Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
4 Novembre 2011
Gouache d'Elise PERRIN-DESTRAZ faite à l'âge de 10 ans.
Le rire exprime une épreuve étrange de la vie d'un homme, lorsque prédomine quelque alacrité, lorsque le sérieux du vivre ne se prend pas lui-même au sérieux, lorsque surgit l'éveil d'une conscience enjouée par un instant qui ne se reconnaît pas dans un mécanisme destructeur, dans un vide, dans une lourdeur. Car dans l'instant d'un rire, dès lors que cet instant paraît apaisé (étranger au futur éclat de sa disparition), la conscience s'éprouve au sommet de son expression libre, sans doute parce qu'elle se sent plus légère, aérienne, moins tendue, non figée, ouverte… Mais ce n'est pas toujours le cas puisqu'il faut aussi distinguer les lourdeurs grimaçantes du rire, les sarcasmes pesants de l'ironie, et les qualités discrètes du sourire (sub-laugh) produit par l'humour.
a) Rire.
Si la philosophie ne parvient pas à créer le concept du rire, elle ne manque pourtant pas d'inspirer les rieurs (gloire à Descartes) : " Je suis, certes ; mais es-tu ?" (Frédéric Dard). Au-delà de cette moquerie, la philosophie ne saurait penser le fou rire. Car ce dernier supprime toute distance. Il affirme en effet l'action brutale d'un déterminisme complet qui fait éclater des forces inconscientes. Comment sortir de ce cercle qui enferme la vie, qui n'est pas une véritable folie mais qui semble masquer un envers redoutable, celui d'une réelle folie définie par M. Foucault comme une sorte de rire devant la mort, "de déjà-là de la mort" ?
b) Sourire.
L'instant le plus remarquable de l'apaisement créé par le sourire (cette perfection du rire selon Alain) est celui de l'humour, de cette bonne humeur sereine. Par ailleurs, en préférant le sourire au rire, chacun pourrait éviter d'imaginer (y compris avec ironie) quelque police de la pensée qui s'inspirerait d'une très contestable hiérarchie (du reste uniquement fondée chez Nietzsche sur des instincts) : " J'irais jusqu'à risquer un classement des philosophes suivant le rang de leur rire" (Par delà le bien et le mal -fin)
c) Peut-on rire de tout ?
La bêtise de cette question réside dans sa formulation totalitaire qui sous-entend que le tout pourrait être jugé risible parce que la Nature aurait réalisé toutes ses dérisoires possibilités. Or nul ne peut juger le Tout qui, jamais compréhensible, nous fait illusoirement croire qu'il nous est possible de le juger ; glorieuse bêtise !
Pourtant, la folie permet bien d'exprimer, d'une manière absolue, ce rire devant la mort, c'est-à-dire devant ce qui ignore toutes les limites. Il suffit d'être indifférent à la souffrance de l'autre, à toute tragédie, à la mort elle-même. Et cela est effectif dès lors que ce rire devant la mort est un rire dans la mort, dans ce qui n'a plus de limites, dans ce qui a le privilège de ne plus pouvoir mourir.
Mais ce rire qui semble exprimer une liberté totale est absurde. Il fait penser au rire d'un dictateur qui, comme un enfant prolongé, se croit tout permis. Privilège de nanti, rire de tout n'est donc possible que pour ceux qui font prévaloir les éclats de l'émotion sur les transfigurations de la pensée. Ils oublient simplement, ou refusent de voir, que l'idée d'une liberté réelle, ne peut que s'inscrire raisonnablement au sein des possibles, et sans prétendre agir avec et dans le désir fou de l'impossible ; glorieuse bêtise.
d) Rire ou philosopher.
L'alternative entre rire ou philosopher peut-elle du reste être posée ? Épicure la refuse (Gelan hama dei kai philosophen) : " Il faut à la fois rire, vivre en philosophe, diriger sa propre maison, et encore nous servir de tout ce qui nous est propre, et ne jamais cesser de prononcer les formules issues de la droite philosophie" (Sentence 41). Assurément, car les limites sont données par le philosophe en fonction de ce qui nous est propre : trouver les remèdes au mal vivre. Ensuite, sans la crainte des dieux, de la mort et de la souffrance, vivre en philosophe requiert d'être heureux. Pour cela, il est possible de rire à l'occasion, au bon moment, mais pas de tout, en tout cas pas lors de la mort de ses amis.
