériel et du spi­rituel, des forces et de la puissance, car le processus de toutes ces contradictions s'articule en fonc­tion de leur pos­sible dépassement vers quelques savoirs dont le rayonnement éblouissant fait penser à des vérités forte­ment probables, c'est-à-dire très vraisem­blables.

   Un désir de clarification et de cohérence (uni au sentiment intellectualisé d'aimer raisonnablement ce qui maintient les équilibres de la vie) permet d'abord à la raison de se recon­naître dans ses propres limites, sans vouloir au-delà d'elle-même et sans ne vouloir qu'elle-même. Pour cela, dans un usage dialectique, le prin­cipe de raison ne cherche pas à s'appliquer illusoi­rement, voire dogmatique­ment, à tout le réel en privilégiant des principes tels que ceux de la subs­tance, de l'essence, du déterminisme ou du finalisme. De plus, la raison dialectique n'en reste pas au niveau abstrait et nécessaire où elle serait une, homogène, et agirait comme principe pur, c'est-à-dire a priori (universel et nécessaire) ou absolu (seul et séparé). En fait, lorsqu'elle pose des principes (d'ordre, et d'abord celui d'unité), elle se développe et se cor­rige en clarifiant les rapports entre les concepts, sans se sépa­rer des expériences sensibles et sans oublier ses limites, comme du reste chez Pascal : "Deux excès, exclure la raison, n'ad­mettre que la raison." (…) "La dernière démarche de la rai­son est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à con­naître cela." [3] Au-delà de cette limitation, la raison dialec­tique nous permet cependant de penser la contradic­tion entre l'incon­ditionné et le contingent d'une manière créatrice, c'est-à-dire en s'ouvrant sur ce qui la dépasse. Mais la raison se cherche aussi dans sa proximité avec les mythes ou avec la folie, en intellectualisant les sen­timents par exemple. Elle aime alors rapporter l'ordre de la pensée au désordre et à l'ordre du réel perçu.

   Dans une perspective synoptique qui ne cherche pas à sé­parer la Nature et les mondes, l'esprit et la matière, l'histo­rique et l'intemporel, le pouvoir de structuration de la pensée, cristallisé par le concept de raison, agit ainsi dans deux orientations complémentaires. Il agit en effet soit de manière impersonnelle et créatrice comme une ouverture sur l'univer­sel, donc sur l'infini, soit en fonction d'un vécu complexe qui cherche sa clarification, sa cohérence, voire la difficile unifi­cation à partir de ses diverses relations empiriques : "La rai­son est une activité psychologique essentiellement polytrope : elle veut retourner les problèmes, les varier, les greffer les uns sur les autres, les faire proliférer. Une expérience, pour être vrai­ment rationalisée, doit donc être insérée dans un jeu de rai­sons multiples." [4]

   Quoi qu'il en soit, comme chez Platon, le dialecticien est d'abord et surtout "celui qui a une vision d'ensemble." [5] Et, dans cette dimension synoptique, les contradictions qui de­vront être surmontées le seront à partir de la négation du fini et de l'indéfini (le mauvais in­fini, celui du quantitatif) ; cette négation créant un vide salutaire pour se transpor­ter vers de multiples affirmations, certes dispersées, mais dont "l'évi­dence à retardement" [6] est pourtant animée par la puissance infinie et éternelle de la Nature.

   Si la nuit angoissante qui domine les sensations brutes, élémentaires et chaotiques des hommes (à la source d'un iné­vitable scepticisme) n'est pas nécessairement l'Obscur qui se cacherait en préfigurant sournoisement l'inéluctable destruc­tion de toutes les formes, alors, par-delà tous les jeux qui mêlent conscience et inconscience, une métaphysique non idéaliste serait possible pour penser et pour nommer de mul­tiples relations plus ou moins conceptualisées avec l'infinité mystérieuse de la Nature, avec cette totalité inconnue qui anime éternelle­ment tous les mondes. Ensuite, dans ces con­ditions, il fau­dra savoir comment les lumières de la pensée consciente ne se perdent pas complètement dans la profonde nuit qui im­pose ses désastres. Et enfin, il faudra chercher à savoir comment une métaphysique qui se situe sur le seuil de l'infini peut échapper à la nuit, à la folle obscurité verti­gi­neuse du rien ou à l'inconnu du neutre qui, pour Blan­chot, détruit tout désir de connaissance. En fait, un acte phi­loso­phique guidé par la raison dialectique peut créer de la lu­mière à partir de quelques lumières antérieures[7], mais aussi à partir du re­fus de l'obscur, dans et par une ouverture sur l'infini, même si ce dernier est parfois vécu, notamment par Nietzsche, comme un abîme : "Mais il faut être profond, il faut être abîme, il faut être philosophe pour sentir ainsi… Nous avons tous peur de la vérité…" [8] Peut-être, mais ne con­fondons pas les images du gouffre ou de l'abîme, le con­cept de la vérité (par adéquation) et l'idée de l'infini.

