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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le problème du mal et la perversité

Antoine Watteau, La Buveuse. Trois crayons. Musée Cognacq-Jay, Paris.

Antoine Watteau, La Buveuse. Trois crayons. Musée Cognacq-Jay, Paris.

   Dans le prolongement de l'aphorisme platonicien qui affirme que "nul n'est méchant volontairement", l'absence de mauvaise volonté n'est pourtant pas totalement dépourvue de malice (en latin malitia signifie mauvaise qualité, malignité, méchanceté, malice, ruse, finesse). Cependant, la malice de Socrate est tout à fait secondaire eu égard à sa recherche bien décidée de philosopher, donc de penser en fonction de la vérité, c'est-à-dire en se maintenant dans le cadre du possible et du raisonnable qui fait varier les limites de l'ignorance pour chaque homme qui le veut, y compris à partir de ses propres faiblesses ou insuffisances.

   Le pervers ne se pose pas la problématique du mal ni de sa possible méchanceté. Dans le cas contraire, il faudrait qu'il veuille être sérieux, c'est-à-dire qu'il décide de promouvoir une intention consciente et répétée de nuire aux autres, d'être ignoble, infâme, vil, bas, donc de ne pas se limiter aux seules brutalités cyniques, ambiguës et absurdes, de l'injure, du rire ou de l'insolence. En conséquence, le pervers ne vise pas le mal pour le mal. Il fait le mal sans raison, narcissiquement, pour le plaisir de s'affirmer en tant qu'auteur de ce qui lui apporte le plaisir d'exercer une domination sur un objet, quel que soit cet objet, y compris si cet objet est mauvais pour lui ; sans doute est-ce par masochisme, pour attiser sa propre déchéance, comme pour Augustin qui avait cédé à la passion et à ses désirs charnels (à sa libido) avant de s'épanouir dans la sainteté : "Ce n'est pas de la chose convoitée par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir." [1]  Le problème du mal naît ailleurs dans le vouloir conscient d'être vertueux, en dépit de toutes les tentations : "Jamais, selon Pascal, on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience." [2] Du reste, le vice menace tous ceux qui ne veulent pas agir vigoureusement en fonction de ce qui pourrait être universellement bien, sans que ce bien soit forcément, comme chez Platon, un suprême désirable très lointain, hors du sensible et au-delà de toute essence (έπέχεινα τής ούσίας).[3]

   Un vouloir sans auteur : Dans son détournement de toutes les réalités (aussi bien simples que complexes), la perversité va au-delà de la méchanceté pour en masquer toute prise de conscience. Car le pervers ne sait pas ce qui pourrait être voulu comme bon ou comme mauvais. L'un et l'autre étant pour lui interchangeable en fonction de son bon plaisir. Il remplace alors le vouloir réel d'un homme qui pourrait être conscient de ses intentions, soit par une évasive malveillance, soit par une mauvaise foi (qui se masque une partie du réel et toute possible malignité derrière une suspecte arrière-pensée), soit par de multiples velléités changeantes, soit par les débordements de l'imagination qui lui font croire qu'une force finie – comme toutes les forces – pourrait devenir infinie, soit par les bassesses de la concupiscence. Car cette dernière révèle que la jouissance n'est pas perverse à partir d'un détournement de la volonté, mais en réalisant des plaisirs charnels qui commencent par anéantir toute possible volonté, par exemple dans la volupté de l'orgasme, de cette petite mort révélatrice du destin de la chair. C'est sans doute dans cette perspective mortifère qu'il faut interpréter l'amour de Baudelaire pour des prostituées, car ces dernières ne lui ont permis que d'étreindre "des nuées" en lui frayant "un occulte chemin".[4] 

