Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
11 Octobre 2012
CONCLUSION
Le ciel de Platon était porteur d'idées parfaites et éternelles qui ont longtemps fasciné les philosophes. Maintenant, plus librement, chacun peut créer des idées régulatrices capables d'inspirer chaque action. Dans cette perspective, si l'idée du neutre précède bien toutes les disjonctions du réel, sa probable vérité non violente (inconnue mais pensable), reste contenue dans ses propres virtualités. Mais que devient cette idée lorsqu'elle est interrogée à partir du travail des artistes sur la matière, sur leurs propres sensations et émotions ? Elle reste le plus souvent à l'écart. Lorsque ce n'est pas le cas, ce qui prévaut, dans un projet artistique qui refuse la violence des formes, c'est un vouloir singulier de libération. Pour cela, l'idée quasi transcendantale du neutre n'est pas directement opérationnelle, comme elle le serait dans un projet seulement éthique. Elle permet de poser des limites à la création, des limites qui font prévaloir le vouloir d'une vérité pertinente et singulière : entre l'errance des sensations et les repères provisoires du raisonnable.
En fait, l'idée du neutre peut être d'abord posée à partir du recueillement de la pensée sensible d'un artiste dans la non-violence de sa propre liberté, dès lors que cette dernière n'est pas détournée, pervertie ou recouverte par les formes déréglées et confuses de ses sentiments. L'acte de recueillement de la pensée créatrice est ensuite complété par le surgissement du dire et du voir, afin que les sons puissent trouver des arrangements et que les couleurs puissent être aimées.
L'idée du neutre inspire alors des formes qui impliquent une catharsis des sentiments, donc un refus des tensions parfois très violentes qui sont inhérentes aux désirs des artistes, dans et par leur art, c'est-à-dire dans et par un langage très sensible tourné le plus souvent vers l'Impossible. En rapportant la violence du sensible à l'idée qui refuse les trop grandes différences, en préférant les moments où les distinctions ne dérivent pas vers des séparations, le repère du neutre permet de déconstruire le chaos des sensations et des sentiments (fascinations, fusions, effusions, répulsions, séductions ou enthousiasmes). Le pathos s'affaiblit alors ; la pensée conceptuelle prévaut sur la matière et sur le sensible. Pour cela, une libre distanciation à l'égard des sensations transforme les désirs en vouloirs des possibles et l'existant ne se laisse pas entraîner par le vertige de quelques analogies métaphysiques. En musique, rien ne prouve en effet que les différentes voix des chanteurs (basse, ténor, alto et soprano) puissent correspondre aux différents règnes du minéral, du végétal, de l'animal et de l'homme, comme l'évoque Michel Haar à propos de Schopenhauer (150).
Ainsi la pensée, le plus souvent orientée dans l'art par la prédominance des forces matérielles, peut-elle se libérer un peu de sa passivité ! Elle suspend alors ses plus fortes émotions, tout en restant sensible. Elle s'ouvre sur des virtualités aléthiques (de vérité), éthiques et politiques, qui l'épanouissent plus calmement.
Une question majeure pourtant subsiste : comment l'idée du neutre pourrait-elle inspirer une humanisation des existants dans et par la création artistique ? Dans cet essai je me suis détourné de la physiologie de l'art qui conduit le nihilisme extatique de Nietzsche vers un amoralisme surhumain. J'ai ignoré la psychologie du goût qui repose sur une idée préétablie des facultés humaines. Je me suis écarté de l'ontologie de l'art qui élargit les formes au-delà de leur symbolique… J'ai plutôt recherché les conditions d'une participation de l'art à l'idée du neutre, sachant que cette dernière rend possible un déplacement des valeurs. Et pourtant, une œuvre d'art totalement rapportée au neutre n'est pas réalisable. Elle ne peut qu'y participer intellectuellement en restant dépendante des forces inachevées et contradictoires de la matière.
Par ailleurs, le contexte historique n’est pas favorable. Mais avons-nous connu le pire : l’inhumain plus la barbarie ? Par réaction, il ne faudrait pas sombrer dans le goût du désespoir et croire que toutes les catastrophes sont inéluctables. Dans une société où les valeurs matérielles, développées par les techniques du savoir et de l’avoir, ont remplacé celles de la libération de chacun, il est forcément difficile de concevoir l’intérêt culturel des œuvres d’art, des œuvres d’aujourd’hui mais aussi ouvertes sur demain, des œuvres à la fois singulières, sociales et politiques.
Le triomphe de la philosophie des lumières était sans doute prématuré. La croyance en une issue finale était fondée sur l’orgueil ethnocentriste de la culture occidentale, ignorant, voire méprisant les cultures différentes qui ont été ailleurs fécondées par d’autres existants. Néanmoins, la force puissante des barbaries n’a pas anéanti tous les espoirs. Maintenant que chacun peut reconnaître ses erreurs et ses fautes, d’autres avenirs sont possibles.
