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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La bêtise (1)

Narcisse par Le Caravage (1595)

Narcisse par Le Caravage (1595)

   Dans une démarche qui voudrait s'engager sur les chemins de la légèreté, parfois de l'humour, une bonne humeur féconde et imprévisible, associée à une réflexion sur les variations de la bêtise, ne permettrait-elle pas d'approcher puis de dépasser les plus redoutables profondeurs pathologiques de chacun sans les priver de leurs forces créatrices ? En fait, deux grandes perspectives de la bêtise se déploient sans doute d'une manière assez pesante et peu originale en deçà des erreurs et des illusions des hommes, ces deux perspectives possédant de multiples ramifications qui concernent le devenir de notre propre humanité  entre une déperdition de la raison, de multiples oublis et les excès de la folie.

   Par-delà la banalité des comportements intellectuels les moins réfléchis comme dans les jugements tautologiques (un sou c'est un sou), la bêtise est en fait inhérente au rapport que chacun instaure avec son propre moi, soit par son exaltation narcissique ou mystique, soit par son absorption dans un comportement collectif ou dans des épreuves uniquement physiques, voire moléculaires.

   Dans le premier cas, d'une manière instinctive la bêtise consiste à oublier le fond tragique (Grund) de toute destinée humaine et à s'enfermer dans le culte de soi comme Faust, ou dans un amour exclusif de soi comme Don Juan ou Narcisse. Dans le second cas, la bêtise se constitue à partir de l'épreuve cruelle d'une chute schizophrénique dans l'impersonnel, par exemple dans et par un refus de l'humain qui ne reconnaît que des valeurs collectives et distantes, y compris lorsque les valeurs d'une subjectivité de groupe, d'une pensée publique ou d'une scolastique, deviennent cyniques, voire source de méchanceté.

   Plus précisément, dans la forme égocentrique de la bêtise, cette action peut être dite idiote parce que, conformément à son sens étymologique (ίδιώτης signifiant en grec un simple particulier), cet attachement asocial à soi-même mêle très confusément l'abîme inhumain et sans fond d'un monde subjectif plutôt rêvé à un moi qui se désire tout en se sentant dominé par l'absurdité de sa propre existence incompréhensible (comme le Don Juan de Kierkegaard). Par cet attachement à soi-même, l'idiot (pourtant intelligent) se glorifie en se construisant comme penseur privé, solitaire, solipsiste, voire souverain, maître de son propre cercle, à l'image de Descartes. En tout cas ce dernier incarnerait bien le personnage conceptuel de l'Idiot selon Deleuze et Guattari : "Voilà un type très étrange de personnage, celui qui veut penser et qui pense par lui-même, par la «lumière naturelle»" [1] , c'est-à-dire dans l'oubli de l'obscur et de la pensée de l'autre.

   Dans la seconde perspective de la bêtise de l'homme, cet état collectif se cristallise dans une perte de soi qui peut être désignée comme une sottise. De multiples exemples témoignent alors de ces manifestations de la bêtise. Cependant les personnages conceptuels de la Femme chez Nietzsche ou du Sophiste pour Platon, sont moins tranchés que cette problématique. La femme est infiniment plus méchante que l'homme, et plus intelligente aussi, écrit Nietzsche dans Ecce homo (p.120) qui sait qu'elle sait dépasser à la fois son narcissisme de séductrice et la sottise de ses instincts…

 

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   Du point de vue de l'idiotie, la bêtise est surtout un état inconscient, physique ou (et) psychique, qui sépare l'homme des animaux. Les textes, littéraires ou philosophiques, divergent certes à ce sujet. D'abord, pour Victor Hugo, il n'y a pas de doute sur leur très nette séparation : "Les bêtes sont au bon Dieu – mais la bêtise est à l'homme."[2] En revanche, pour Nietzsche, la distinction est plutôt éthique : "Si du moins vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l’innocence." [3] Car le disciple de Zarathoustra, voit surtout la bêtise dans l'attitude des hommes qui, à l'inverse des femmes, sont incapables d'aimer le devenir cruel de toutes les forces vitales sans se sentir coupables de cet échec. En revanche, la femme (en tant que personnage conceptuel d'un être humain discriminé par son rapport fécond et authentique à la vie) ne se laisse pas enfermer dans l'image qu'elle reçoit ou donne d'elle-même. Elle peut changer, tromper et se tromper sans mauvaise conscience, puisqu'elle vit dans l'écart changeant de sa conscience hésitante avec son destin inconscient. En fait, sans la moindre idiotie, elle peut se jouer avec frivolité de tous ses masques et notamment en changeant de parures en toute innocence. Elle aime en effet les variations inconstantes du devenir et les épouse froidement sans sacraliser quelques illusoires et pesantes certitudes sur elle-même et sur les autres : « Bête comme un homme », disent les femmes ; «lâche comme une femme», disent les hommes. La bêtise est chez la femme ce qui est peu féminin."[4] Peut-être, mais subsiste parfois en elle la sottise de faire ce que font les autres femmes (Cosi fan tutte…), c'est-à-dire de suivre aussi bien les convictions politiques que les modes sociales.