    En tout cas, l'acte de philosopher ne fonde pas uniquement ses re­cherches sur les images de la poésie. Ces dernières (rê­vées ou symboliques) ne créent en effet qu'une interprétation fragmentée et figurée du monde des apparences qui ne s'ouvre pas sur la totalité du Réel sensible et intellectuel. De plus, les images de la poésie, comme toutes les apparences, ne font prévaloir que leur propre non-être, y compris pour Nietzsche qui sait aussi transfigurer ses instincts en philoso­phèmes : "Le philosophe s'efforce alors de poser, à la place de la pensée en images, une pensée par concept. Les ins­tincts semblent aussi être une telle pensée en images qui, en der­nier lieu, se transforme en excitation et en motif." [9]

   Dès lors, d'un côté l'acte de philosopher peut préfé­rer les contacts lumineux avec la Nature qui le rendent plus clair­voyant, alors que le poète se déploie au cœur de ses plus sin­gu­lières images, obscurément senties, mystérieuses et émou­vantes. L'oiseau de Minerve vient donc après les mots fulgu­rants de la poésie, après les certitudes provisoires des sciences, après les con­testables convictions des politiques, après les certitudes religieuses et après les diverses et su­blimes formes du mysticisme. En consé­quence, d'une ma­nière très générale, l'acte de philosopher peut vouloir ras­sembler, dans une pro­blématique cohérente, la constellation de nouveaux concepts déployés sur l'obscur, et préférer, comme Bachelard, le champ lumineux et limité de la com­préhension des concepts aux forces obscures de l'ir­rationnel : "Je ne vis pas dans l'in­fini, parce que dans l'in­fini on n'est pas chez soi." [10] Mais quelle réalité finie pourrait se recon­naître complète­ment dans l'infini ? En tout cas, la création des concepts ne se laisse dominer ni par l'expression des af­fects - même si ces derniers sont indispensables pour penser et aimer la vie - ni par la fulgurance des mots poétiques.

   À sa manière propre, la science crée certes des inductions intelligentes à partir de faits précis, contrôlés et vérifiés, qui laissent peu à peu apparaître des lois. Cependant, la connais­sance de ces lois ne saurait suffire pour le philosophe. Comme pour Bachelard, ces lois ne peuvent qu'ouvrir sur de nouveaux problèmes d'ordre philosophique : "L'homme animé par l'esprit scientifique désire sans doute savoir, mais c'est aussitôt pour mieux interroger." [11] Ensuite, trois possibili­tés apparaissent, soit le savoir scientifique ignore l'obscur qui le prolonge, soit il devient philosophique en pro­blématisant les abîmes de l'impensé, soit il se fait enfin poé­sie de la nuit, comme pour Novalis : "Toute science devient poésie – une fois devenue philosophie." [12]

   Du reste, dans toutes ces possibilités, un savoir systéma­tique ne sau­rait être acceptable, car il ne donne pas la parole aux images de l'obscur, c'est-à-dire aux devenirs secrets de nos sensa­tions. Par exemple, pour Spinoza, le point de vue de la raison ne va pas au-delà d'épreuves intellectuelles tota­lement et seulement dé­termi­nées : " Il est de la nature de la Raison de considérer les choses…comme nécessaires…, de percevoir les choses comme possédant une certaine sorte d'éternité." [13] En tout cas, si la Nature infinie est peut-être ra­tion­nelle dans ses fondements cachés, nous ne pouvons pas le savoir et nous ne pouvons pas toujours saisir un point de contact précis avec l'infini. Il serait alors sans doute préfé­rable, comme le sug­gère M. Conche, de penser que ces di­vers points de contact possibles sont dispersés ici ou là comme les étoiles d'une constellation en constant devenir : "L'unité de la Nature ne peut être celle d'un monde structuré : si la Nature est infinie, il n'est pas possible de la penser comme une structure – toute structure implique une finité. Ce n'est pas non plus une somme – des mondes qui s'ajoutent indéfi­niment comme dans l'Univers des Épicu­riens. Je crois que la Nature est une sorte d'im­mense tapis­serie sans centre. Le centre est partout, tout est centre ; il n'y a pas de centre à chercher parce qu'on est n'importe où au centre. En soi-même, on a déjà en soi toute la Nature, et l'on ressent que tout est lié." [14]

