Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
8 Octobre 2016
En réalité, pour chaque existant, la nécessité brutale de la Nature produit de très fortes déceptions. Elle est d'ailleurs, dans la philosophie de Heidegger, associée à la menace d'un danger pour la pensée. Car cette dernière ne parvient pas à accéder au vouloir de la présence éternelle du vouloir, c'est-à-dire à l'Être de l'étant dans sa totalité[1]. La pensée n'est pas davantage capable de vouloir le Vouloir du passer, du passage, du passager. Pour Heidegger, l'homme reste en route vers la pensée, et encore bien "loin" d'être sur le chemin de la pensée (p.36). Pourtant s'impose subitement une "unique pensée", celle où le philosophe affirme qu'il ne pense pas encore. La contradiction est à son comble : "L'absence de limites du Même est pour la pensée la plus tranchante limitation" (p. 48). La certitude du négatif, d'une négativité infinie et toujours répétée, crée en effet la vérité tranchante, peut-être mortelle, en tout cas catastrophique, de cette unique pensée.
En attendant, l'épreuve existentielle du pas encore, du pas encore ici et maintenant, se répète pour le philosophe en faisant prévaloir une mystérieuse poussée vers l'ailleurs, vers l'après, c'est-à-dire vers l'autre de l'ici et maintenant. Et la pensée plus ou moins consciente d'un homme ne se reconnaît ni dans ses représentations ni dans sa propre identité. De plus, l'épreuve du "pas encore" ignore toute forme de mécanisme prévisible (cartésien) ou d'automatisme incontrôlable. Cette épreuve insensée accompagne en effet les métamorphoses du réel qui échappent à toute forme de "déjà là". L'idée du "pas encore" signifie ainsi, métaphoriquement, il faudra "encore" faire un pas… ou bien "encore" n'est pas, parce que ce n'est pas possible pour l'instant… Toutefois, l'émergence de la pensée du pas encore pourrait être violente. Elle l'est, par exemple, dans la nature qui conduit toute source jaillissante vers la mort.
En tout cas, Heidegger en reste à l'expérience d'une fin qui n'en finit pas d'être toute proche. Il l'analyse dans l'Être et le temps (§48). Finir veut d'abord dire cesser. La pluie cesse, le chemin cesse. Mais, dans ce dernier cas, le chemin ne s'évanouit pas, il ne devient pas irréel et ne présente pas une autre forme donnée. La construction s'interrompt. Le chemin n'est pas prêt pour une éventuelle circulation. Mais fini signifie aussi être apprêté. Le tableau est fini, il est achevé, il pourrait ne pas l'être ; or l'achèvement suppose que tout est prêt. La pluie cesse, elle s'évanouit. Le pain est fini, c'est-à-dire consommé : " Ce n'est par aucune de ces manières de finir que l'on peut adéquatement caractériser la mort en tant que fin de la réalité humaine." Mourir, c'est en effet "être à la fin". Or, par rapport à la mort, la réalité humaine n'est ni achevée, ni évanouie, ni apprêtée, ni utilisable. Elle est "en permanence son Pas-encore". Elle n'est jamais finie, elle est pour une fin, pour la fin. Né, l'enfant est assez vieux pour mourir.
Néanmoins, cette unique pensée du pas encore, chez Heidegger, ne serait pas vraiment tragique et insensée si le Même signifiait l'Être originel d'un vouloir simple et positif. Or, pour le philosophe qui interroge la séparation de l'existence et de l'essence, la pensée de chaque existant est condamnée à errer (voire à décliner) sur le chemin obscur où elle reste bornée et réduite par le "pas encore". Cette limitation de la pensée et de son vouloir, eu égard à un désir sans aucune limite (comme chez Platon), s'écarte en fait de l'ouvert bienfaisant de la métaphysique idéaliste pour ne voir que son envers violent et négatif : "Le déchirement garde ouvert le chemin vers le métaphysique" (p. 67). Dans cette optique nihiliste, le fond non pensé du Même n'est plus que celui de son éclat. Cela signifie que la pensée de cette réalité néantisée, démoniaque, est en fait celle d'un sentiment pesant, trop grave, trop profond pour être pensé. Heidegger en tire la conclusion suivante : "Ce qui donne le plus à penser, dans notre temps qui donne à penser, c'est que nous ne pensons pas encore." (p. 91)
Ce constat est-il fondé ? En fait il ne peut être accepté que par ceux qui veulent agir historiquement sur le monde pour le dominer, pour l'exploiter (par diverses techniques), et il ne concerne pas ceux qui vivent pour vouloir créer, certes avec vigueur, quelques lueurs raisonnables et simples dans leur pensée (hors de toute croyance habituelle, pragmatique ou mythique). Car, dans tout rapport à l'autre (même en sachant que ce dernier doit mourir un jour), chacun peut découvrir que quelque chose échappe à ce désert matériel et culturel qui croît, que quelque chose échappe à toute représentation de la déchirure de l'Être : cette force créatrice qui l'anime à chaque instant lorsque, sous des formes toujours nouvelles et distinctes, il participe aux surgissements imprévisibles de son engagement politique, social ou tout simplement philosophique.
La pensée du pas encore n'est donc pas suffisante pour l'homme dès lors qu'il découvre qu'il vit aussi et surtout au cœur de l'instant intemporel et simple où il se veut créatif. Par ailleurs, à partir de la rencontre de l'autre, cette rencontre étant fondée par des valeurs infinies (comme la vertu de l'amour par exemple), la violence de la Nature qui sépare et qui referme ce qu'elle a uni et ouvert se trouve atténuée, voire déjouée. La rencontre de l'autre (y compris celle de ma propre altérité) remplace alors les nécessités de la Nature par les virtualités imprévisibles qui agissent dans l'épreuve raisonnable d'un engagement moral.
Ainsi ma pensée peut-elle également exprimer l'au-delà positif de la relativité de tout pas encore, l'au-delà créatif qui empêchera toute séparation (entre ici et ailleurs, hier et demain) ! Et c'est d'ailleurs le propre de la pensée philosophique que de transporter les images de la déception (y compris dans des représentations métaphoriques qui ne font que déplacer une image vers une autre pour les concentrer plus vivement) vers des concepts dynamiques, vers des pensées distinctes des différences, vers des pensées qui pourront éclairer et dépasser chaque pas encore imprévisible, en ouvrant chaque nouvel instant sur un avenir souhaitable qui déjouera toute déception ou aliénation.
Le "pas encore" est alors dévalorisé par le sens d'un instant présent qui s'inspire de la source créatrice et éternelle de la Nature, car les valeurs de demain ne naissent pas à partir des représentations d'un présent déjà dépassé. Au contraire le philosophe peut aussi aller du concept de l'indéfini (moteur de toute épreuve métaphorique) vers l'idée originelle de l'Infini dont la perfection inspire mystérieusement toute singularité véritablement créatrice, y compris dans la simple volonté de sa propre authenticité.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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