   Les sophismes et les paradoxes de la perversité. Dire que le pervers veut et ne veut pas ce qu'il fait, notamment le mal, fait intervenir la plus embarrassante et hypocrite sophistique qui, en deçà de l'apparence logique de la proposition qui ouvre sur deux possibilités bien distinctes (vouloir et ne pas vouloir) oublie le fait que nul homme ne peut vouloir faire quelque chose et, en même temps, ne pas le vouloir, aussi bien l'un avec l'autre que l'un dans l'autre. Certes, un discours sensé pourrait affirmer en même temps deux sens non complémentaires, mais ces sens renverraient alors à deux mondes différents, à celui du faire et à celui de la volonté par exemple. Or l'acte simultané de vouloir et de ne pas vouloir ce que l'on fait se réfère au monde unique d'un vouloir qui ne peut réellement faire (agir sur quelque chose) qu'en distinguant clairement le possible et l'impossible. Dès lors, l'affirmation d'une impossibilité est un sophisme qui exclut la conscience de ce qui pourrait être précisément voulu et fait, y compris dans les limites d'un vouloir terrestre faillible. L'affirmation d'une impossibilité est du reste contradictoire pour deux raisons : d'un point de vue logique (vouloir sans vouloir) et d'un point de vue psychologique puisque vouloir (y compris ce qui est mauvais) requiert une concentration consciente de la pensée pour décider dans un sens ou dans un autre vers un but, puis pour agir dans ce sens. La simultanéité d'une volonté et d'une non-volonté est très précisément absurde dans les faits (inconséquente, défi au contradictoire, chaotique, voire nihiliste), et cette simultanéité est également fausse, véritablement fausse par impossibilité logique, par un sens faux donné au non-sens, et non par un indifférent manque de sens (ni vrai ni faux). Ce sophisme (ou cette absurdité logique) est de plus paradoxal, car il dénote une manière déraisonnable, arbitraire et perverse de jouer avec les mots en créant une fausseté qui heurte d'une manière très cynique les vraisemblances du bon sens, du sens commun. Cela signifie, pour V. Jankélévitch, que "l'inversion, la perversion cynique, n'appelle à son tour aucune interversion capable de remettre à l'endroit ce qui est à l'envers, de rendre un sens au non-sens, de replacer le contresens dans le bon sens." [5] En tout cas, pour celui qui veut penser librement, hors des excès du vouloir, hors de toute licence, il y a toujours un sens possible du non-sens, celui d'échapper à tous les sens… Et vouloir l'impossible implique en fait une régression hors des réalités humaines et intellectuelles vers un monde fictif, imprévisible, impuissant et désespérant, où l'azur est également un gouffre, comme pour G. Bataille dans Le Bleu du Ciel.[6]

   Une fiction de l'enfance retrouvée :  - En prolongeant la sexualité enfantine, car, pour Freud, la sexualité de l'enfant est perverse et polymorphe. Les tendances sexuelles se fixeraient d'abord sur son moi (narcissisme primaire). Puis la libido se fixerait sur divers objets. Plus tard, l'état amoureux exacerbé permettrait une concentration des désirs sur un seul objet (prenant la place du moi). L'agent n'est pas l'auteur. Immature, il est innocent lorsqu'il éprouve du plaisir à faire du mal. Dans ses caprices, il se situe au-dessus ou à côté du bien et du mal. - L'enfant joue avec le mal sans reconnaître de limites à son jeu qui oscille entre manque et plénitude, répulsion et attraction, sans maîtriser ses transgressions ni son goût pour l'informe, l'inachevé, le puéril… - Dans l'informe, le manque de cohérence des forces multiples de la matière produit le mal comme dispersion et anéantissement; le mal qui, par perversion, n'est pas reconnu comme tel. - L'enfantillage inspirera ensuite une totale indifférence à l'égard de l'avenir.

   Irresponsabilité de l'ambivalence :  La disposition instinctive imaginaire ou régressive de la perversité est, quoi qu'il en soit, non contrôlée par une raison (empirique ou a priori) qui pourrait orienter les actes humains vers l'horizon de l'universel (comme dans la Morale des droits de l'homme). Dans toutes ses manifestations, la perversité nie en effet toute responsabilité d'un sujet pour ses actes, que ces derniers concernent autrui ou uniquement soi-même. En tout cas, une disposition instinctive perverse, inconsciente ou peu consciente, renverse toutes les valeurs, car elle ne les prend pas au sérieux. Elle valorise surtout son insolente fuite de toutes les responsabilités dans un rire enfantin et automatique qui se moque de tout, y compris de lui-même. Comment un moi pervers pourrait-il se reconnaître nuisible alors que son je demeure un autre étranger pour lui-même (comme un démon inauthentique qui jouerait à la fois sur les deux registres du bien et du mal, du simple et du complexe) ?

   Les variations zigzagantes du sens : Pervertir vient du mot latin pervetere qui signifie mettre sens dessus dessous, renverser de fond en comble, et, au pire, abattre, détruire, anéantir. Au sens le plus faible, la perversité varie en fonction de ses épreuves particulières. Par exemple, soit elle pose le mal (la licence) pour un bien (le libertinage), soit un bien (une vertu, un plaisir simple) se transforme en mal (un vice, une jouissance lubrique), soit elle mêle confusément le bien (le sain, la petite mort de l'orgasme) et le mal (le malsain, la débauche, la luxure). Au sens fort d'un anéantissement, la perversité accomplit une pulsion de mort qui ne vise rien d'autre que d'exercer une puissance infinie par le mal (pourtant impossible comme absolu puisque l'entrelacement constant de la vie et de la mort en empêche la possibilité). L'idée d'un "penchant radical" au vice relève par ailleurs d'une interprétation religieuse qui exploite le concept de péché originel ou d'imperfection ontologique afin de rendre tous les hommes coupables. Les diverses manifestations de la perversité échappant aux concepts de la philosophie, les interprétations religieuses ont attribué à l'image de Satan le pouvoir de signifier la part d'inhumanité qui se trouve en tout homme. Cette personnification du mal a le mérite d'associer la perversion à un imaginaire qui pourrait se libérer du mal : la beauté du Diable est tentante, séduisante, mais l'homme peut se détourner du non-être de ces images dépourvues d'un véritable visage, réduites à des forces multiples, indéterminées, chaotiques et évanescentes, c'est-à-dire privées d'une possible ouverture sur la puissance infinie du spirituel, notamment par une ouverture volontaire, singulière, et surtout constructive, sur la puissance infinie de la Nature. Dans le prolongement d'une perspective refermée sur la finitude de ses propres forces, s'impose alors un phantasme pervers, le rêve absurde ou insensé d'instaurer la souveraineté du mal (Georges Bataille), y compris par la concupiscence, par une démesure (hybris) dépravée, ou par la jouissance du meurtre comme chez Sade.

