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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'originalité

Baudelaire

Baudelaire

a. Une origine mythique ou un libre commencement.

 

    Dans l'incapacité de s'appuyer sur un principe, sur un premier commencement fondé, voire certain et clair, plutôt que grossier,[1] la pensée a le choix entre deux possibilités : croire en une origine contingente révélée par un mythe, ou bien douter de la possibilité de s'accrocher à toute révélation mythique d'une origine et décider de poser arbitrairement et librement son propre commencement à partir d'un acte simple.

   Concernant la première possibilité, celle d'une révélation mythique, est-il possible de la concevoir ?  En fait, le mot "mythe", qui vient du grec muthos, est lui-même mythique puisqu’il renvoie à une source inconnue, celle d'une parole ou d'un récit plus ou moins fabuleux, qui est inconsciemment active en tout homme. Et cette source contient les forces qui confèrent à chacun son intensité et son incompréhensible vérité. Dès lors, le mythe ne masquerait-il pas sa véritable origine indicible : un non-dit, un invisible, un silence, un mystère, une disjonction [2] ou une différence ? En tout cas, l'origine qu'un mythe recouvre signifie ce qui est premier, soit comme "une première lumière de sens", [3] soit comme le fait de l'apparition du soleil à l'aurore. Et cette apparition semble être le commencement d'un devenir qui, par exemple dans l'art antique grec, émane de poussées naturelles. De ce point de vue mythique, l'originalité est ainsi le fruit d'une pensée qui pose simultanément et confusément deux origines, l'une effective, l'autre fictive, car elle doit se situer avant un commencement pour l'imaginer. Pour Blanchot, l'origine qui fonde le sens de l'originalité est du reste la source d'un commencement ou de plusieurs : "L'origine n'est pas le commencement ; entre les deux, il y a un intervalle et même une incertitude… Œdipe est précisément la victime de cette intrigue entre origine et commencement." (…) Le héros se montre, cette manifestation qui éblouit est celle de l'être dans un être, la transfiguration de l'origine dans le commencement, la transparence de l'absolu dans une décision ou une action pourtant particulières et momentanées. " [4] La clarté de l'idée du commencement de la culpabilité semble en effet précédée par l'obscure image d'une représentation mythique de son destin dont l'image qui ne sépare pas origine et fin puisque la fin y est absolument déterminée par une origine.

   Dans la seconde possibilité, celle d'une perspective singulière et arbitraire, mais complètement nouvelle, il y aurait d'abord un jeu chaotique, constant et bruissant, sans matrice et sans rivage, entre l'un et le multiple, le fini et l'infini. Puis, à partir de cette indétermination qui obéit peut-être à des déterminations secrètes, la pensée entendrait peu à peu des différences, voire ses propres différences lorsqu'elle créerait elle-même par des actes de liberté ses propres commencements incertains.

   Dans ces deux perspectives, l'originalité répond à une impulsion naturelle qui lui inspire soit d'exprimer des forces chaotiques d'une manière mythique, soit de rejoindre la nécessité naturelle par des actes de liberté qui renforcent un tempérament. Dans ce second cas, on parle d'idiosyncrasie, de ce qui est propre à un tempérament (du grec idios : ce qui est propre, et de krasis : tempérament), ce dernier étant commandé, comme pour Socrate, par une sagesse, alors que les mythes du chaos-germe d'un ordre nouveau créent des dictateurs.

 

b. L'originalité consiste à nommer pour rendre visible ou pour créer des sens au-dessus du vide

 

   Une prime vision silencieuse des choses est originale, car elle exprime une pensée naissante qui se satisfait immédiatement de ce qu'elle saisit. Dans ces brefs moments, comme l'a fait Nietzsche, l'originalité a ainsi été définie : "Voir quelque chose qui n'a pas encore de nom ne peut pas encore être nommé, quoique cela se trouve devant tous les yeux." [5] Cette prime vision est originale parce qu'elle est en quelque sorte une totale adhésion instinctive à toutes les origines possibles, y compris à celle qui brisera ensuite ce silence de l'innommé en faisant naître une autre forme d'originalité : celle d'une parole d'abord non soucieuse de nommer les choses et qui ne dira d'abord, comme pour Novalis, rien d'autre, comme dans l'art musical, que l'épreuve innommable de ses propres sensations : "C'est quand un homme parle, simplement pour parler, qu'il prononce les vérités les plus belles et les plus originales." [6] Ainsi, l'image silencieuse de la pensée immédiate se satisfait-elle de la simple joie de parler pour parler ! Des sonorités et des rythmes nouveaux alors se déploient…