   Par ailleurs, la bêtise des hommes est explicitement l'œuvre de leur instinct dominateur qui prétend pouvoir faire fi de toutes les faiblesses, y compris dans leur désir de connaître ; cet instinct étant constitutif de l'appropriation d'une image prétendue noble, supérieure, soit intellectuelle (comme Faust), soit uniquement physique comme celle qui anime le mythe de Narcisse. De plus, les diverses formes de l'idiotie deviennent cruellement nocives lorsqu'elles sont répétées, lorsqu'une conscience de soi se sacralise elle-même de manière obsessionnelle. Par son enfermement idiot dans une réalité brute, répétée et définitive, Narcisse est en effet bêtement fasciné par sa propre image, par celle qui lui apparaît dans sa plus instinctive répétition, comme en une photographie sans véritable auteur.

   En fait, l'idiotie de Narcisse réside moins dans son amour de lui-même que dans son intention, très nocive, de sacraliser l'amour exclusif de son propre moi à partir de ce qui est, pour V. Jankélévitch, "une surconscience intéressée ou égocentrique." [5] Car l'intention de devenir soi-même, a fortiori de rapporter son devenir à la même image, d'abord virtuelle, de son propre avenir, ne manque pas de véracité (de sincérité immédiate, simple, naturelle et complète envers soi), même si cette franche véracité en acte ne suffit pas pour mettre Narcisse dans toutes les perspectives possibles de quelques vérités.

   Devenir soi-même, comme Nietzsche par exemple, écarterait en fait de toute idiotie. Car l'amour de sn propre devenir singulier permet de réaliser sa réelle nature multiple, polyphonique (donc non fissurée), ainsi que son destin à la fois animal et humain, ce dernier étant inséparable des possibilités instinctives et réfléchies, faibles et nobles, qui préparent chaque synthèse fictive, toujours nouvelle et provisoire, entre des actes présents, passés et tournés vers l'avenir. Le propre moi de Nietzsche se rapporte pour cela à ce qui est fatal (aux déplis mystérieux du devenir de la Nature). Et le face à face (prosôpon) avec soi-même ne s'effectue pas avec "ce que l'on est", avec un masque (persona) absolu et éternel de soi-même, ni avec le fait de devenir ce que l'on pense et désire, mais avec le devenir d'un moi qui ne cesse de se transformer en fonction de ses instincts les plus affirmatifs et d'une constante exigence éthique, celle de transformer un acte sincère en une orientation fidèle aux exigences les plus importantes pour un homme : se dépasser, voire se diviniser, y compris dans le doute et dans l'absence de convictions. En tout cas, la formule de Nietzsche "Tu dois devenir celui que tu es"(Du sollst der werden, der du bist)" est surtout un conseil intime, un impératif familier, une exhortation personnelle pour développer son moi hors de toutes les habitudes les plus médiocres, au-delà des cultures livresques et hors de l'esprit du troupeau : "S'accepter soi-même comme un fatum, ne pas se vouloir différent - en de telles circonstances, c'est la raison supérieure." [6] Devenir soi-même signifie alors, dans ces conditions, échapper à sa prime bêtise en restant fidèle à la valeur la plus haute pour chacun : aimer et vouloir son destin terrestre en transfigurant son idiotie, même dans ses formes les plus sincères.

   Mais ce projet est-il suffisant ? Pour échapper aux discordances de sa propre idiotie, ne faudrait-il pas également parvenir à sortir de soi-même et se vouloir en même temps fidèle à soi-même, à ses choix pour les autres et à l'égard des autres. Narcisse devrait alors non seulement aimer se voir vieillir sans se laisser déshumaniser, sans s'attacher au magma des apparences de l'informe et de l'insensé, mais aussi risquer un oubli de soi capable d'une ouverture sur l'autre (ami ou non), en risquant un silence non idiot (non fasciné par son propre vide) et sans rendre possibles de vaines paroles tautologiques et irréfléchies qui n'exprimeraient d'ailleurs que le cloaque de l'impensé, c'est-à-dire la bêtise de l'idiotie pour Alain ainsi définie : "Exactement ce que notre animal (notre corps) fera de lui-même s'il n'est pas dressé. La bêtise est plus choquante dans les paroles que dans les actions ; et chacun sait que les paroles vont souvent toutes seules. Si on a bien compris cela, la bêtise n'offense plus personne ; elle fait rire."[7]

 


[1] Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, 2005, p.60.

[2] Hugo (Victor), Les Contemplations, I, 15, La Coccinelle.

[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la chasteté.

[4] Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 273.

[5] Jankélévitch, Les Vertus de l'amour, Champs Flammarion n°163, 1986, p.240.

[6] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, § 6, p. 29, et Le Voyageur et son ombre, § 61.

[7] Alain, Définitions, Les arts et les dieux, Pléiade, 1958, p. 1038.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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