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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La dialectique ascendante de Platon

La dialectique ascendante de Platon

 

La dialectique ascendante dans et par un amour démoniaque

 

 

   -Le désir, l'amour et la dialectique.-  Lorsque Platon sort de la dialectique inhérente à la pratique du dialogue instaurée par Socrate, c'est pour faire intervenir une dialectique nouvelle, celle du désir amoureux. À ce moment du processus, comme dans Le Banquet, le désir commande la recherche : "Amour est philosophe". [1] Cela signifie que personne ne naît dialecticien, mais que chacun peut le devenir grâce au désir qui vise plutôt le Bien que la science des réalités éternelles. Cette motivation constitue alors une condition nécessaire à la pratique de la dialectique ; le dialecticien ne parvenant pourtant pas à la science d'une manière purement abstraite, théorique, dans la mesure où ce qui conduit la dialectique, la méthode, est aussi dialectique, et en un sens pas forcément faible puisque nécessaire. À ce moment précis de la dialectique, l'amour est alors le moyen pratique le plus utile, comme l'a été le dialogue à tous les moments dialectiques, mais surtout au premier moment.

 

   Éros, figure mythique ou symbolique du désir, a alors été intériorisé de diverses manières par Platon, c'est-à-dire surtout à partir des divers degrés de purification et de rationalisation du délire amoureux qui accompagnent parfois les désirs. Et ces divers degrés de l'amour, dans l'amour, ont été interprétés par Platon à partir d'une méthode dialectique qui dépassait la distinction du temporel et de l'éternel en produisant, à partir des ailes de l'inspiration et de l'enthousiasme, une élévation au-dessus du sensible pour réaliser un contact avec l'intelligible.

   En réalité, la réminiscence [2] aidant, Éros n'est pas prisonnier du monde empirique ; il se souvient d'autres réalités non sensibles et il se trouve ainsi marqué du désir de retrouver ce qu'il pressent au plus profond de lui-même. Il peut alors réaliser l'union des contraires, entrelacer clairement ces contraires, en fonction des différents degrés ou étapes qui élèvent cette unification du terrestre vers le monde céleste. Car la source d'Éros, par-delà l'allégorie qui l'exprime (entre Pôros, le dieu de l'Expédient, de la richesse et Pénia, la déesse de la Pauvreté), est aussi dans l'homme. Éros accomplit en effet le dépassement de la nature mortelle de chacun en réalisant toutes les fécondités possibles (intellectuelles et physiques) qui permettent d'atteindre différemment l'immortalité.

   Plus précisément, dans Le Banquet, l'initiation à l'amour montre comment l'homme ne saurait se satisfaire de l'amour d'un unique corps qui ne fait que renforcer la conscience de sa propre finitude. Dès lors, l'homme aspire à la partie manquante de son être (spirituelle), notamment en allant de l'amour des beaux corps vers celui des belles formes. Enfin, il s'élève vers l'idée de la beauté suprême qui est le principe éternel et immuable de toutes les déterminations formelles et particulières possibles.

   La contradiction inhérente au désir amoureux est ainsi exprimée par la nature démoniaque (humaine et divine), c'est-à-dire intermédiaire d'Éros. Dès lors, l'amour n'est plus un simple sentiment obscur et insatisfait qui chercherait à concilier des contraires, mais une tension orientée progressivement vers une fin précise, celle de dépasser la finitude d'un sentiment empirique et d'atteindre une fin éternelle : " La nature mortelle cherche, dans la mesure où elle le peut, à se donner perpétuité, immortalité." [3] Un mouvement est ainsi créé du temporel vers l'éternel à partir d'un manque qui pressent qu'une plénitude est possible : "Ne faut-il pas ajouter qu'ils aiment que ce qui est bon soit à eux ? – Il faut l'ajouter. – Mais, non pas seulement qu'il soit à eux, mais qu'il soit à eux perpétuellement." [4] Pour le dire autrement, l'amour, en tant qu'aspiration orientée vers l'éternité, est tendu vers une possible fécondité. Sans Éros, cette fécondité qui conduit physiquement vers l'immortalité, ne pourrait pas se produire : "Toutes les fois qu'il arrive à l'être fécond de s'approcher d'un bel objet, il en ressent du bien-être, dans sa joie il s'épanche, il enfante, il procrée ; mais quand c'est d'une laideur, alors, d'un air sombre et chagrin, il se pelotonne, il se détourne, il se replie sur lui-même, et, au lieu de procréer, il garde sa fécondité, il en porte douloureusement le poids." [5]