   Ces paroles ou ces murmures échappent à toute méthode et à toute connaissance : elles sont en effet à la fois originelles et trop sensibles pour faire déjà advenir une pensée conceptualisée.[7] Néanmoins, elles inspirent d'abord à Bachelard, quelques rêveries originales : "J'essaierais d'aller, si possible, à l'origine de la joie de parler." [8]

   En tout cas, la pensée réfléchie n'intervient pas encore ; elle ne se recueille pas encore en réfléchissant sa prime lumière. Elle semble peut-être attendre que l'originalité de la parole pure s'altère et se complexifie pour que surgissent de nouvelles paroles qui perdront leur prime mystère.

   Puis, comme pour Nietzsche, il faudra ensuite être soi-même original pour rendre visibles les choses en les nommant : "Tels sont les hommes habituellement que c'est seulement le nom des choses qui les leur rend visibles. — Les hommes originaux ont généralement aussi été ceux qui donnaient des noms aux choses."[9] Alors, loin de tout prime silence, d'images en métaphores, de comparaisons en différences, se constituent ensuite quelques relations peu conscientes, mais fermes, d'abord entre des mots, puis avec leurs primes significations : "Les mots et les sens ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et les ponts illusoires jetés entre des êtres à jamais séparés ?" [10]

   Ce processus est progressivement éclairant. La vision fait murmurer, fait parler, puis la parole signifie, et la signification s'interroge sur elle-même, sur sa propre vue, y compris sur ce qu'elle ne voit pas, notamment, pour Bachelard, la faute originelle de sa dépendance à l'invisible : "Dans le règne de la connaissance elle-même, il y a ainsi une faute originelle, c'est d'avoir une origine ; c'est de faillir à la gloire d'être intemporel ; c'est de ne pas s'éveiller soi-même pour rester soi-même, mais d'attendre du monde obscur la leçon de lumière." [11]

   Ou bien c'est l'inverse, l'obscur parle tout seul et s'impose en créant l'impuissance de la liberté pour Bataille.[12] En tout cas, pour Sartre, c'est bien par le langage que "le néant qui vient aux choses." [13] Comme pour Heidegger [14] et pour Blanchot, [15] le dehors de la nuit ou la noire lumière d'un sens originel prime en néantisant toute parole nouvelle.

   Dès lors, il n'y a plus que des jeux de l'imagination avec le vide qui paraissent vains et remarquablement nihilistes puisqu'ils sont portés par le langage, seul et unique sujet possible du rien, du vide et de l'absence : "Il (le langage) parle au nom de ce néant qui dissout toute chose, étant le devenir parlant de la mort même et toutefois, intériorisant cette mort, la purifiant peut-être, pour la réduire au dur travail du négatif, par lequel, en un combat incessant, le sens vient vers nous, et nous allons vers lui." [16] Cette perspective va du reste, pour Raymond Barthes, jusqu'à la négation de tout sujet possible, hormis celui de la souveraineté du langage : "Le langage n'est pas le prédicat d'un sujet, inexprimable ou qu'il servirait à exprimer, il est le sujet (...) Ce qui emporte le symbole, c'est la nécessité de désigner inlassablement le rien du je que je suis."[17]

 

c. L'originalité égocentrée et sérieuse d'une singularité qui se veut unique

 