   Le point de vue de M. Conche a le mérite de se fonder sur l'unité géné­rique de la Nature et non sur un simple ensemble perspecti­viste prédéterminé. En fait, plus précisément, c'est à par­tir d'une interpré­ta­tion natura­liste très singulièrement exis­tentielle et méta­physique, qu'une dialectique pourrait peut-être s'instaurer entre divers points de contact qui fe­raient alors penser à des sources possibles.

   Cependant, philosopher re­quiert aussi, très probablement, d'assumer courageusement toutes ces perspectives en deve­nir, du reste souvent inattendues, en tout cas entrelacées, donc inséparables, triomphant ici ou là… Et, à partir de cette possibilité, il faudra certes distinguer et clarifier tous les en­tre­lacements qui abolissent parfois les distances claires entre les réalités perçues, car une recherche exigeante du vrai ca­racté­rise bien l'acte de philosopher lorsqu'il s'agit avant tout de penser le possible et le visible dans leur constant rapport avec l'impos­sible et l'invisible. De plus, il faudra également faire prévaloir le raison­nable sur "l'autodestruc­tion inces­sante de la Raison"[15], sur cette autodestruction qui est caracté­ristique de notre époque post-­moderne fascinée par les abîmes et cyniquement arrogante à l'égard de toute idée possible de l'infini.

   En tout cas, dans une recherche qui se veut délibérément dialectique (du fini et de l'indéfini vers l'infini), il importe de savoir com­ment, à des heures diffé­rentes, il est possible de dépasser la pensée ontologique, condamnée au gouffre et à l'abîme, donc d'aller au-delà de l'anthropologie et de l'épis­témologie afin d'instaurer une rela­tion proprement métaphy­sique avec la To­talité de la Nature ; précisément dans divers contacts pro­bables avec son infinité. Par exemple, à l'heure du mourir il faudra bien dominer hu­mainement le gouffre de l'incompré­hensible. Ou bien, à l'heure de l'abîme de nos doutes les plus insurmon­tables, la pensée ne devra pas néces­sairement se nier elle-même dé­sespérément en se lais­sant écraser par son oubli des réalités les plus fondamentales et de la possibilité, pour tout être vivant qui pense, de rapporter son présent à son plus im­prévisible avenir. Dans ces condi­tions, à l'heure de nos ren­contres avec quelques perfections, il nous sera alors possible soit d'interroger nos propres con­naissances, voire de les rectifier, soit de les ouvrir sur la Nature qui est sans doute divine, au sens spinoziste du Deus sive Natura (ou inversement), et non au sens d'une théologie qui engen­dre, selon Aristote, toutes les choses de la Nuit.[16]

 

[1] Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard même, Paris, Nouvelle revue française, 1914, et Lettre à Cazalis, juillet 1866.

[2] "Nietzsche affirme que toute philo­sophie est une sorte de journal intime et de confession invo­lontaire du philosophe. (…) Il y a plus à dire encore (…) la propre justification du philosophe…" Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, Flammarion, 1966, p.26.

[3] Pascal, Pensées, Brunschvicg, Hachette §  253 et 267.

[4] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 41.

[5] Platon, La République, VII, 537 c.

[6] Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p.10.

[7] "Il faut une lumière pour voir la lumière", Levinas, Noms propres, LDP, biblio essais n°4059, p. 26.

[8] Nietzsche, Ecce Homo, Trad. J-C Hémery, Idées/Gallimard n° 390, Pourquoi je suis si avisé, 4, p. 47.

[9] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 116.

[10] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Gonthier-Médiations, 1973, cité sur la cou­verture.

[11] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.16.

[12] Novalis, L'Encyclopédie, Minuit, 1966, p. 46.

[13] Spinoza, Éthique II, 44.

[14] Conche (Marcel), Métaphysique, PUF 2012, p. 213.

[15] M. Horkheimer et T.W. Adorno, La Dialectique de la raison, Tel/Gallimard, 2015, p. 14.

[16] Aristote, La Métaphysique, Livre Λ , 6, 1071 b, 25-30.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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