   Le désir amoureux a donc bien une régulation ontologique et morale : le désir de perpétuité, d'impérissable, d'immortalité, donc le désir de ce qui est bon. Ces deux formes de régulation sont d'ailleurs liées par la compréhension des désirs de l'homme qui oscillent entre le sensible et l'intellectuel en dévalorisant le corps puisque l'âme éternelle retrouve à chaque naissance un autre corps, du reste meilleur si l'âme a progressé dans son approche du Bien, c'est-à-dire dans son approche du principe de la génération (γένεσις) des essences et des existences. De plus, la compréhension des désirs de l'homme tient compte des différents degrés possibles de fécondité, notamment en affirmant la primauté de la pensée sur le corps : "Ceux qui sont féconds selon le corps se tournent plutôt vers les femmes, engendrant des enfants (…) et ont le bonheur d'avoir un nom dont le souvenir ne périsse pas." [6] Par ailleurs, "ceux qui sont féconds selon l'âme, fécondité qui est à un plus haut degré que dans le corps… sont les poètes et les inven­teurs." [7] Cette plus grande fécondité de l'âme sera d'ailleurs accrue par l'amour de la vertu ainsi que par la volonté de l'enseigner. [8]

 

 

La dialectique ascendante vers l'Idée du Bien

 

"Le souverain bien est un mélange d'intelligence et de plaisir unis selon la mesure, la beauté et la vérité." [9]

 

   - Au-delà de l'essence, le principe inconditionné et inconnaissable du Bien. - Comment approcher l'Idée du Bien, principe suprême de la totalité, cause de l'essence et de l'existence de tout ce qui dérive de lui ? Comment cette réalité en soi (αύτό) qui recouvre toute essence (ούσία), toute idée (ίδέα) ou forme (είδος), peut-elle être approchée ? Comment le Bien, qui est au-delà de toute essence, qui est absolument distinct de tout, qui est un au-dessus du multiple sans être pour autant séparé du tout, peut-il être approché par une pensée qui dérive de lui et qui est incapable de le connaître ? En réalité, pour que le Bien puisse être connu, il faudrait connaître une essence qui le gouverne. Ce qui serait absurde puisqu'il est, au-delà de l'essence, le principe de tout : "Ce principe qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c'est la nature du Bien ! Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité… pour les connaissables aussi, ce n'est pas seulement d'être connus qu'ils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l'existence et l'essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu'il soit encore au-delà de l'essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir."[10] Ainsi le Bien est-il la mesure inaccessible et mystérieuse de toutes les choses !

 

   - Comment se convertir à l'idée du Bien ? – Sachant que, paradoxalement, le Bien, inconnaissable, est la cause de toute connaissance possible, la distinction que Platon instaure, entre sa réalité "en soi" et la diversité des phénomènes du monde sensible qu'il dirige, devrait pourtant permettre à un esprit, qui est originairement (par la réminiscence) et obligatoirement (pour sortir de la caverne) tourné vers les phénomènes, de se "convertir" à sa réalité en étant propulsé vers une connaissance virtuelle.

 

  - La réminiscence. [11] - Mais comment la connaissance dialectique pourrait-elle atteindre les principes qui couronnent toute la recherche philosophique ? Assurément, si les concepts d'inconditionné et de transcendance ont été remplacés par celui de la réminiscence qui détermine intrinsèquement le désir de savoir. Car, pour Platon, ce n'est pas l'inconnaissable qui précède toute connaissance, mais le désir du retour d'un savoir oublié qui propulse vers la connaissance. Cette théorie (vue d'ensemble) dite de la réminiscence est alors la source qui permet à chacun de pressentir au plus profond de lui-même ses plus fortes exigences impératives et normatives.  Par les objets vers lesquels il s'est d'abord tourné, l'homme a fait l'expérience de l'échec de la connaissance de ceux-ci et il a éprouvé une insatisfaction aggravée par la noblesse de ses aspirations. Le Bien lui a cependant fourni une idée, avant sa naissance, avant son engagement dans la matière. Un déséquilibre apparaît ensuite dans sa vie entre la contingence de sa réalité mortelle et son exigence d'universalité et de nécessité. Dès lors, aucun enseignement venant de l'extérieur, qui le laisserait du reste dans la passivité d'un réceptacle, n'est possible pour lui permettre de retrouver l'action du Bien, cette norme active qui le dirige pourtant. Une conversion à l'intériorité est alors requise. Et c'est le premier stade du dépassement des réalités sensibles ; et c'est aussi pour Socrate le sens de la formule de l'oracle de Delphes ; car le "connais-toi toi-même" [12] implique pour lui une véritable reconnaissance de lui-même, dans et par ses limites. En tout cas, la théorie (ou l'hypothèse théorique) dite de la réminiscence a d'abord permis de prendre conscience des connaissances fausses, notamment par l'intermédiaire du fameux démon de Socrate ? C'est ensuite par l'art de la mesure que Platon a cherché à "re-trouver" de l'immuable dans l'instable. Pour cela, les relations mathématiques ont permis de dépasser toutes les sensations, toutes les hésitations nées de l'apparition-disparition des phénomènes, ainsi que toutes les controverses sur les opinions concernant la grandeur. De plus, la connaissance mathématique, parce qu'elle est le modèle d'une connaissance indépendante de l'expérience sensible, est bien, en fait, une propédeutique à la science dialectique. Elle facilite la conversion à l'intelligible, même si les relations mathématiques ne sont pas les relations les plus vraies que la connaissance humaine puisse formuler. Néanmoins, elles dépassent les objets de l'expérience et commencent l'exploration du possible intelligible, sans pouvoir, il est vrai, justifier cette possibilité. Au niveau de la dialectique, ce sera par contre la nécessité interne d'une vérité impérieuse qui présidera cette justification, sans démonstration, mais en construisant toutes les relations possibles entre les êtres et le non-être.

 

   - Retrouver le Bien à partir du désir.- Ainsi cette conversion vers une réalité supérieure et lointaine est-elle possible grâce  à la réminiscence ! L'Idée "en soi" du Bien a en effet, dans une vie antérieure, imprimé le sujet pensant de ses exigences impératives et normatives. Ce sujet est alors poussé par le désir de retrouver ce qu'il pressent au plus profond de lui-même, notamment dans son désir d'atteindre le Bien. Au reste, le concept de désir se trouve dans la définition même de la philosophie. Dans ses Définitions (n°93, 414b), Platon évoquait en effet "un désir de la science qui a pour objet les réalités éternelles." Ce qui veut dire que,  à partir d'une intense motivation, celle d'un désir, la philosophie qui était inhérente à la dialectique socratique, tend ensuite à fonder la dialectique comme science qui couronne la philosophie. 

 

   - Le bien et la dialectique. -  La science dialectique, qui est le savoir le plus complet auquel la réflexion philosophique puisse atteindre, rencontre d'abord des difficultés dans son approche d'un Bien inconditionné, puisque ce dernier est le principe de toutes les conditions, et que, par là il échappe à toute formule qui voudrait le définir en lui-même. Mais il ne faut pas pour autant réduire le Bien à un inconnaissable noumène kantien, car Platon fonde la possibilité de la connaissance sur cette Idée inconnaissable qui précède toute connaissance. En fait, pour Platon, la connaissance qui est ici visée demeure dialectique. Et cette dernière n'est ni la connaissance des Idées génériques, du Bien par exemple, ni celle des choses sensibles qui ne contiennent pas la totalité du réel puisque ces choses ne se trouvent que dans le seul champ des apparences et dans le non-être de quelques images. Certes, l'objet sensible existe, mais c'est uniquement parce que "ma" pensée le fait exister comme objet au lieu de le maintenir dans l'obscurité totale d'une chose indifférenciée, ni pour moi ni pour quelque monde que ce soit. Ce sont donc les Idées qui m'inspirent l'universel, bien que leur être soit inconnaissable, et ces Idées rendent possible une réelle pensée tendue vers ce qui est.

 

[1] Platon, Le Banquet, 204b.

[2] Platon, Ménon, 81d.

[3] Platon, Le Banquet, 207 d.

[4] Platon, Le Banquet, 206 a.

[5] Platon, Le Banquet, 206 d.

[6] Platon, Le Banquet, 208 e.

[7] Platon, Le Banquet, 209 e.

[8] Platon, Le Banquet, 209 c.

[9] Brochard (Victor), Ètudes de philosophie ancienne, Vrin, 1966, p.212.

[10] Platon, La République, VI, 508 e, 509 b.

[11] Platon, Ménon, 81d.

[12] Platon, Charmide, 164 d.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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