- Pas d'image de soi-même. En puisant au cœur de sa vie la plus singulière, l'homme est incapable de saisir une image originale de sa propre singularité, a fortiori la plus exceptionnelle. Car, toute origine étant mythique, ce qui caractérise un moi, quel qu'il soit, réside plutôt dans son projet de se référer à ses primes actes créatifs que dans la mise au jour d'une image unique de lui-même, notamment parce que cette dernière ne saurait exprimer les forces d'un devenir singulier toujours changeant et jamais complètement maîtrisé. Le destin inachevé du devenir de chacun est certes interrompu par quelques décisions libres, mais ces dernières sont incapables de prévoir leur avenir, notamment parce qu'elles peuvent ouvrir sur un inépuisable infini naturel qui rend toute singularité précaire, provisoire et surtout aléatoire. Ce qui caractérise un moi, quel qu'il soit, réside alors plutôt dans son projet de se référer à ses primes actes créatifs que dans la mise au jour d'une image unique de lui-même, notamment parce que cette dernière ne saurait exprimer les forces d'un devenir singulier toujours changeant et jamais complètement maîtrisé. L'originalité d'un moi est alors dépassée par la pensée sensible de ce moi dans un art qui l'exprime. Pour Redon, par exemple, concernant la peinture de Millet, "sa grande originalité consiste dans le bonheur qu'il eût de développer deux facultés rarement réunies chez le même homme et en apparence contradictoires : il fut peintre et penseur. J'entends peintre proprement dit à la manière des Espagnols, des Hollandais et de quelques artistes français contemporains ; de tous ceux, en un mot, qui sentent la nature directe et la rendent pleinement sensible aux autres par la palette, par le ton. Cette sensualité exquise est un don rare qui procure à l'observateur des phénomènes du dehors des jouissances infinies, mais qui, aussi, a le danger d'entraîner dans la contemplation pure et d'absorber, d'effacer pleinement l'être pensant qui s'y livrerait sans mesure. La prédominance de cette faculté fait le peintre. Vélasquez, par exemple, en est la plus haute manifestation. (…) Rembrandt fut aussi admirablement doué pour donner par le clair-obscur la vie à son rêve. Et Millet tient de ce maître-là. Comme en lui le poète ne fut jamais absorbé par le peintre, il eut sa vision. Il chercha et trouva dans le plein air un monde absolument nouveau. Il donna la vie morale aux nuées. Les arbres et toute la nature inanimée de la campagne vivent de la vie de l'homme…" [18]

 

- L'idée de soi-même dans un art.   Lorsqu'un artiste se met à l'origine de ce qu'il fait, son œuvre est un acte de liberté, le fruit d'une décision, celle de commencer une révélation active qui doit aboutir, même si elle n'est pas toujours conforme au goût du moment. Par ailleurs, seul l'artiste connaît l'instant et le lieu où il a fait commencer quelque chose... pour lui et pour autrui. L'artiste sait comment le réel se transforme à la fois sans lui (il n'est pas nécessaire) et avec lui (il devient nécessaire à son œuvre). Plus singulièrement, pour Lucien Jerphagnon, "il y a un certain sens propre du verbe exister, un certain emploi qui est hapax[19] : on peut dire ce que je dis, faire ce que je fais, éprouver ce que j'éprouve : jamais on ne m'existera disant ce que je dis, jamais on ne m'existera faisant ce que je fais, etc." [20] Et, au cœur des racines les plus vigoureuses et les plus complexes, c'est précisément la couleur singulière de chaque cohérence qui en prouve l'originalité.

   Au-delà des masques psychologiques et physiques (en latin persona signifie masque), l'idée de personne recouvre la dimension inaliénable, souveraine et spirituelle d'un être humain. La personnalité est ce qui caractérise un individu (aspects innés et acquis par l'éducation) et ce qui traduit la permanence de son principe d'identité par la répétition de ses qualités et de ses défauts. Lorsque la réflexion philosophique étudie l’homme à partir de sa subjectivité (par exemple Montaigne ou Rousseau), elle fonde la psychologie dite à la première personne. Le sujet peut alors être considéré dans une perspective éthique (dignité, volonté, respect), perspective liée au problème du droit (responsabilité, obligation, devoir) ou à celui de la religion (péché, sanction, absolution). Conformément à ce projet, valorisant la subjectivité, des philosophes se réclamant du personnalisme (comme E. Mounier) ont posé l’hypothèse d’une transparence morale nécessaire dans les rapports avec autrui. Mais l’idée de transparence, inséparable d’une purification matérielle de chacun, supposant un amour oblatif ou de communion, paraît fictive dans le contexte de l'histoire des hommes. Car la vie sociale détermine en fait des relations interindividuelles qui ne sauraient exclure tous les rapports de force.