   Des masques indistincts :  La perversité a ainsi, très précisément, deux propriétés qui se jouent de leurs différences en de multiples détours, en de mystérieuses dissimulations, ou en de vains divertissements : celle d'ignorer le bien et le mal en se situant en deçà de toutes les distinctions (comme dans les jeux de la séduction), et celle de vouloir effacer les distinctions instaurées par les hommes en visant un au-delà du bien et du mal qui transgressera toutes les lois établies (ou qui les ignorera) avec le plus arrogant et ambigu cynisme.

   La fascination du mal : La fascination du mal triomphe en même temps que le n'importe quoi… c'est-à-dire en même temps que le caractère dérisoire, équivoque, défectueux et excrémentiel de réalités privées de formes, seulement matérielles (et fascinantes pour cela) : "Tout est matière(s) pour le pervers." [7] Car seuls le non-être et l'indétermination de la chair et des images peuvent fasciner, c'est-à-dire absorber la conscience en figeant la volonté dans la bêtise de la répétition du vide ou du manque de forces, notamment comme "ombre de la raison ou chute de la raison" [8] pour Plotin. Ou bien de multiples phantasmes évoquent la destruction du réel, sa chute dans un néant indifférencié, voire dans d'irréductibles dépôts, reliquats, résidus ou déchets. Par ailleurs, dans toutes les perversions nihilistes, plus ou moins absurdes, destructrices et autodestructrices (drogue, suicide…), l'oubli du réel fascine également. 

   La transgression des limites : Le plaisir de mal faire, de défaire pour se faire plaisir, conduit à la transgression de la loi, de toutes les lois.  Le "tout est permis" permet en effet de violer l'interdit en effaçant indéfiniment toutes les limites, toutes les distinctions (y compris entre les contraires), puis il referme sur le vide illimité qui résulte de cette transgression, un vide (un mauvais infini) que rien ne pourra limiter.

   Les crimes pervers : La perversité atteint son apogée lorsqu'elle détruit ce qu'elle a d'abord dégradé et avili. Par exemple, par son anti-humanisme, le nazisme est allé au-delà de toutes les manipulations, au-delà de toutes les délinquances et de tous les vandalismes, y compris au-delà de la bêtise du fanatisme et au-delà de la sottise de ses convictions (notamment haineuses)… jusqu'à commettre des crimes contre l'humanité, c'est-à-dire contre "l'être même de l'homme". [9]       

    L'amour au-delà de la perversité. Si le pervers ne vit que pour son propre être, comme Narcisse par exemple, il est incapable de sortir de ce qu'il a, au lieu de devoir être pour autrui. Comment le pourrait-il ? Pour V. Jankélévitch, "l'amour, à force d'aimer, spiritualise à l'extrême notre substance ontique ; l'être, par la vertu de l'amour, se fait de plus en plus transparent ; l'amant devint tout entier amour. La prépondérance du devoir sur l'être a elle aussi un sens pneumatique, tout comme la victoire de l'amour. La sublimation débouche non pas sur le néant, mais sur une espérance." [10]

 

[1] Augustin, Les Confessions, II, § IV-9.

[2] Pascal, Pensées, Brunschvicg 895.

[3] Platon, La République, VI, 509b et c.

[4] Baudelaire, Les Fleurs du mal, XV – Les plaintes d'un Icare et XCV – Le Crépuscule du soir.

[5] Jankélévitch (Vladimir), Le paradoxe de la morale, Seuil, 1981, p.30.

[6] Bataille (Georges), Le Bleu du Ciel, 10/18 n°465.

[7] Vignoles (Patrick), La Perversité, Hatier, 1988, p.52.

[8]  Plotin, Ennéades, VI, 3.

[9] Jankélévitch (Vladimir), L'Imprescriptible, Seuil, 1986, p.22.

[10] Jankélévitch (Vladimir), Le paradoxe de la morale, Seuil, 1981, p.82.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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B
Merci cela m'aide à comprendre le comportement d'une personne proche, méchanceté-perversité; je n'arrivais pas faire la différence et dans la vieillesse pas facile d'y faire face chaque jour ! ! Le silence est un moyen mais ......
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C
Très bel article, très intéressant et bien écrit. Je reviendrai me poser chez vous. A bientôt.
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