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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La non-violence et le mal

La non-violence et le mal

 

Le problème du mal (la perte du vouloir)

 

   Dans le projet d'une philosophie de la non-violence, la pensée du mal est secondaire pour deux raisons. D'abord elle est ce que refuse la non-violence, donc ce qui n'a pas de valeur pour la pensée raisonnable de l'homme. Ensuite elle n'est que le mot, très général, qui désigne des épreuves négatives, celles qui accompagnent les épreuves de la séparation dont la mort est le modèle absolu.  

   Mais ce refus du mal par la pensée n'empêche pas le négatif de prospérer secrètement. Car le mal est souvent le triomphe de l'obscur et du flou. Il avance masqué. C'est parfois un bien pour celui qui le commet, un non-bien (ou pire) pour celui qui le subit. Pascal en souligne ainsi la grande confusion : "Le mal est aisé, il y en a une infinité ; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien, et souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier. Il faut même une grandeur extraordinaire d'âme pour y arriver, aussi bien qu'au bien." [1] Le mal serait ainsi le fruit d'une confusion qui masque peu ou prou certaines contradictions, qui se complaît dans des imperfec­tions et des souffrances, ou qui se dissimule dans le mythe de quelque pé­ché originel. Il est, en tout cas, l'interven­tion d'une puissance aveugle, nuisible, dominatrice et destructrice.

    Mais quelles seraient les racines du mal ? Faut-il les chercher en l'homme ou hors de l'homme ? Ne seraient-elles pas plutôt dans l'échec du vouloir raisonnable de l'homme ? C'est ce qui paraît le plus probable. Les exigences de la raison s'effondre­raient par manque de volonté ; cette dernière aurait perdu un peu de sa cohérence en devenant velléité, caprice… Ce qui conduirait l'homme à errer entre l'amour de lui-même et de ses idoles matérielles.

   Cependant, comment ex­pliquer cet échec de la volonté face aux différents maux ? D'abord il est vrai qu'une volonté, une concentration de l'énergie psychique dans une direction, est aveugle lorsqu'elle ne sait pas ce qu'elle doit vouloir, et notamment ce qu'est le Bien, principe anarchique qui fonde les lois. Et comment un homme pourrait-il vraiment vouloir un bien qu'il ignore d'ailleurs autant pour lui-même que pour les autres ? En fait, le plus souvent, l'existant s'égare complètement parce qu'il se laisse fasciner par des images dé­sirables, c'est-à-dire par de fictives réalisations de l'impossible.

 

a) Le mensonge à soi-même de la mauvaise foi

 

   En réalité, l'échec du vouloir est d'abord l'échec du moi qui se perd lui-même, en lui-même, parce qu'il croit pouvoir se saisir complètement. Il désire en fait l'impossible continuité de sa personne. Son face à face (cette fiction de la circularité) crée alors un masque mythique qui ne lui permet pas de se découvrir. Il n'est jamais là où il se voit… La vérité est ailleurs, dans le fait que chacun est une singularité créatrice (inséparable de la nature et des autres) et non l'ensemble des facettes qui contiendraient une personnalité. Le moi reste en devenir. Il crée chaque jour ses propres couleurs et ses propres rythmes. Jadis éduqué, il peut (et devrait) devenir raisonnable. Seul parfois, jamais achevé, il est surtout caractérisé par sa propre ouverture sur de multiples perspecti­ves, et d'abord sur celle de sa responsabilité… 

   Dans le cas contraire, tourné vers la seule fiction de lui-même, vers le mythe de son propre moi, nul ne peut vraiment vouloir, et le mal n'a plus d'auteur. Pourtant, entre devoir intervenir pour défendre une victime et croire que je ne suis pas responsable, le choix du meilleur est clair. Mais il ne l'est plus si je me mens à moi-même en prétendant ne pas le vouloir (première perspective où je m'enferme en moi-même), en affirmant que je ne peux pas l'aider (seconde perspective où je fuis le réel), puis en ne faisant rien. J'aurais pourtant dû agir en cherchant des moyens. Si je ne reconnais pas cette possibilité, si je dissimule mon inaction dans des intentions secrètes, je n'ai même pas honte, car je minimise ma responsabilité. Je me mens donc à moi-même.

