Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Novembre 2019
1. Le concept esthétique du gracieux
Le mot esthétique vient de deux mots grecs : aisthètikos – ce qui est perçu par les sens – et de αίσθησίς – sensation ou sensibilité. Dans les deux cas, il désigne des qualités sensibles qui renvoient soit à des catégories philosophiques précises, distinctes, prescriptives, voire normatives (comme à celles du beau, du laid ou du comique en tant que "mode typique" d'une manière de sentir[1]), soit aux concepts explicatifs et extensifs qui animent, dans l'histoire de l'art, des forces créatrices multiples, tout en les unifiant d'une manière formelle afin d'approcher quelques possibles vérités, même provisoires. Or, dans ces deux perspectives, chaque catégorie majeure et chaque concept esthétique appartiennent à une philosophie de l'art (plutôt qu'à une science), et cette philosophie ouvre sur des connaissances plus ou moins subjectives, claires et limitées, créatrices, métaphoriques, empiriques et évolutives, concernant de multiples sensations, émotions ou sentiments plaisants (le beau, le gracieux) ou terribles (le sublime, l'horrible, le criard).
Afin de nier toute chute possible de la pensée dans l'abîme des sensations ou dans la confusion des sentiments qui ont nécessairement été éprouvés par chaque être humain, une philosophie de l'art réalise soit une conceptualisation, soit une spiritualisation de cette relation, soit les deux. Dans le dernier cas, cela signifie, si l'on s'inspire de Hegel, que le sensible demeure sensible, mais qu'il appelle une conceptualisation, notamment pour Dominique Chateau en "transformant ces formes elles-mêmes en objets purs de l'esprit, en concepts." [2] Et cette transformation pourrait s'effectuer en fonction d'un nostalgique désir de retour chez soi, de repli ou d'union de la pensée avec elle-même.
Plus généralement, chaque concept de l'esthétique recouvre des relations constantes entre ce qui est senti et ce qui est pensé en fonction des divers degrés d'intensité qui sont à l'œuvre. Il y aurait, par exemple pour Robert Blanché, [3] un mouvement descrescendo qui irait du sentiment pénible du sublime vers celui statique du beau, puis vers celui agréable des mouvements du gracieux (en grec euchari). Or, chacun de ces sentiments, qu'ils soient naturels ou artistiques, renvoie soit au concept d'un mouvement continu associé à de la légèreté et à une certaine aisance… soit à une catégorie esthétique, comme celle du sublime, du beau, du gracieux, du laid, du grotesque, du comique ou du tragique...
Pour le dire autrement, le sentiment esthétique pourrait s'intégrer dans diverses catégories possibles : soit dans celle du sublime - lorsque les formes perçues expriment une relation terrible avec l'incommensurable -, soit dans la catégorie du beau - lorsque les apparences se fixent parfaitement dans le carcan rigide, statique et harmonieux de quelques proportions idéales -, soit dans la catégorie du gracieux lorsque des formes accomplissent paisiblement leur devenir vital, tout en faisant rayonner la réalité évanescente qui accompagne leurs divers mouvements possibles. En effet, en tant que catégorie, le gracieux renvoie, pour Robert Blanché, au concept de "la grâce (qui) se manifeste surtout dans les mouvements. Elle est essentiellement spatio-temporelle, elle a son domaine d'élection dans la danse, comme la beauté a le sien dans les arts plastiques, arts de la forme spatiale, et la poésie dans les arts musicaux, arts de la succession temporelle." [4]
Dans ces conditions, le Beau n'est pas nécessairement la catégorie souveraine de l'esthétique. Certes, il plaît, voire ravit par sa forme totalement et intellectuellement unifiée, harmonieuse, concentrée, pure, régulière, proportionnée, équilibrée, dure, parfaite, c'est-à-dire pour Platon "dans l’éternité de sa forme unique... dans l’unicité de sa nature formelle". [5] Mais d'autres catégories esthétiques recouvrent des sensations plus humaines, c'est-à-dire douces, nuancées, sans être nécessairement faibles, efféminées ou séduisantes : le pittoresque (ce qui est digne d'être peint), le joli, l'agréable, le charmant, le délicat, l'élégant, le raffiné, l'exquis, le mignon, le coquet…
Concernant le sentiment du gracieux qui correspond à notre désir de non-violence, son concept global est obscurci par la cause qui le détermine. En effet, la cause de ce sentiment est celle d'un don mystérieux, c'est-à-dire d'une grâce qui reste cachée. Pour Dominique Bouhours, par exemple, cette grâce inconnue, donc impossible à définir, ne saurait être désignée que comme un "je ne sais quoi" [6] très subtil et qui ouvre sur "un fond d'obscurité que rien ne saurait éclaircir". En conséquence, le fait du sentiment délicat du gracieux, qui exprime sans doute les vibrations de cette grâce, demeure imperceptible à l'intelligence puisque son mouvement "emporte et dérobe les choses visibles." [7]
Néanmoins, les multiples effets esthétiques du gracieux ne pourraient-ils pas inspirer une constellation de concepts, plus ou moins probables, mais précis, qui nous permettraient d'interpréter le devenir de diverses formes sensibles plaisantes sur le fond obscur d'une vision trop globale ? Pour cela, le gracieux devrait d'abord être pensé comme du sensible spiritualisé, à la manière hégélienne, notamment lorsqu'il est produit au croisement du visible avec l'invisible selon un processus qu'il faudra tenter de concevoir dans ses multiples effets. Un risque demeure pourtant, celui de se limiter, comme Raymond Bayer, en ne voyant la grâce que "du côté de la forme et de la technique", [8] c'est-à-dire en dévalorisant la liberté possible de l'esprit, puis en privilégiant la performance ou la virtuosité qui instaure des équilibres, du reste le plus souvent inconsciemment, plutôt que l'aisance pas nécessairement molle ou faible des mouvements gracieux. De plus, le concept de la grâce, pour Bayer, n'est pas lui-même gracieux. Car il est défini à partir d'une tension et d'un abandon des forces qui s'opposent constamment et qui sont déterminées à échouer : "Ainsi une esthétique du facile jointe à une esthétique de l'inespéré paraît constituer son essence." [9] Cette perspective complexe et sans doute positiviste demeurant sans issue pour le spectateur comme pour l'artiste, notamment parce qu'elle est étrangère à toute dialectique, nous devons nous en écarter.