Dans ces conditions le rire peut être sérieux sans se prendre au sérieux (en pontifiant) et sans exclure le sérieux comme le font les dilettantes qui désirent rire de tout. V. Jankélévitch écrit à ce sujet : "A la manière des enfants, nous sommes tentés de définir le Sérieux comme ce qui n'est ni comique ni tragique." (L'Aventure l'ennui le sérieux, Aubier Montaigne, 1963, p. 180) Cette affirmation associe-t-elle alors le sérieux au neutre ? Sans doute si l'idée du neutre renvoie au sens banal et irréfléchi d'une indifférence dépourvue de grimaces, de crispations et d'humeurs ni gaies ni tristes. Mais un autre sens du neutre est possible : il précède et fonde, en fonction de celui qui le décide, aussi bien le rire que le sérieux. Il permet de vouloir rire de la vie dans les limites qui la rendent humaines : en la prenant au sérieux. Il n'y aurait pas deux directions inverses (rire ou être sérieux) mais la superposition du rire sur le sérieux sans se prendre au sérieux. Dès lors, le rire est une atténuation du tragique si, et seulement si, le sérieux (plus près du tragique que du comique) fixe le cadre où la frivolité du rire ne supprimera pas la possibilité d'une vie authentiquement digne. L'homme qui souffre n'est pas une bête risible, et une bête qui souffre n'est ni risible, ni humaine.
e) Comment rire et philosopher ?
- Aristote se moque d'ailleurs clairement de nos affections humaines : "On ne peut passer une journée sans se faire plaisir, ne serait-ce que de se gratter".
- En refusant la bêtise. Le rire ne serait-il pas provoqué par un effet de surprise, notamment lorsqu'un homme ne se reconnaît pas dans la bêtise émouvante de ses propres paroles ? En tout cas, philosopher ne consiste-t-il pas à prendre ses distances à l'égard de toutes les bêtises ? Cette proposition serait vraie s'il était possible de toujours reconnaître ses propres limites qui font souvent prévaloir l'émotion sur l'esprit critique. Et Démocrite ne rit pas de cette proposition : "C'est l'âme qui est le siège de la béatitude. " (fragment 171)
- De plus, s'il est possible, comme Démocrite, de rire aussi bien de ce qui est agréable que désagréable, c'est sans doute parce que chaque existence est tragique. La dérision permet alors de supporter certaines vérités… Mais le rire est alors ciblé sur des réalités précises, et non sur le fondement de ces réalités. Car c'est l'esprit de sérieux qui rend possible le rire de la distance, sachant que rire de tout exclurait toute possibilité d'être sérieux : glorieuse bêtise qui se prendrait au sérieux sans le savoir, glorieux dilettantisme qui ne verrait aucune vertu (non risible) possible, y compris par delà le bien et le mal. Ce rire cynique anéantirait la seule vertu (du reste philosophique) de Nietzsche : la probité intellectuelle ! Et ce rire qui croit tout maîtriser, ignore bêtement que l'homme est aussi capable de rêver, d'un idéal non risible d'éternité par exemple. Dans ce cas, les rêves le prolongent ; ils pensent sans lui, par-delà les rires et le sérieux du quotidien en transportant vers l'avenir, vers des idées nouvelles qui dépassent toutes les nécessités.
f) L'humour et la sagesse.
Par ailleurs, l'humour peut faire triompher l'esprit sur la matière en déviant tout comique de rupture, alors que le rire selon Bergson (mécanique plaquée sur du vivant) déshumanise un peu en faisant triompher la farce ou la moquerie d'une caricature…
Mais l'humour peut aussi humaniser. Il libère à la fois du pathos des fortes émotions (trop sensibles, dramatiques, incontrôlables, voire tragiques) et du logos (trop abstrait qui manque de sensibilité). Du reste, il permet à la fois de se moquer de soi-même et de sa situation : " Je suis d'une grande fragilité, c'est ce qui fait ma force." (Frédéric Dard)
En rendant l'existence de l'homme plus légère ("La mort est notre lot de consolation"- Frédéric Dard), l'humour crée aussi les conditions d'un plaisir partagé avec les autres, d'un plaisir pas vraiment intéressé, libre et gratuit en quelque sorte.
Mais, comme l'a montré Spencer, le rire témoigne également d'un effort qui a rencontré le vide. L'élan vital de Bergson tournerait pour rien. Et ce mécanisme pourrait être prolongé et complété par un autre, vraiment inconscient (Freud), qui créerait, notamment par le défoulement exprimé dans et par des jeux de mots, une défense contre l'angoisse, donc une suspension de l'angoisse.
On peut en conséquence chercher à rire avec humour de nos bêtises, de la répétition mécanique de nos préjugés, car le pire n'est pas encore là ! L'humour allège alors nos souffrances en atténuant notre agressivité.
g) Conclusion.
En définitive, le rire peut être innocent. Pour cela il doit renaître à chaque instant, en certaines occasions qui ne deshumanisent pas, toujours joyeux et sous des couleurs différentes. Il est la preuve d'une véritable liberté raisonnable et d'un grand détachement : "La réussite m'a rendu plein d'insuffisance" (Frédéric Dard). Discrètement, le rire agit alors sur le réel en le faisant paraître plus délicat, plus transparent, plus léger, même s'il est parfois un peu grivois (Femme qui rit, à moitié dans ton lit !). Ainsi le rire empêche-t-il de vraiment désespérer : " Il vaut mieux être heureux de vivre que fier de mourir." (Frédéric Dard) !
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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