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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Heidegger, l'épreuve insensée du "pas encore".

Hambourg

Hambourg

   En réalité, pour chaque exis­tant, la né­cessité bru­tale de la Nature produit de très fortes dé­cep­tions. Elle est d'ailleurs, dans la philosophie de Heideg­ger, associée à la menace d'un danger pour la pensée. Car cette dernière ne parvient pas à accéder au vouloir de la présence éter­nelle du vouloir, c'est-à-dire à l'Être de l'étant dans sa tota­lité[1]. La pensée n'est pas da­vantage capable de vouloir le Vouloir du passer, du pas­sage, du passager. Pour Heidegger, l'homme reste en route vers la pensée, et encore bien "loin" d'être sur le chemin de la pensée (p.36). Pourtant s'impose subitement une "unique pensée", celle où le philosophe affirme qu'il ne pense pas encore. La contradiction est à son comble : "L'ab­sence de limites du Même est pour la pensée la plus tran­chante limitation" (p. 48). La certitude du négatif, d'une négativité infinie et toujours répétée, crée en effet la vérité tranchante, peut-être mortelle, en tout cas catastrophique, de cette unique pensée.

   En attendant, l'épreuve existentielle du pas encore, du pas encore ici et maintenant, se répète pour le philosophe en faisant prévaloir une mystérieuse poussée vers l'ail­leurs, vers l'après, c'est-à-dire vers l'autre de l'ici et mainte­nant. Et la pensée plus ou moins cons­ciente d'un homme ne se reconnaît ni dans ses repré­sen­tations ni dans sa propre identité. De plus, l'épreuve du "pas encore" ignore toute forme de mécanisme prévisible (cartésien) ou d'auto­ma­tisme in­contrôlable. Cette épreuve insensée accompa­gne en effet les mé­ta­morphoses du réel qui échappent à toute forme de "déjà là". L'idée du "pas encore" signi­fie ainsi, méta­phori­que­ment, il faudra "encore" faire un pas… ou bien "encore" n'est pas, parce que ce n'est pas possible pour l'instant… Toutefois, l'émergence de la pensée du pas en­core pour­rait être violente. Elle l'est, par exemple, dans la na­ture qui conduit toute source jaillissante vers la mort. 

   En tout cas, Heidegger en reste à l'expérience d'une fin qui n'en finit pas d'être toute proche. Il l'analyse dans l'Être et le temps (§48). Finir veut d'abord dire cesser. La pluie cesse, le chemin cesse. Mais, dans ce dernier cas, le chemin ne s'évanouit pas, il ne devient pas irréel et ne présente pas une autre forme donnée. La construction s'interrompt. Le chemin n'est pas prêt pour une éventuelle circulation. Mais fini signifie aussi être apprêté. Le tableau est fini, il est achevé, il pourrait ne pas l'être ; or l'achèvement suppose que tout est prêt. La pluie cesse, elle s'évanouit. Le pain est fini, c'est-à-dire consommé : " Ce n'est par aucune de ces manières de finir que l'on peut adéquatement caractériser la mort en tant que fin de la réalité humaine." Mourir, c'est en effet "être à la fin". Or, par rapport à la mort, la réalité humaine n'est ni achevée, ni évanouie, ni apprêtée, ni utilisable. Elle est "en permanence son Pas-encore". Elle n'est jamais finie, elle est pour une fin, pour la fin. Né, l'enfant est assez vieux pour mourir.

   Néanmoins, cette unique pensée du pas encore, chez Heidegger, ne serait pas vraiment tragique et insensée si le Même signifiait l'Être origi­nel d'un vouloir simple et positif. Or, pour le philosophe qui interroge la séparation de l'existence et de l'essence, la pensée de chaque existant est condamnée à errer (voire à décliner) sur le che­min obscur où elle reste bornée et réduite par le "pas encore". Cette limitation de la pensée et de son vouloir, eu égard à un désir sans aucune limite (comme chez Platon), s'écarte en fait de l'ouvert bienfaisant de la métaphysique idéaliste pour ne voir que son envers violent et négatif : "Le déchirement garde ouvert le chemin vers le métaphy­si­que" (p. 67). Dans cette optique nihiliste, le fond non pensé du Même n'est plus que celui de son éclat. Cela signifie que la pensée de cette réalité néantisée, démoniaque, est en fait celle d'un sentiment pe­sant, trop grave, trop profond pour être pensé. Heideg­ger en tire la conclusion suivante : "Ce qui donne le plus à penser, dans notre temps qui donne à penser, c'est que nous ne pen­sons pas encore." (p. 91)

   Ce constat est-il fondé ? En fait il ne peut être ac­cepté que par ceux qui veulent agir histori­quement sur le monde pour le do­miner, pour l'exploiter (par diverses techniques), et il ne concerne pas ceux qui vivent pour vouloir créer, certes avec vigueur, quel­ques lueurs raisonnables et simples dans leur pensée (hors de toute croyance habituelle, pragmatique ou mythique). Car, dans tout rapport à l'autre (même en sa­chant que ce dernier doit mourir un jour), cha­cun peut dé­cou­vrir que quelque chose échappe à ce désert maté­riel et cultu­rel qui croît, que quelque chose échappe à toute re­présenta­tion de la déchirure de l'Être : cette force créatrice qui l'anime à chaque instant lorsque, sous des formes tou­jours nouvelles et dis­tinc­tes, il participe aux surgisse­ments imprévisibles de son engagement politique, so­cial ou tout simplement philosophique.
   La pensée du pas encore n'est donc pas suffisante pour l'homme dès lors qu'il décou­vre qu'il vit aussi et surtout au cœur de l'instant intemporel et simple où il se veut créa­tif. Par ailleurs, à partir de la ren­contre de l'autre, cette rencontre étant fondée par des valeurs infinies (comme la vertu de l'amour par exemple), la vio­lence de la Nature qui sépare et qui re­ferme ce qu'elle a uni et ouvert se trouve atténuée, voire déjouée. La ren­contre de l'autre (y compris celle de ma propre altérité) rem­place alors les néces­sités de la Nature par les virtualités imprévi­sibles qui agissent dans l'épreuve raisonnable d'un engagement moral.

   Ainsi ma pensée peut-elle également exprimer l'au-delà positif de la relati­vité de tout pas encore, l'au-delà créatif qui empê­chera toute sé­paration (entre ici et ailleurs, hier et de­main) ! Et c'est d'ailleurs le propre de la pen­sée philoso­phique que de transporter les images de la dé­cep­tion (y compris dans des représentations métaphoriques qui ne font que déplacer une image vers une autre pour les concentrer plus vi­vement) vers des concepts dyna­miques, vers des pen­sées dis­tinctes des différences, vers des pensées qui pourront éclairer et dé­passer chaque pas encore imprévi­sible, en ouvrant chaque nou­vel instant sur un avenir souhaitable qui dé­jouera toute déception ou aliéna­tion.

   Le "pas encore" est alors dévalorisé par le sens d'un instant présent qui s'inspire de la source créatrice et éternelle de la Nature, car les valeurs de demain ne naissent pas à partir des représen­tations d'un présent déjà dépassé. Au contraire le philosophe peut aussi al­ler du concept de l'indéfini (moteur de toute épreuve méta­phorique) vers l'idée originelle de l'Infini dont la perfection inspire mystérieusement toute singularité véritable­ment créatrice, y compris dans la simple volonté de sa propre authenticité.

 


[1] Heidegger (Martin),  Qu'appelle-t-on penser ? PUF, 1973, p. 72.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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