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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le silence de la mort et du néant

Joseph Rossi (L'Enterrement dans la neige). Œuvre reproduite page 47 du livre de Jean-Paul Dubray inti¬tulé Joseph Rossi sa vie son œuvre, éditions Marcel Seheur, 1932.

Joseph Rossi (L'Enterrement dans la neige). Œuvre reproduite page 47 du livre de Jean-Paul Dubray inti¬tulé Joseph Rossi sa vie son œuvre, éditions Marcel Seheur, 1932.

 

 

1. En tant que situation-limite, la mort est impensable. Pour celui qui découvre la mort d'un être cher, la mort semble avoir surgi comme un événement imprévisible et brutal, comme une totale et inconcevable surprise, plus terrifiante que l'événement de la naissance qui a été sans doute précédé par un grand sommeil de la conscience. Hommage donc pour commencer aux épicuriens : la mort n'est rien pour le vivant puisque ce dernier n'est pas concerné, hormis par la mort de l'autre. Le rassemblement de ses forces vitales ne devrait pas coïncider avec leur dispersion. Le vivant serait ainsi dominé par une alternative : soit présence, soit absence : "La mort n'est donc rien pour nous et ne nous touche en rien puisque la substance de l'âme apparaît comme mortelle." [1] En tout cas, si nous devions renaître, il y aurait rupture dans la chaîne de nos souvenirs. À moins que de terribles souffrances ne fassent désirer la mort ! Car, après la séparation du corps et de l'âme dont l'union compose notre individualité, "rien absolument ne pourra atteindre ni émouvoir nos sens."

 

2. Pour les athées, le silence de la mort, comme celui du primordial, est éternel. Comment interpréter alors le silence mortel de cette absence totale et continue en un sommeil définitif… sans ombres, sans étoiles, sans aucune présence humaine ? Sans doute pour se perdre ou pour se trouver dans le champ fictif de l'impossible comme l'affectionnent de nombreux philosophes de la postmodernité. Mais, faire parler le silence de l'abîme, montrer l'invisible derrière les béances du réel, n'est-ce pas croire naïvement à la vision d'une chute du ciel dans l'abîme, puis à la fermeture de cet abîme ? Le vide triompherait de toutes les étoiles…

 

3. Mais pourquoi faire parler ce qui est impensable en de vains balbutiements dont les formes fragmentées sont privées de sens hormis celui du rien ? La réponde de Wittgenstein devrait sans doute être définitivement tenue pour vraie : "Ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence." [2]

 

4. Il faudrait faire alors silence sur la mort, se taire et ne pas penser au grand silence de l'inexplicable et de l'impensable. Car, au-delà de ces deux silences il n'y a rien à penser. Il vaudrait donc mieux, comme Wittgenstein, reconnaître le mystère de l'infini : " La mort n'est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue. Si l'on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l'intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le présent. Notre vie est tout autant sans fin que notre champ de vision est sans limites." [3]

 

 

5. L'infinité impensable du néant impose la primauté immédiate et éternelle, donc répétée, de la fiction d'un Dehors sans dehors, d'un Dehors vide et séparé, d'un impensable silence total, à coup sûr désignant tous les abîmes. Cette fiction évoque un vide sans objet et sans sujet qui ne correspond à aucun concept possible. Le néant est donc seulement un mot, ou, plus précisément, comme l'a pensé Blanchot, il n'est que "l'illusion d'un mot, autrement dit, rien qu'un rien, qui est tout de même quelque chose." [4] Ce paradoxe n'explique donc ni le rien qui précéderait une parole, ni la parole qui désignerait un rien, car, ajoute Blanchot, "le néant n'est pas l'extrême, il ne l'est qu'en tant qu'il nous trompe."

 

6. Dans cette épreuve paradoxale, le silence de l'Être (ou plus justement de la Nature) est identifié au néant de l'Être. Ce néant ne peut pas être pensé, mais il est pourtant éprouvé et nommé comme sentiment.

 

7. Si la pensée est précédée par des mots-outils, elle peut l'être par celui de néant. Ce mot fictif exerce en effet un pou­voir sur la pensée, et, comme toute forme de pou­voir, nie la réalité afin de s'affirmer. Le concept de monde n'a alors plus de sens établi. Et le monde n'est plus qu'un texte à interpréter. Le désert croît… comme le néant, ce surplus négatif qui est à l'œuvre dans la pensée de Nietzsche. Au reste, avant de sombrer dans la démence d'un mutisme presque total, le philosophe définissait le nihilisme comme "le sentiment pénétrant du néant." [5]

 

8. De manière expressionniste, le langage du sentiment peut s'identifier à la réalité. C'est la base du nominalisme qui fait prévaloir les noms sur les choses : "L'expressionnisme attribue à l'univers du discours l'objectivité qu'il refuse au monde concret." [6] On peut alors remarquer, comme l'a fait Sartre, que si le langage est le fondement de l'objectivité, rien ne fondera l'objectivité du langage. En fait, dans son livre inti­tulé Le silence comme introduction à la métaphysique, Rassam distingue deux sortes de nominalisme, l'un positif et expressionniste comme chez Hegel qui identifie le discours métaphysique et la réalité en posant le primat de la pensée sur l'être, l'autre négatif et scientifique, comme dans l'empirisme logique qui nie la possibilité d'un discours métaphysique sur le réel, ce dernier étant fait d'apparences immédiatement changeantes et étrangères à la pensée.