Car d’autres formes de créations sont souhaitables, même si elles sont incertaines et fragiles, et même si, à toutes les époques, beaucoup ont cru, comme Delacroix, en la fin de l’histoire : "Tous les grands problèmes d’art ont été résolus dans le seizième siècle. La perfection du dessin, de la grâce, de la composition, dans Raphaël. De la couleur, du clair-obscur, dans Corrège, Titien, Paul Véronèse" (151). Il y eut pourtant une suite...
Certes, aucun existant n'est capable de maîtriser complètement le devenir incertain et souvent confus de ses propres sensations. Ces dernières imposent leur souveraine apparition, altération, puis disparition. Il n'y a pas davantage de sujet humain capable de penser clairement les multiples apparences du devenir du réel. Ces dernières sont présentes dans la plus grande confusion et opacité. L'instant brillant et chaleureux de midi, suprême plaisir de l'accomplissement, est la source de multiples catastrophes à venir. De plus, chaque apparence fugitive est déréalisée par sa décevante évanescence, un peu à la manière de l'inacceptable, tragique et complexe mourir de chacun.
Où se trouve une possible neutralisation des conflits dans tout cela ? Elle relève d'une intention répétée de vivre et de penser librement, sans excès, par rapport à l’idée du neutre qui suggère un déplacement peu violent entre les différences et un dynamisme de la pensée qui déprécie les certitudes les plus établies.
Une autre voie est en effet possible, y compris dans l'art, celle où les sensations de plaisir ou de déplaisir sont dépassées par le vouloir du neutre. Cette troisième voie est posée par l'artiste lorsqu'il crée le vide provisoire qui est nécessaire à sa propre libération. Ensuite, à partir de ce vide relatif que lui inspire l'idée du neutre (ni empirique ni dogmatique), il s'interroge sur la distance qu'il instaure lui-même entre le neutre et les sensations, le quasi transcendantal et l'empirique, et, en même temps, il reconnaît la différence (certes inconnaissable) entre sentir sans penser et penser de manière sensible. Cette idée de la distance rapportée à celle de la différence crée un rapport au réel (et à l'art) qui privilégie la différence intime où l'artiste (comme les récepteurs) se recueille, constitue sa propre singularité et s'éloigne de toute fusion avec les sensations, sachant que les distances créées par la pensée du neutre, ainsi que l'absence de modèles contradictoires, conduisent à l'amour des différences sensibles les plus nuancées.
Enfin, d'un point de vue très général, une œuvre d'art ne devrait-elle pas surtout interroger le voir, le montré, le regard qui me regarde, les paroles et le dire (en voix off au cinéma par exemple), ainsi que l'entendre et l'écouter ? Cela impliquerait à la fois une non-séparation et une anticipation de ce qui oppose l'indistinct au distinct. Il faudrait alors, dans cet esprit, accepter de se taire et souvent attendre…
Dès lors, une éthique inspirée par l'idée du neutre devrait concevoir le vouloir de l'art en fonction de finalités seulement humaines : un amour des formes qui expriment un engagement authentique et raisonnable pour la non-violence. Dans cet esprit, l'artiste, eu égard à l'idée du neutre, préférerait plus de vouloir et moins de sensations, en tout cas plus de virtualités que de déterminations, plus de délicatesse que de violence, moins d'exaltation et plus de proximité avec l'ataraxie. Il rendrait ainsi possible une anthropo-poïétique, c'est-à-dire la création d'une possible humanisation de chacun à partir d'un art qui, soucieux de préserver le style authentique et digne de chaque singularité, se constituerait en tant qu'abri provisoire capable de sublimer les souffrances des existants. Cet art s’ouvrirait sur le caractère infini de tout engagement éthique et politique en donnant un sens et une valeur à chaque liberté.
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150. Haar (Michel), L'Œuvre d'art, Essai sur l'ontologie des œuvres, Optiques philosophie, Hatier, 1994, p. 33.
151. Agenda de Delacroix, 1847.
H. TABLE DES MATIÈRES
A. PROLOGUE
01. La nature et la pensée du devenir du réel.
02. Le virtuel et le vouloir non mythique de l'idée du neutre.
03. L'art, le retrait du neutre et la distance du langage.
04. La philosophie de l'art, l'esthétique et ses catégories.
05. L'ouvert possible de chaque artiste sur le neutre (du retrait à l'accueil).
06. Comment l'idée du neutre peut-elle inspirer les créations singulières de l'art
(compositions) ?
07. L'art comme passion ou comme ouvert de la pensée sensible sur une libération.
08. Le déplacement de l'art vers des valeurs aléthiques, éthiques et politiques
(régulations).
B. L'OUBLI DU NEUTRE ET LES IDOLES DE L'ART…………..p. 33
09. La fascination du sacré. 09a. Le désir et la fascination du Dehors (l'Impossible). 09b. Le paradigme de l'Un éternel : de la lumière à l'œil. 09c. Analogie de l'or et de la lumière divine. 09d. Les idoles et les icônes de la beauté. 09e. L'art sacré en question et l'impossible mort de l'art.