 

d. Les modifications historiques de l'originalité : le dandysme.

   Pour ne pas se laisser réduire à la finitude éphémère de sa propre existence, il importe aux créateurs d'ouvrir leur inspiration sur deux perspectives : éternelle et historique. Car, pour Baudelaire, chaque moment historique contient également une part d'éternité et d'inactuel : "Presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations."[21] Cela implique alors de donner un sens à la modernité de son époque (et à lui-même ainsi qu'à son œuvre) sans en nier les tensions les plus éphémères, notamment en s'opposant à la bêtise de l'actuel, sans doute parce que cette bêtise est bien, selon les mots de Deleuze, "une manière basse de penser."[22] Dans cet esprit, pour être ouvert et moderne, l'éphémère et le dérisoire sont transfigurés : "Il s'agit de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire." [23]

   Au reste, dans son esthétique de la modernité, Baudelaire nous donne son image la plus pertinente : celle du dandysme auquel il s’identifie par refus d’une société médiocre et inculte : "Le dandysme est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mé­lancolie. Mais, hélas ! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l’orgueil humain"[24]. Le dandy ne crée pas un culte narcissique et ridicule. Son but est de corriger la nature. Il in­carne l’esthétique de Baudelaire, par sa manière désinvolte de paraître et de provoquer l’étonnement, par son élégance modé­rée, teintée de jansénisme, de fierté aristocratique, d’austérité et de subtilité intellectuelle, d’insensibilité vengeresse et hé­roïque, voire de pudeur sincère et d’ironie mélancolique.

 

[1] Pour Nietzsche :"Il n'y a jamais à l'origine que grossièreté informe, vide et laideur, et en toute chose seuls les degrés supérieurs importent." (La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, Idées, nrf, 1969, p.28.)

[2] Pour Blanchot : "Différence et dehors désignent la disjonction originelle - l'origine qui est la disjonction même et toujours disjointe d'elle-même." (L'Entretien infini, pp. 241, 297, 447.)

[3] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.374, 375.

[4] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.542.

[5] Nietzsche, Le Gai savoir, § 261.

[6] Novalis, Monologue, 1788, cité p.99 de Novalis par Pierre Garnier, Seghers, 1962.

[7] "Tout mot devient immédiatement con­cept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expé­rience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance… " (Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 179.)

[8] Bachelard, Fragments inédits de l'Introduction à la Poétique du Phénix, cités dans le livre sur Bachelard de Jean-Claude Margolin, écrivains de toujours/Seuil, 1974, p.98.

[9] Nietzsche, Le Gai savoir, § 261.

[10]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent.           

[11] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Livre de Poche/biblio-essais n°4197, p.5.

[12] "C'est qu'à l'origine, les chaînes tombent, et seule demeure la liberté impuissante." (Bataille, La Littérature et le mal, Idées / Gallimard n°128, 1957, pp.41, 49, 50, 99.)

[13] Sartre, L'Être et le néant, p.121, 58.

[14] "Le néant est à l'origine antérieur au non et à la négation." (Qu'est-ce que la métaphysique?)

[15] Blanchot, L'Entretien infini, pp.374, 375;

[16] Blanchot, L'Entretien infini, pp. 49, 50, 148,217, 261.

[17] Barthes (Roland), Critique et vérité, Seuil, 1966, p.70.

[18] Odilon Redon, 1913, À soi même, Confidences d'artiste, Journal (1867-1915), H. Floury, 1922.

[19]  Apparition unique, inimitable et éphémère.

[20]  Jerphagnon (Lucien), De la banalité, Vrin, 1965, p.335.

[21] Baudelaire, Curiosités esthétiques - L'Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962, p.468.

[22] Deleuze, (Gilles) Nietzsche et la Philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1967, p. 120.

[23] Baudelaire, Curiosités esthétiques - L'Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962, p.466.

[24] Baudelaire, Baudelaire, Curiosités esthétiques - L'Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962,  p. 309, 364 et 485.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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