 

9. Dans sa croyance au primat de la pensée sur l'être Hegel a montré que le fondement de cette identification réside dans le caractère formel d'une logique qui, touchant les deux moments de la contradiction, établit une relation entre la négation et l'affirmation : "Le néant est, en tant que cet immédiat, pareil à lui-même, inversement, ce qu'est l'être. La vérité de l'être comme celle du néant, c'est donc leur unité ; laquelle est le devenir." [7] Ce raisonnement dialectique réduit ainsi l'être à un concept parce que la réalité objective est d'abord idéalisée, c'est-à-dire considérée comme une négation de l'esprit, lequel est par sa liberté créatrice (par cela en dehors de quoi il n'y a rien) la négation de toute détermination objective, de toute extériorité, de toute passivité, de tout ce qui résiste.

 

10. C'est dans ce prolongement que se situent ensuite Heidegger puis Sartre. Pour le premier, le Logos étant la demeure de l'Être, l'angoisse exprime le sentiment que l'étant n'est pas l'Être : "C'est dans la claire nuit du néant de l'angoisse que l'étant se manifeste tel qu'il est : à savoir comme étant et non pas rien... Le Néant est la condition qui rend possible la révélation de l'étant comme tel pour la réalité humaine. C'est le néant qui dans sa néantisation nous renvoie justement vers l'étant... La réalité humaine ne peut soutenir de rapport avec l'étant que si elle se maintient à l'intérieur du Néant." [8]

 

11. Ensuite, pour Sartre, la nausée est interprétée comme sentiment que l'existence est de trop, l'intériorité spirituelle n'étant qu'un néant intérieur. Cette intériorité éprouve en effet douloureusement "le projet  originel de son propre néant (...) cet être par lequel le néant vient aux choses." [9] Un silence éloquent est alors possible. Il traduit un manque, une faille. C'est un silence par défaut (la réserve de l'ignorant par rapport au savoir, le refus dans la solitude, la violence de la haine retenue, l'effroi devant la mort, la peur devant l'inconnu, devant l'immensité, le vide...)

 

12. Ces diverses formes de sentiment qui accompagnent l'épreuve du silence devant le néant renvoient à la rencontre d'une profondeur intransmissible, celle de l'Obscur. Le silence demeure extérieur à la parole, la preuve d'un échec ou d'une dissimulation absolue qui interdit à l'homme l'accès à la vérité comme dévoilement de l'Être : "En nous mettant en présence du Néant, l'angoisse nous coupe la parole et nous réduit au silence. Mais c'est un silence tellement vide et opprimant que nous nous efforçons aussitôt de le masquer par notre bavardage." [10]

 

 

 

 

[1] Lucrèce, De la nature, III, 830.

[2] Wittgenstein, TLP,7.

[3] Wittgenstein, TLP, 6.4211

[4] Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1942, pp.148, 217, 261.

[5] Nietzsche, La Volonté de puissance, II, livre III, § 89, Gallimard, 1942, p. 40.

[6] J.Rassam, Le silence comme introduction à la métaphysique, Université de Toulouse le Mirail, 1980, p.23.

[7] Hegel, La Science de la logique, § 88.

[8] Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, pp.33-42.

[9] Sartre, L'Être et le néant, p.121, 58.

[10] J. Rassam, Le silence comme introduction à la métaphysique, p.86.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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L
Le langage peut nous servir à générer des mots. Le mot "mort" est un exemple. Mort, ça veut dire qu'un animé (c'est une occurrence) devient définitivement inanimé. Un animé qui s'auto-conservait, (dans des conditions spécifiques de sécurisation, de température, de pression, de ravitaillement…) s'immobilise, se tait, et commence à se décomposer. On dit alors qu'il est mort, le chêne, le loup ou l'homme. Il ne respire plus, ne mange plus, ne bouge plus, il se tient dans le silence. Tout ceci ne prend sens qu'à la condition de concevoir une fin à sa vie antérieure. La mort serait ainsi la rupture du vivant. Qu'est-ce qui occasionne cette rupture ? Soit un accident fâcheux qui met un terme à une vie. Soit aussi le déclenchement orchestré de toutes les cellules du vivant qui s'autolyse : on sait que chaque cellule à tout moment se retient de s'autoriser à la condition que ses voisines l'informent de la nécessité de se retenir. ("La sculpture du vivant", J.-Cl. Ameysen). Par conséquent, le déclenchement de l'autolyse concertée est la limitation chronobiologique de l'individu, du spécimen, au même titre que sa peau est sa limitation synchronique volumétrique. La définition de l'unité vivante conservée le temps "d'un grain de temps", sa durée de vie, présuppose la limitation chronobiologie active, du moins chez l'animal (dont l'homme). Par conséquent, la mort n'a pas d'existence en soi : c'est le mourir en tant qu'acte du vivant, autolyse peut-être joyeuse, qui s'effectue. La mort n'existe pas et ne peut donc avoir des enfants. Il n'y a que du vivant. C'est tout bonnement un faux problème qui occupe bien les philosophes depuis un moment. Où est l'erreur ? Ils n'ont pas pensé le vivant autonome dans quatre dimensions. L'erreur c'est de n'avoir pas choisi la bonne géométrie pour penser l'objet.
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C
Peut-être ! Mais votre point de vue matérialiste me semble trop réducteur. Le vivant est, d'un point de vue philosophique, donc non scientiste, nécessairement rapporté à la vie éternelle de la Nature qui dépasse la mort de tous les êtres finis. Dès lors la "rupture" ne concerne que ma propre participation (peu durable). Cette rupture n'existe pas, bien sûr, puisqu'elle est la limite impensable d'une existence. Quoi qu'il en soit, et mon scepticisme modéré me le permet, j'existe en ce moment comme singularité rapportée à l'éternité de la Nature par la pensée et par l'étendue. Et je préfère ce rapport silencieux à l'éternel que celui qui me réduirait, hors de ma propre singularité, à des "cellules du vivant qui s'autolyse".