10. L'idée illusoire d'une vérité universelle dans l'art est déterminée par la norme universelle du Beau (naturelle ou artistique) qui est la cause principale de toute fascination (absorption des distances et des différences). 10a. La transcendance absolue de l'idée d'une perfection de la Nature pour l'art. 10b. Le paradigme du Beau. 10c. Le plaisir du beau.
11. Idéalisations. 11a. Inhumaine et fascinante harmonie de l'idéal. 11b. Les illusions mystiques de la contemplation. 11c. La répétition de l'idéal.
C. LES IMPOSSIBILITÉS DU NEUTRE……………………………..p.59
12. Autres fascinations. 12a. Le désert. 12b. Les apparences du chaos. 12c. Les images poétiques et fascinantes de la mort. 12d. Derrida et la morbide fascination des cendres. 12e. L'épreuve fascinante qui mêle le néant, le vide total, le rien et l'invisible.
13. Fusions, effusions et expressions violentes. 13a. La sensation brute et la synesthésie. 13b. Les forces naissantes : les contradictions de la matière et de l'espace. 13c. L'Einfühlung et la fusion sensorielle du moi avec la nature. 13d. Les schèmes. 13e. Ombres et couleurs au plus près du neutre. 13f. Rêveries et effusions picturales ou musicales. 13g. La fusion avec les détails. 13h. L'expression violente des fauves.
14. Déconstructions. 14a. Les voies de l'aléatoire. 14b. Le schéma perspectiviste de Nietzsche : l’interprétation du monde comme jeu entre erreur et vérité. 14c. Les concepts, les images et les métaphores. 14d. Heidegger et la vérité de l’art comme apogée du combat. 14e. Les structures aléatoires du fantastique. 14f. Le cubisme et les collages.
15. Répulsions : l'horrible et le laid. 15a. Laideurs, beautés et valeur du neutre. 15b. L'incohérence du laid, la profanation du réel et la révolte créatrice. 15c. La répulsion de l'informe, le mauvais goût et l'expression. 15d. Le laid transfiguré par quelques structures.
D. L'ART ET SES PLUS PROBABLES VÉRITÉS PROCHES DU NEUTRE…..…p.111
16. Les voies sournoises de la séduction. 16a. Les apparences séduisantes de la nature. 16b. Le naturel et l'artificiel. 16c. Perversions, de la séduction au trompe-l'œil. 16d. Impressions et séductions.
17. Accueils et effacements. 17a. Ornements. 17b. Les catégories esthétiques de la douceur : le joli, la grâce et le charme. 17c. L'ouvert de l'esprit de la délicatesse sur le neutre.
18. Du style. 18a. Les styles singuliers et collectifs. 18b. La voie du neutre. 18c. La primauté du dire sur le voir. 18d. Le neutre et l’inaccompli. 18e. L'abstraction. 18f. Les symboles comme moyens provisoires. 18g. La vérité de la distance par l'humour ou par l'ironie.
19. Le gîte provisoire de chaque vérité. 19a. L'étrangeté du moi : de Narcisse à l'invisible. 19b. La vérité du double peint ou sculpté. 19c. L'expression singulière et retenue qui vise le neutre. 19d. L’Ouvert de la pensée, l'universel et la vérité du singulier. 19e. La singularité du vouloir dans l'art. 19f. L’idée du neutre peut-elle être vraie ?
E. VERS UNE ÉTHIQUE ET UNE POLITIQUE DU NEUTRE……..p. 171
20. De l'esthétique vers une éthique. 20a. Le sublime. 20b. Kant et le sublime. 20c. Vers une éthique. 20d. L'enthousiasme ou le raisonnable. 20e. Ni grandeur, ni petitesse. 20f. Le déplacement des valeurs (de l'amoralisme à la responsabilité).
21. L'art fondant une éthique de la liberté. 21a. Un plaisir artistique volontairement peu intéressé. 21b. La tentative de coïncidence d'une liberté avec l'idée du neutre. 21c. Amour et vouloir raisonnable de l'art. 21d. Le neutre et le moindre mal.
22. Les fondements d'une anthropo-poïétique. 22a. La valeur authentique de chaque singularité créatrice. 22b. Un ouvert sur l'infini et non un saut dans le sacré. 22c. Ni naïveté, ni indifférence : donner un sens à la souffrance.
23. Une politique inspirée par l'idée du neutre. 23a. Le neutre comme fondement de toute critique et de tout engagement politique. 23b. L'anamorphose et la critique des images du pouvoir. 23c. Les Ménines de Velázquez, l'ouvert baroque de la représentation sur le pouvoir de chacun. 23d. Les engagements aléatoires de David. 23e. De l'anarchie (Courbet) à la kénocratie (Benny Lévy). 23f. La distanciation et la démocratie chez Brecht.
F. CONCLUSION…………………………………………………...p. 223
G. NOTES…………………………………………………………...p. 227
H. TABLE DES MATIERES………………………………………..p.233
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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