   Cette mauvaise foi me permet de faire le mal et de proclamer mon innocence en jouant sur les deux tableaux du bien et du mal. Or les deux perspectives sont distinctes : soit je suis moral, soit je ne le suis pas. Je n'ai donc pas le droit de prétendre que d'un mal naît un bien ou que d'un bien naît un mal. Je n'ai pas davantage le droit d'affirmer qu'une détermina­tion, supérieure et naturelle, est la vé­ritable cause de mon acte. Ce serait plus fort que moi, que toute conscience morale !

   En réalité, de l'absence de responsabilité (ou de son refus) naît l'immoralisme qui, à son niveau le plus banal, est la recherche égotiste du plaisir (le libertinage) voire du dilettantisme (amoralisme). Ensuite, le jeu avec les diverses perspectives qui s'ouvrent devant chacun peut conduire à nier tous les points de vue. Il suffit d'aller au-delà de toute réalité, puis au-delà de toute vérité, et faire le mal devient une transgression naturelle qui ouvre sur l'abîme de la séparation, sur le mal absolu… même s'il est impossible d'atteindre cet absolu, de parvenir à tout détruire. Car personne (y compris le pire des ty­rans) n'a, fort heureuse­ment, jamais atteint cet Impossi­ble.

 

b) Les multiples facettes de la méchanceté

 

   Le champ de la Morale, infini en puissance, est malheureusement affaibli par une autre puissance, celle du mal, cette valeur trouble et négative qui permet de faire échec au positif. Plus précisément, la force de la Morale, pour chaque homme, bute sur un obstacle tenace : celui de la présence insistante du mal dans l'histoire, y compris sous la forme de l'indifférence, de la barbarie guerrière ou de l'orgueil : "Vous serez comme des dieux sachant le bien et le mal." [2]

   Le plus souvent, le méchant (celui qui se nommerait lui-même ainsi) ne veut pas le mal comme une valeur absolue (qui ne pourrait d'ailleurs ni être aimée ni être raisonnable) ; il fait le mal pour son propre bien. Il honore ainsi le bien tout relatif de son propre moi. Certains hommes semblent en effet avoir une attirance identique pour le bien et pour le mal. C'est comme la perversion d'un enfant-tyran qui joue avec le mal sans se croire concerné, ou bien comme l'intellectuel qui déclare une guerre "juste" pour le bien d'autrui (sans tenir compte des victimes collatérales), ou bien qui fait le mal pour le bien de ses amis…  

   En tout cas, le mal se manifeste de multiples manières : lorsqu'un homme manque de cohérence, lorsqu'il applique des maximes toutes faites (notamment par d'autres), lorsqu'une puissance physique aveugle et destructrice (la foudre) intervient...

 

c) La fascination de la violence

 

   Lorsqu'un homme refuse de donner un sens à ses souffrances ou à celles des autres, il se laisse absorber par la fascination des sensations les plus morbides. N'existant pas pour le Bien, il se délecte des multiples preuves de l'échec de l'humain, preuves qui lui sont données par des corps mutilés dans leur chair ou dans leur esprit (folie). Et, dans cette fascination, l'objet ab­sorbe le moi. Il n'y a plus que des désirs insensés et des émotions brutes. Pourquoi accepter cette situation ?

   Le problème du mal ne se pose même plus. Il faudrait parvenir à s'interroger sur la réalité de sa force. Le mal peut-il être, par exemple, souverain, notamment lorsque le chaos des sensations fait la loi dans quelques comportements orgiaques ? En tout cas il le fait croire. La pensée libre se perd-elle alors dans le négatif ? Cela n'est pas certain, car le concept de souveraineté dépasse toutes les valeurs, positives ou négatives. Il devrait d'ailleurs les fonder.