Dès lors, dans une perspective plus sereine, le sentiment du gracieux nous paraîtra délicat, léger, doux, souple, sinueux, voire aérien ou charmant. Et, les divers concepts possibles de ces sentiments éprouvés renverront tous à une puissance inconnue, celle d'une grâce pensée comme un don naturel, certes à peine perceptible, entrevu ou murmuré, mais unificateur. Dans ces conditions, la puissance de cette grâce engendrera bien, comme l'a affirmé Baldine Saint Girons, "une adhésion immédiate".[10] Mais pourquoi ? Assurément parce qu'un sentiment gracieux procure un plaisir immédiat, quel que soit l'objet qui le détermine, c'est-à-dire un plaisir plutôt libre, et même si cet agrément (du mot grec chairein qui peut être traduit par se réjouir) semblait aléatoire dans l'interprétation empirique des Latins. En revanche, d'un point de vue métaphysique conforme au sens grec, donc en spiritualisant le sensible, comme pour Léon Meynard, la grâce serait plutôt "le frisson de l'immatérialité qui passe à travers la matière." [11]
Dans cette perspective à la fois naturaliste et spiritualiste, le sentiment ou l'intuition sensible du gracieux semble émaner de la plénitude infiniment créatrice et inconnaissable de la Nature, [12] notamment lorsque cette dernière donne à notre monde de vibrantes et plaisantes clartés intellectuelles qui, pour Souriau par exemple, ont des qualités iréniques. En conséquence, d'un point de vue spécifiquement esthétique, la problématique pourrait se constituer autour de la question suivante : les mouvements gracieux qui élargissent plaisamment la finitude de nos existences humaines, en les unifiant un peu, n'accorderaient-ils pas les pesanteurs et les légèretés des apparences en apportant d'imprévisibles charmes à nos épreuves sensibles, ces dernières étant parfois trop contraintes ? Peut-être, mais à la manière de la vérité qui, pour Aristote, est aussi difficile à saisir qu'un oiseau en train de s'envoler. [13]
Quoi qu'il en soit, comme dans certains tableaux de Watteau, les mouvements gracieux des apparences accompagnent ceux de l'âme lorsqu'elle vibre à sa jonction avec le corps, tout en sachant que ce qui lui est donné ne saurait être ni possédé ni retenu… Précisément, dans l'œuvre intitulée Les deux cousines (vers 1716), Watteau a rassemblé, d'une manière simultanée, trois catégories esthétiques différentes qui ont été harmonieusement entrelacées : d'abord la beauté muette et éphémère d'une relation équilibrée, pourtant tremblante, entre un paysage à la française et trois personnages, ensuite le charme des jolis plissements des vêtements de satin des deux femmes, et enfin l'hésitant moment gracieux où la silhouette féminine vue de dos, à la nuque très dégagée, paraît s'éloigner en douceur pour suivre les envols de sa plus secrète rêverie. En ce moment gracieux, un peu en suspens, les élans des désirs, poussés par la grâce irrésistible de l'amour, semblent dominer toute tristesse et toucher l'infini. C'est alors dans cet esprit, comme l'a affirmé Baldine Saint Girons, que "Watteau s'attache au fuyant, au dérobé, à tout ce qui ne peut être que suggéré." [14]
[1] Selon Raymond Bayer, Traité d'esthétique, Armand Colin, 1956, p.223.
[2] Chateau (Dominique), La Philosophie de l'art, fondation et fondements, L'Harmattan, 2000, p.39.
[3] Blanché (Robert), Des catégories esthétiques, Vrin, 1979, p.106.
[4] Blanché (Robert), Ibidem, p.107.
[5] Platon, Le Banquet, 211a et 211e, Phédon, 110b.
[6] Bouhours (Dominique), Des Manières de bien penser dans les ouvrages de l'esprit (1687), Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1697, p. 81.
[7] Bouhours (Dominique), Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671, Bossard, 1920, p.209.
[8] Bayer (Raymond), Traité d'esthétique, Armand Colin, 1956, p.225.
[9] Bayer (Raymond), Traité d'esthétique, Ibidem.
[10] Saint Girons (Baldine), Le Pouvoir esthétique, Manucius, 2009, p.85.
[11] Meynard (Léon), Esthétique, Eugène Belin, 1961, p.15.
[12] Il s'agit de l'Être infini qui crée tous les mondes.
[13] Aristote, Métaphysique, livre G, chapitre.V.
[14] Saint Girons (Baldine), Le Pouvoir esthétique, Manucius, 2009, p.105.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog