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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'inconnu et l'impossible

Détail d'un tableau d'Élise Perrin-Destraz intitulé  : La beauté des choses existe  dans l'esprit de celui qui les contemple, 39 x 49 cm, 2009.

Détail d'un tableau d'Élise Perrin-Destraz intitulé : La beauté des choses existe dans l'esprit de celui qui les contemple, 39 x 49 cm, 2009.

 

 

"Pour Anaximandre et Spinoza, le philosophe se définit de la même façon : c'est l'homme qui voit et pense toutes choses sur le fond de l'Infini." [1]

 

 

1. Sentir, penser et parler ; comment des contacts, des bruits, des couleurs et des formes, mystérieusement entrelacés, trouvent-ils des signes parlés ou écrits véritablement pensés par un sujet qui veut se penser lui-même, y compris dans son rapport aux autres, c'est-à-dire dénouer sa propre relation au monde où il vit , voire au-delà, c'est-à-dire toujours poussé vers de nouveaux dénouements ?

 

 

2. La problématique qui s'élabore à partir des épreuves complexes du réel requiert, pour dénouer, plutôt que de déconstruire négativement cette complexité, de poser une autre question : la relation nécessairement triple, entre sentir, penser et parler, n'est-elle pas vécue à partir d'une épreuve chaotique et inconnue du sentir qui a stimulé des réactions capables de donner des sens simples à l'interstice vide qui la sépare du penser et du parler, voire qui la nie ? Dans ce cas, ce serait oublier la complexité du réel, soit en se perdant dans le vide, soit, comme Novalis, en constituant un mixte de ces trois épreuves, un mixte qui dépasserait "leur somme" tout en rendant "plus vraie" [2] la perception d'une existence qui souffre, pense et agit… Comment alors penser ce mixte sans le séparer de l'épreuve obscure du sentir ainsi que des paroles, plus ou moins rêvées, de son ouverture sur l'abîme de notre ignorance : l'infinité de la Nature ?


3. Pour le dire autrement, la pensée n'est-elle pas sortie du fond indéterminé (voire sans fond) de l'obscurité des sensations pour apporter une sécurisante réponse à la crainte de l'inconnu, à la peur des ténèbres ou à quelques angoisses devant l'immensité du vide ? Sans doute, mais dans ce cas il serait impossible de penser clairement chaque relation affectée par des sensations éphémères et pourtant tournée vers l'infinité de ce vide, notamment lorsque c'est vers une joyeuse ouverture sur l'éternité de la Nature.

 
4. Les mystérieuses relations complexes entre sentir, penser et parler échappent en tout cas aux lumières de la conscience (à l'intuition de saisir les choses), donc à toutes les formes possibles d'intentionnalité, [3] car ces relations, intensément entrelacées, semblent d'abord déterminées par les plus obscures et inconscientes forces du devenir du monde. De plus, dans chaque prime perception, les dis­tinctions entre toucher, goûter par la langue ou par le nez, entendre et voir sont difficiles à saisir. Elles renvoient à un dehors
qui n'est pas forcément un absurde néant contredisant l'éternelle présence de la Nature, mais l'épreuve inhabitable, indifférente et séparée de l'impossible. Plus précisément, cette épreuve du dehors exprime un "impensé [4]" originel de la pensée qui, pour Deleuze, serait plus lointain et plus immense, par sa nature informe, que l'extériorité qui est une forme nécessairement finie. En conséquence, ce dehors sacré ne serait pas le contraire du possible, mais, par exemple pour Blanchot, le dehors du possible : "L'impossibilité de tout rapport." [5] Le dehors serait l'épreuve neutre du vide (la nuit la plus inconnue), de ce qui n'a pas d'être, d'unité, d'identité, de réalité, de valeur ou de puissance, et qui précède pourtant l'émergence d'une pensée qui se pliera [6] avant de se déplier en exerçant la violence de ses forces, c'est-à-dire comme pour toute forme de pou­voir, en niant des réalités pour s'affirmer comme différence,[7] c'est-à-dire pour exposer la retenue de la différence[8], notamment dans "un ruissellement du dehors dans (de par) l'écriture". [9] Dans ce cas, la différence écrit "entre raison et déraison" [10] en passant du je à un il sans sujet, en un jeu insensé, étrange, oublieux, obscur et désœuvré. Ensuite, pour Deleuze qui interprète Foucault, ce dernier ayant d'ailleurs été inspiré par Blanchot, ce dehors sera celui de la pensée considérée aussi dans le rapport (ou bien dans le non-rapport, dans le rapport impossible) d'un "dedans plus profond que tout monde intérieur" [11] avec un "orage abstrait, vide terrifiant". Cet orage "s'engouffre" dans une épreuve informe du voir et du parler, "dans l'interstice, dans la disjonction de voir et de parler", précisément pour "creuser l'intervalle" et pour "émettre un coup de dés".[12]Ou bien, autre hypothèse qui serait plus complète, la pensée ne surgit pas uniquement de l'épreuve problématisée d'un dehors vide, mais aussi, et surtout, de la plénitude qu'inspire la puissance infiniment créatrice de la Nature à une singularité qui rapporte l'entre-deux du sentir et du penser, ainsi que l'entre-deux du penser et du parler, à une ouverture possible sur l'infini pour celui qui éprouve plus sereinement ces interstices.

 

 

5. Dès lors l'impossible, qui n'est ni négation ni affirmation, peut être conceptualisé de la manière suivante : il est d'abord l'épreuve du non-pouvoir d'une chose : un non-rapport, une réserve, une retenue, un retrait, un excès de négativité, une impuissance, un échec, une perte à venir ou une séparation abyssale avec le réel, comme la mort qui semble être une épreuve de l'impossible. Ensuite, ce non-rapport est l'épreuve du néant qui est un dehors sans dehors. Ou bien l'impossible est la présence immédiate d'un vide absolu et séparé, "la présence comme Dehors", [13]c'est-à-dire une présence sans présent, immédiatement autre… Ou bien l'impossible est une passivité à l'égard du dehors des choses, un impensable chaos total, à coup sûr désignant tous les abîmes ; ou bien il est un point neutre-vide non donné à la manière d'un intangible interstice créant une béance entre des réalités ; ou bien il qualifie l'espace éternel et infini de la Nature qui demeure inconnaissable.[14] Quoi qu'il en soit, comment ces divers sens de l'épreuve de l'impossible en tant que dehors sont-ils à l'œuvre dans les relations entre sentir, penser et parler, et comment les dénouer ?


6. En fait, nul ne sait où se trouve le cœur du réel, ni si cœur il y a. Le pathos de la distance entre l'inconnu et le connu toujours subsiste. L'hypothèse la plus vraisemblable distingue donc le fini et l'infini, un monde particulier et la Nature infinie qui englobe tous les mondes, donc une immanence complexe et une ouverture de cette immanence sur l'inconnu.

 

 

7. Au plus profond de l'inconnu, et plus précisément de l'indéterminable pour l'homme, se trouve peut-être la puissance infinie de la Nature qui anime de mystérieuses relations entre la lumière et l'obscur, c'est-à-dire entre la nuit du sentir qui crie, murmure ou chante, les lumières de la pensée (notamment celles de la raison et de ses concepts) et les ombres de la parole qui humanise les sensations (par la poésie) ou qui les clarifie (par des signes plus ou moins clairs, par la voix ou par l'écriture).

 

 

8. L'inconnu a du reste une triple fonction, celle d'inspirer et d'ébranler le devenir de nos épreuves sensorielles, intellectuelles et linguistiques, sans se laisser réduire à la réalité évanescente de ce devenir qui sépare l'instant éternel (inconnu) d'un pas encore impossible, bien que trop souvent répété comme expression de la finitude humaine. Car les concepts philosophiques qui concernent l'inconnu sont, comme le constatait Deleuze, créés par une singularité :  "Ils sont aussi des sensibilia qui ne sont rien sans la signature de ceux qui les créent." [15]

 

 

9. L'épreuve de l'impossible, de l'absence totale de relation claire et distincte entre des expériences vécues, peut conduire l'homme à s'interroger sur cette absence, sur de multiples vides peut-être, ou sur un mystérieux inconnu qui parfois lui fait peur. L'homme sombre alors dans le champ infini de l'impossible, c'est-à-dire dans la nuit de ses primes sensations, dans une peur impossible à nommer et à penser puisqu'elle fusionne avec lui. Comme l'a écrit Blanchot dans sa perspective certes nihilisante : "L'homme de la peur, dans l'espace de sa peur, participe et s'unit à ce qui lui fait peur. Il n'a pas seulement peur, il est la peur." [16]

 

 

10. Si la nuit angoissante qui domine les sensations brutes, élémentaires et chaotiques des hommes (à la source d'un inévitable scepticisme) n'est pas nécessairement l'Obscur qui se cacherait en préfigurant sournoisement l'inéluctable néantisation de toutes les réalités, alors, par delà tous les jeux qui mêlent conscience et inconscience, une métaphysique serait encore possible pour penser et pour nommer de multiples relations plus ou moins conceptualisées avec l'infinité de la Nature, avec cette totalité inconnue qui englobe éternellement tous les mondes. Ensuite, dans ces conditions, il resterait à savoir comment les lumières de la pensée consciente ne se perdent pas complètement dans la profonde nuit qui impose ses désastres. Ensuite, il faudrait chercher à savoir comment une métaphysique qui se situerait sur le seuil de l'infini pourrait échapper à la nuit, à la folle obscurité vertigineuse du néant ou à l'inconnu du neutre qui, pour Blanchot, détruit tout désir de connaissance.

 

[1]  Conche (Marcel), Métaphysique, PUF, 2012, p. 33

[2] Novalis, Blüthenstaub : Pollens. – poussières de fleurs), Œuvres complètes, I, Gallimard, 1975, §22.

[3] Cette idée est déjà présente chez Foucault et Deleuze : "Le savoir est irréductiblement double, parler et voir, langage et lumière, et c'est la raison pour laquelle il n'y a pas d'intentionnalité " (Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p.117)

[4] "La pensée ne peut rien trouver en elle-même, sauf ce dehors d'où elle vient et qui réside en elle comme l'impensé ?" (Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p.126).

[5] Blanchot, (Maurice),  L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p.282, 283.

[6] "Le pli du dehors constitue un Soi, et le dehors lui-même, un dedans coextensif. " (Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p.121)

[7] "Différence et dehors désignent la disjonction originelle." (Blanchot, L'Entretien infini, op. cit, pp. 241).

[8] "La différence est la retenue du dehors; le dehors est l'exposition de la différence." (Blanchot, L'Entretien infini, p.241).

[9]  Blanchot, L'Entretien infini, p.476.

[10] Blanchot, L'Entretien infini, pp.558, 564 et 622.

[11] Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p. 103.

[12] Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p. 93.

[13] Blanchot, L'Entretien infini, p.66.   

[14] "Quel monde métaphysique il doit y avoir, il est impossible de le prévoir." Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 120.

[15] Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, Reprise, 2005,  pp. 10-11.

[16] Blanchot, L'Entretien infini, p.71.

 

 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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