Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
11 Décembre 2015
Spinoza, Détail d'un portrait anonyme, Bibliotheca Rosenthaliana, Amsterdam, reproduit p.129, Seghers n° 6 par Robert Misrahi, 1966.
Un acte libre est fondé par la volonté d'un homme qui a décidé d'être raisonnable, c'est-à-dire de se mettre au centre de sa propre essence en cherchant à comprendre son rapport dynamique au monde d'une manière créatrice, pertinente et logique. Pour cela, même si c'est d'une manière inadéquate, l'homme tend vers l'infinité indivisible du réel (et du devenir de ses recherches) à partir de sa propre finitude déterminée par les implacables forces souvent conflictuelles de la Nature. Par cet acte libre, cette Nature peut en effet être en partie dénaturée [1] comme l'a ainsi souligné Marcel Conche : "Dans l'homme, la Nature devient esprit, car la Nature s'ignore, mais l'homme se sait. Mais, puisque la Nature est autocréatrice, l'homme est le plus naturel des êtres, du moins le plus conforme à l'essence de la Nature, pour autant qu'il se fait autocréateur, c'est-à-dire commençant à partir de lui-même."[2]
Dans ces conditions, lorsque son esprit commande, l'homme crée une pensée supra-intellectuelle qui le spiritualise sans qu'il soit lui-même totalement concevable par et dans sa volonté de dépasser ses déterminations empiriques, ses doutes et ses illusions. Il s'ouvre pourtant sur l'universel en se détachant un peu de lui-même afin de viser l'infini qui dépasse toutes ses épreuves éphémères. Pour cela, il doit se dessaisir de la partie passive de lui-même. Et, par ce que Lagneau nomme détachement métaphysique"[3], il domine alors ses déterminations animales (instinctives), s'intériorise au plus haut point (en se purifiant). Il donne ainsi à sa pensée la vertu (la force) de le guider vers ce qui le caractérise en propre, et non vers l'accomplissement illusoire de son incertaine singularité qui oscille en permanence entre la fascination et l'oubli de sa propre image.
Du reste, la singularité incomparable de chaque homme (même dans ses plus fermes actes de liberté) reste imparfaite, complexe, voire compliquée. L'entéléchie ne dure pas plus longtemps qu'un éclair dans un ciel d'orage. Elle interrompt certes la durée, mais cette épreuve intemporelle n'est pas vraiment l'éternité ; même si elle le fait croire ou espérer… Elle n'atteint qu'un degré, que la quantité d'une qualité fragile et incertaine.
En tout cas, comme pour Spinoza, l'homme est déterminé dans son essence actuelle de deux manières : absolument par la Nature naturante (Dieu) lorsqu'il exprime une partie de l’essence (et de la puissance) éternelle de la substance divine qui le détermine certainement et nécessairement (notamment par la pensée et par l'étendue), et relativement, empiriquement, dans ses multiples relations externes avec la Nature naturée : temporellement (dans la succession de mouvements et de repos) et localement[4] par rapport aux autres singularités : "Les choses particulières ne sont rien si ce n'est des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d'une manière certaine et déterminée." [5]
Dans cet esprit, ce qui caractérise l'homme en propre, c'est l'ouverture de sa raison sur l'universel sachant que, comme l'a pensé Lagneau, cette haute lumière peut souvent se perdre dans l'obscurité profonde des sensations et de l'imagination : "La raison : liberté, spiritualité, perfection. Aucun de ces degrés n'est contenu dans l'inférieur, et c'est même l'inverse qui est le vrai, car le supérieur est dans l'inférieur, mais ignoré."[6]
Dès lors, pour se mettre au centre de sa propre essence, c'est-à-dire à la source de sa propre liberté raisonnable (capable d'équilibrer vouloirs et pouvoirs), l'homme doit se détourner des qualités contingentes qu'il pourrait désirer : gloire, richesses, plaisirs, bonheurs, pouvoirs personnels. Pour cela, il doit savoir se limiter sachant que tout repose sur une volonté concentrée, la sienne, qui exprime en même temps une partie de la puissance de la Nature. Cette volonté raisonnable est du reste la force spirituelle qui unifie les énergies psychiques les plus conscientes en maîtrisant librement les désirs capricieux. Cette volonté est alors en partie autonome (du grec autonomos - ce qui est régi par ses propres lois -), comme l'a affirmé Hegel : "Ici on n'est pas étroitement en soi-même. Mais on se limite volontiers par rapport à un autre, tout en sachant que dans cette limitation on est soi-même" [7]
En conséquence, l'homme ne peut être libre que dans le projet d'être raisonnable (et non d'avoir seulement des raisons pour agir). Et ce projet qu'il doit parfaire à chaque instant requiert de faire prévaloir une ouverture de sa pensée sur l'universel, notamment par la reconnaissance libre d'une égalité de droit entre tous les hommes. Du reste, dans ce projet, la pensée de Jules Lagneau demeure très éclairante : "Pour s'affranchir des choses, il faut les juger, et pour les juger, il faut s'opposer à elles, aux idées qu'on en a, c'est-à-dire s'opposer à soi-même, appeler la personne incomplète que l'on est, à la barre de la personne idéale, universelle, qui met tout à son rang parce qu'elle est au-dessus de tout, que rien ne l'attache ni ne l'incline." [8]
[1] Conche (Marcel), Métaphysique, PUF, 2012, p.50.
[2] Conche (Marcel), Métaphysique, op.cit., p.97.
[3] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, P.U.F. 1964, p. 134.
[4] Voir Spinoza, Éthique, III, De l'origine et de la nature des affections, démonstration de la proposition VI. : "Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s'expriment d'une manière certaine et déterminée (Coroll. De la Prop. 25, p.1), c'est-à-dire (Prop. 34, p. 1) des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit…"
[5] Spinoza, Éthique, I, proposition XXV, scolie.
[6] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, P.U.F. 1964, p. 132.
[7] Hegel, Philosophie du Droit, §6.
[8] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, P.U.F. 1964, p. 23.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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