   Le mot souverain vient en fait du latin médiéval superanus, dérivé de super (au-dessus). Il désigne ce qui pos­sède un pouvoir absolu (ou sa représenta­tion), en tout cas une indépen­dance ac­tive. Pour une pensée libre, il n'y a pas d'autre souveraineté que celle de la Morale. Désirer le contraire c'est donc jouer avec ce qui est impossible, c'est défier toutes les règles (notamment celles qui préservent de la violence), c'est désirer remplacer la vie par la mort, ici et maintenant. Ce n'est bien sûr qu'un défi qui ne triomphe jamais, sauf dans quelques représentations fictives de la méchanceté !

   Dans cette perspective du défi, précisément, Georges Bataille revendique une souveraineté qui résiderait dans une réalité très spectacu­laire, celle de la communication forte. Mais cette communica­tion devrait être plutôt dite violente, car elle requiert, afin de s'exercer et de chercher à triompher, le recours à d'incontrôlables transgres­sions, à des violations des tabous et des interdits. Cette communication est d'autant plus violente qu'elle empêche de penser et d'interpréter. La philosophie n'a plus aucun mot à dire à son sujet. Il ne reste plus qu'à participer à des formes spectaculaires du sacré qui se délectent de quelques sacrifices sanglants. Il suffit de parcourir les programmes de la télévision actuelle pour en avoir des illustrations éloquentes, insupportables et obscènes. Cette communication violente cherche à s'adresser à tous sous les seuls modes de la sensation et de l'émotion. Mais il convient à toute existence singulière vraiment humaine et digne de refuser d'être ainsi méprisée, niée ou ignorée.

   Le souffle de Dionysos, par delà le Bien et le Mal, de Nietzsche à Bataille, continue pourtant d'instaurer sa toute puissance festive, sensuelle, violente. Ces épreuves immédiates les plus communes, les plus faciles à communiquer, les plus vulgaires, rendent impossible toute authenticité. Elles entretien­nent le vide de l'absence de pensée d'une époque devenue froidement nihiliste. Les singularités sont donc dramatique­ment déconsidé­rées dans cette mise en commun spectaculaire de la mort elle-même qui nie toutes les cultures possibles, y compris celles qui ouvriraient un avenir démocratique et paisible au politique.

   Ainsi, au nom d'une idéologie non revendiquée par ses acteurs les plus célèbres, la violence croît actuellement. Car les brutales fictions de la communica­tion expriment les désirs plaisants, immédiate­ment satisfaits, d'œuvres cruelles, spectaculaires, où l'impossibilité d'être humain est devenue la seule vérité à retenir… La transgression de toutes les valeurs remplace ainsi la force de la Morale par des délires qui ignorent le Mal et qui restent pourtant fascinés par ses effets.

 

d) Les multiples perversions du vouloir

 

   Chemin faisant, la pensée de l'idée de puissance ne suffit pas pour expliciter le mal. Car le problème n'est pas dans la force elle-même, il se noue à partir de l'auteur (souvent faible) qui utilise cette force négativement, alors que cette dernière pourrait être guidée par une ferme volonté, ne pas faire fi de la pensée et refuser de se tourner vers l'impossible, refuser de désirer l'au-delà du possible.

   En fait, tout se joue autour de l'épreuve du mal vouloir. Pour Marcel Conche il s'agirait de vouloir ce qui ne mérite pas d'être voulu. Pour Vladimir Jankélévitch le mal vouloir se décompose plutôt en trop vouloir, ne pas vouloir assez ou ne plus vouloir. Toutes ces hypothèses sont en fait vérifiables dans l'expérience. Comment expliquer ce mal vouloir ? Il faut commencer par en nuancer les différences de degrés.

   Tout d'abord, sachant que la volonté est la force psychique qui crée les conditions d'une liberté conforme aux exigences de la raison, il y a plusieurs manifestations conformes à cette maladie du vouloir. La volonté ne serait-elle pas assez forte pour échapper au mal qui ne se cache pas seulement dans les détails eu égard à la grande puissance de fascination et de séduction qu'il exerce sur l'appétit des existants ?

   Vouloir ce qui n'a pas de valeur est bien sûr une perversion, un luxe de dilettante, un jeu enfantin, la preuve d'un manque complet de liberté.

   Trop vouloir, relève plutôt d'une folie, celle qui anime les pires tyrans. Le principe de réalité n'agit plus, il n'y a donc plus d'obstacles pour entraver sa propre puissance et l'imposer aux autres. Une volonté raisonnable ne pouvant pas trop vouloir (elle ne serait plus libre), c'est donc le vouloir seul, qui, en visant intensément l'Impossible, peut trop vouloir. Pervertie, cette volonté déchirée devient malveillante parce qu'elle ne se réalise que dans la violence, dans l'ambivalence, le dérèglement, la passion, la démesure, par-delà toute morale ainsi bafouée. On reconnaît Dionysos et son fidèle apôtre : Nietzsche. En fait, ce refus de la Morale ne trouve de justification que dans le jeu, dans la feinte, voire dans le cynisme qui naturalise l'homme… ou bien dans la sacralisation des pires violences de la nature, violences qui sont alors considérées comme totalement innocentes par Nietzsche : "Au lieu des valeurs morales, rien que des valeurs naturalistes. Naturaliser la morale." [3]

   Ces valeurs naturalistes impliquent que ne subsiste plus qu'une seule vertu (la probité intellectuelle), cette vertu qui prétend exprimer le destin du philosophe. Mais cette vertu est ridicule : elle ignore sa propre vérité puisque toute vérité devient mensonge dans le chaos du devenir nietzschéen. Cette force amorale ne diminue donc en aucune manière la brutalité et la violence inéluctables de quelques effets de la nature, et elle oublie les exigences éthiques d'un possible amour cohérent et naturel entre soi-même et un autre ! Nietzsche conteste certes ces valeurs, bien sûr, au nom de l'innocence du devenir, au nom de la fatalité des rapports de force les plus violents : "La morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substratum neutre qui serait libre de manifester la force ou non. Mais il n'y a point de  substratum  de  ce  genre, il n'y a point d'être derrière l'acte, l'effet et le devenir ; l'acteur n'a été qu'ajouté à l'acte – l'acte est tout." [4] Nietzsche ne fait ainsi aucune distinction entre une force et ses effets. La volonté de puissance de la nature peut alors tout sanctifier et considérer les coupables comme des victimes innocentes. Elle n'est donc pas malveillante en elle-même, y compris lorsqu'elle se réalise dans la violence, dans le manque ou dans l'ambivalence.

   Ne pas vouloir assez, c'est manquer de raison, ne pas savoir ce qu'il faut vouloir. C'est donc laisser-faire par lâcheté ou par dérive dans le plaisir, dans le chaos des sensations… Qui pourrait en douter ?

   Ne plus vouloir, c'est se perdre dans le jeu des désirs, dans la feinte, voire dans le cynisme. Où sont le bien et le mal ? N'y a-t-il pas quelque vertu dans le vice, de la jouissance dans la répression, et de la justice dans le conservatisme des pires traditions ? Cette logique du non-sens du sens est un défi, un coup de "bluff". Qui peut y croire ? Ou bien, chez Platon, celui qui ne vise pas le Bien reste englué dans son propre corps. Il ne veut pas. Incapable de volonté, il est donc involontairement méchant : "Nul n'est méchant volontaire­ment". Cette faiblesse, certes présente chez tous les hommes, peut-elle être ensuite compensée par l'amour ? Sachant que l'immoralisme du Mal vouloir ne relève jamais de la catégorie de l'amour, le Mal vouloir ne serait-il pas plutôt inséparable de l'attrait du mal, et, plus précisément, du pouvoir inhérent au mal dans ses effets fascinants ou séduisants ? Assurément.

   Du reste le pouvoir du mal semble peu différent du pouvoir en tant que tel. Car si une force est, à juste titre, considérée comme une puissance naturelle en elle-même innocente, le pouvoir se définit à partir d'un rapport extrêmement tendu entre des forces lorsque l'une d'elles en aliène d'autres à son profit. Le pouvoir est ainsi l'instauration de la domination souveraine d'une force sur celles qu'elle nie.

   Dans ce cadre où l'absence de liberté donne la mesure, il est impossible d'être moral, et, à son niveau le plus banal, cela entraîne une simple recherche égoïste des plaisirs (le liberti­nage). Car il y a deux manières de ne pas vouloir faire du bien : celle de l'immoralisme qui s'inspire d'un ordre naturel affirmé mauvais, voire d'une possible morale de l'anti-morale, et celle du dilettantisme (amoralisme) qui est indifférent au bien et au mal.

   Néanmoins, le fait de faire le mal n'entraîne pas la disparition de la Morale parce que, le plus souvent, le mal est interprété à partir de bonnes actions, de bons exemples. Ce n'est jamais l'inverse ; celui qui fait le mal vise ce qu'il ne peut atteindre. Le mal reste donc obscur et indéfini, y compris pour celui qui veut bien faire.

   Afin de retrouver le chemin de la Morale qui conduit explicitement vers la non-violence, il est enfin nécessaire de refuser la fascination du mal en canalisant la puissance des désirs à partir d'un vouloir raisonnable. Ensuite, si elle espère vraiment déjouer le mal, la nature "voulante" et raisonnable de chacun devrait lui permettre de réaliser sa meilleure co­hérence. Pour cela il faudra, au minimum, instaurer une éthique de la liberté, c'est-à-dire un rapport équilibré en­tre un vouloir vigoureux et un pouvoir simple qui consistera uniquement à être raisonnable, c'est-à-dire à demeurer dans le champ des possibles.

 

[1] Pascal (Blaise), Pensées § 408, édition Brunschvicg, Hachette, Paris

[2] Genèse, III, 5.

[3] Nietzsche (Friedrich), La Volonté de puissance, Gallimard, 1942, introduction, liv. II, §19.

[4]  Nietzsche (Friedrich), La Généalogie de la morale, I, §13.

 

 

Extraits de Philosophie et non-violence, 2012. Pages 25-34. En vente chez Amazon.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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B
Estimer ainsi que le monde ne possède aucune signification, aucune justification, pas même moyennant une « ruse de la raison » qui préparerait un bien là où nous voyons un mal, comprendre qu’il n’est rien en dehors d’un devenir aveugle qui broie ses propres créations, c’est bien là une vision pessimiste que revendique Nietzsche, par opposition aux conceptions optimistes qui veulent voir une tendance au meilleur, une providence ou du moins une explication du mal par le bien. Cependant, ce pessimisme n’est pas né de la faiblesse et ne débouche pas sur l’apathie ; il encourage à une création assumant sa propre mortalité. « Sans doute nous faut-il reconnaître que tout ce qui voit le jour doit nécessairement s’apprêter à décliner et périr dans la souffrance ; sans doute sommes- nous contraints de plonger notre regard dans les terreurs de l’existence individuelle — mais non pour en rester figés d’horreur : une consolation métaphysique nous arrache, momentanément, au tourbillon des formes changeantes. Pour de brefs instants, nous sommes réellement l’être originel lui-même, nous ressentons son incoercible désir, et son plaisir d’exister ; les luttes et les tourments, l’anéantissement des phénomènes, tout cela nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes d’existence qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir universel ; l’aiguillon furieux de ces tourments nous transperce dans le temps même où nous ne faisons pour ainsi dire plus qu’un avec l’incommensurable et originel plaisir d’exister et où, ravis dans l’extase dionysiaque, nous pressentons l’indestructible éternité de ce plaisir ; — où, nonobstant terreur et pitié, nous connaissons la félicité de vivre, non pas comme individus, mais en tant que ce vivant unique qui engendre et procrée, et dans l’orgasme duquel nous nous confondons. ». La Naissance de la tragédie, § 17
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