Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
6 Décembre 2015
Pour un scepticisme créatif.
Le doute naît d'une certitude, celle de notre remarquable incertitude. [1] Affirmations et négations alors s'entrelacent mystérieusement même si le silence de l'Obscur ou de la Lumière qui précède tous les mondes prévaut sur les nuances de nos diverses intelligences très variées. Nous sommes en effet embarqués dans l'infinité imprévisible, incompréhensible, inconnaissable et non totalisable de la Nature qui contredit toutes les représentations que nous imaginons à son sujet, y compris lorsque nous déployons la plus authentique probité intellectuelle ou les idées les plus pures de la raison. [2] Dès lors, les murs de nos propres mondes demeurent souvent infranchissables, même si, loin de toute forme d'ascétisme logique, c'est-à-dire loin d'une fuite du réel dans la froideur de l'abstraction,[3] nous avons néanmoins dans nos doutes et à partir de nos doutes de brefs contacts avec l'esprit de l'infini ; des contacts mystérieux, en tout cas jamais indifférents, au mieux créatifs. Comment ? Sans doute en faisant prévaloir l'affirmation d'une intuition de l'infini, l'affirmation d'un savoir qui se reconnaît nescient sans se séparer de toutes les négations portées par nos dérisoires pensées finies, car l'entrelacement changeant de forces vitales très bornées avec l'infinie et éternelle puissance de la Nature détermine toutes les métamorphoses. La problématique du scepticisme consiste alors à dénouer la complexité du réel et à remonter vers quelques points de contact possibles avec l'infini, avec le Deus sive natura de Spinoza, notamment dans la fulgurance d'instants créatifs qui espèrent toucher et éclairer un peu la vérité, certes parfois abusivement confondue avec l'abîme de l'Obscur. Faut-il alors s'envoler en quelque sorte vers quelques certitudes toujours nouées avec de l'incertain ? En tout cas, le scepticisme révèle le caractère tragique de la pensée humaine, condamnée à errer indéfiniment et à souffrir, mais aussi, comme Nietzsche, à créer passionnément (et souvent paradoxalement) par delà tous les doutes et toutes les convictions : "Qu'on ne se laisse point égarer : les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est un sceptique. La force et la liberté issues de la vigueur et de la plénitude de l'esprit se prouvent par le scepticisme. Pour tout ce qui regarde le principe de valeur ou de non-valeur les hommes de conviction n'entrent pas du tout en ligne de compte. Les convictions sont des cachots. Elles ne voient pas assez loin elles ne voient pas au-dessous d'elles : mais pour pouvoir parler de valeur et de non-valeur, il faut voir cinq cents convictions au-dessous de soi - derrière soi. Un esprit qui veut quelque chose de grand, qui veut aussi les moyens pour y parvenir, est nécessairement un sceptique. L'indépendance, vis-à-vis des convictions et le fait de savoir regarder librement font partie de la force..."[4] Par ailleurs, une approche perspectiviste des relations complexes et entrelacées que chaque homme peut éprouver conduit soit à penser au bord du gouffre de la mort, soit à partir de l'anéantissement des apparences, soit dans une ouverture de la pensée sur l'infinité de la Nature. Cependant, un constant scepticisme s'impose dans toutes ces perspectives, car la raison humaine, cette gardienne de la vivacité intelligente de notre corps, bute sur ses propres limites. Elle est trop formelle et directrice pour parvenir à rendre compte seule de nos sensations éparses et de nos sentiments évanescents. Par exemple, comment la raison pourrait-elle surmonter l'énigme de la vérité-femme lorsque le désir masculin y entrevoit quelque béance, brutale et en même temps voilée, peu conforme à son simple désir de clarté ? Dès lors, cette limitation du pouvoir de la raison conduit à multiplier les perspectives d'approche des diverses réalités, fictions ou projets qui nous déterminent, ou qui peuvent nous déterminer, tout en frappant à la porte de l'invisible et du silence pour aller vers l'essentiel, c'est-à-dire vers le point central ou vers la source infiniment créatrice qui anime toutes les perspectives.
[1] Wittgenstein, "On ne peut douter qu'à partir du moment où l'on a appris quelque chose de certain…" Fiches n° 410, Idées Gallimard 1970, p.109.
[2] Nietzsche : « Je mets à part quelques sceptiques - le seul type convenable dans toute l'histoire de la philosophie - : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle.» L'Antéchrist, §12.
[3] Nietzsche, " Mais comment le scepticisme est-il possible ? Il apparaît comme le point de vue proprement ascétique de la pensée. Car il ne croit pas à la foi et détruit de ce fait tout ce qui est béni par la foi. Mais même le scepticisme contient en soi une foi : la foi en la logique. Le cas extrême est donc un abandon de la logique, le credo quia absurdum, doute de la raison et désaveu de celle-ci. "Le Livre du philosophe, p. 207.
[4] Nietzsche, L'Antéchrist, § 54
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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