Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Décembre 2021
- Le problème
Platon entend par Idées (du grec eidos) une essence lointaine de l'Être, [1] c'est-à-dire ce qui donne une permanence à un être,[2] indépendamment de ses variations contingentes, tout en le rendant véritable. C'est ainsi que, dans la dialectique où il instaure une participation et une communication entre les êtres, l'Idée de l'Être est l'essence qui régit les relations des êtres au non-être, celle du mouvement et du repos, et celle du même avec l'autre.
Par rapport au lieu des êtres sensibles, on pourrait dire que l'Idée est la forme vraie d'un être (son étance), en unissant à la fois son contour externe (visible, conceptualisable) et l'intuition d'une figure qui lui est intime, comme son allure par exemple, comme l'élan ascensionnel d'une pensée qui se synthétise à chaque étape en prenant conscience de la présence d'un contact qui ouvre sur les contours et sur les ombres d'un discours.
Cette intuition échappe certes au discours, sauf à des propositions mythiques, car la pensée ne se reconnaît que dans la puissance de son mouvement d'extension ou de rétractation. Et, pour se reconnaître, la pensée doit se diviser, partir d'hypothèses et se laisser déterminer par des Idées, et ni se recueillir dans l'intuition silencieuse de l'un en un unique moment mystique, ni se perdre dans la réalité fuyante et illimitée de son propre devenir.
En réalité, l'Idée d'un être est une, mais elle contient pourtant du multiple qui peut être analysé. En effet, l'être est ce qu'il est, mais il n'est pas l'ensemble des êtres, il n'est pas les autres êtres, donc il n'est identique à soi qu'en étant aussi du non-être qui participe à l'être.[3] Penser l'être implique ainsi les distinctions (et pas des séparations) qui précéderont toute liaison du même avec l'autre. Et c'est dans une pensée dialectique que l'Idée unit l'intuition d'un principe au devenir conceptualisable d'une pensée synoptique (rassemblant tous les êtres en un seul).
L'Idée, pour Platon, n'est donc ni une forme a priori (pure, universelle et nécessaire comme chez Kant), ni une idée générale construite empiriquement qui serait sensible, individuelle, et incertaine par rapport au devenir des choses.
En tout cas, Platon admet que l'unité simple du réel ne requiert pas nécessairement de faire intervenir l'idée absolue d'une transcendance, c'est-à-dire une idée extérieure et supérieure, car l'unité du réel n'exclut pas des valeurs supérieures, donc des différences de degrés entre les êtres et entre leurs connaissances, et l'unité du réel n'exclut surtout pas l'idée de l'intuition [4] du Bien par exemple qui, inconditionné, est La Valeur qui éclaire et domine toutes les essences.
En tout cas, hors de toutes les valeurs, l'intuition d'une idée, comme celle de l'égalité (ou de l'inégalité) serait la forme vraie qui structure les choses sensibles, comme l'idée de la circularité serait la forme vraie de tous les cercles empiriques.
- Le chemin vers les Idées
Le chemin suivi par la dialectique de Platon est d'abord ascensionnel : celui d'une montée vers le vrai. Comment ? L'allégorie dite de la caverne nous en donne une claire illustration.
D'abord, comme pour de mythiques prisonniers enfermés dans une caverne depuis leur naissance et contraints de ne voir que les ombres d'objets qui leur sont projetés sur une paroi, la réalité apparaît tronquée. Puis, libérés, ces prisonniers effectueront une sorte de conversion en se détournant de leur vision habituelle, et ils verront les objets qui servaient d'intermédiaires entre leurs ombres et le feu qui en projetait vaguement les contours.
Pour Platon, à son niveau le plus bas, l'image est mimesis des apparences sensibles, c'est-à-dire représentation dégradée des objets de notre monde : "ombres... reflets." [5] Le regardant glisse jusqu'au fond de la caverne, au plus loin de l'Unité. Il s'écarte de trois degrés de la vérité : l'image est le reflet sensible - de la copie matérielle - de l'Idée du modèle. [6] Mais l'art fantasmagorique (ou de l'apparence) a surtout, aux yeux de Platon, le magique mérite d'ébranler les parties de l'âme les plus sensibles : ce qui rapproche cet art de la sophistique dont Socrate fut victime. L'expression humaine de la réalité céleste, réalité inspirée et transportée par un délire qui vient des muses. L'âme immortelle est, par exemple, un principe sans couleur, sans forme, impalpable et toujours en mouvement, qui" ressemble à une force composée d'un attelage et d'un cocher ailés." [7] Elle n'est pas identique à une idée, mais parente d'elle, "ce qui lui ressemble le plus" (Phédon), car elle se meut elle-même en ayant la dignité d'un principe.
En fait, le pouvoir des images fictives n'est jamais inhérent aux images elles-mêmes, mais à la spontanéité de la conscience qui les a créées, spontanéité indifférente aux apparences du monde extérieur qu'elle désigne peu. Le pouvoir ambigu de ces images réside dans leur nature incertaine, complexe et peu déterminée. La nature flottante de leurs représentations crée l'illusion de leur mobilité et de leur vie propre. Cet effet d'évanescence, d'émergence ou d'instabilité les vitalise. Il donne l'apparence d'une plénitude subjective qui sert d'étape à la pensée, et qui pourrait la bloquer si elle visait une fin objective.
- Des interprétations fondées sur des analogies
Platon crée ensuite une relation symétrique entre ce qui apparaît sensiblement de l'être saisi empiriquement (les ombres, les reflets, les images et leurs objets soit vivants soit fabriqués). L'opinion (la doxa, la croyance qui mêle erreurs et vérités) qui en découle est soit une croyance (foi-πίστις-, conviction), soit une pensée fictive (selon l'imagination, la conjecture et la simulation (είκασία).
Puis, la même analogie entre l'être et le connaître se poursuit au niveau de l'invisible, celui de la pensée intelligible, dont les réalités données (imperceptibles par les sens) sont soit discursives (dianoétiques) soit les pensées pures qui correspondent à la science (έπίστήμη). Dès lors cette science est soit hypothético-déductive (selon la discursivité rationnelle des mathématiques), soit dialectique (la connaissance pure, non hypothétique, intuitive et rationnelle des Idées (formes) dites aussi Essences.
Très souvent, le sens de ces analogies a conduit certains interprètes à accentuer les différences et non les similitudes en séparant la pensée (noésis) intelligible et celle qui en reste à l'opinion, en sacralisant (en absolutisant) le monde dit intelligible ou essentiel et en dépréciant le monde dit sensible.
Or, Platon est plus égyptien [8] que juif, pour lui le monde des vivants n'est pas plus séparé de celui des morts que, comme l'a affirmé Ricœur, la nuit ne l'est du jour : "C'est le Phédon principalement qui souligne cet aspect qu'on pourrait appeler le côté nocturne de l'intuition. La «nuit de la mort» coïncide avec la «lumière de l'entendement» dont le soleil est le mythe et que la figure d'Apollon accompagne à travers toute l'œuvre de Platon depuis l'oracle de la Pythie et la voix du Daïmonion jusqu'à l'allégorie de la République. La vision est l'échec de la vie." [9] Il n'y a pas deux mondes, mais des lieux différents dans le même monde.
L'idée de deux mondes séparée qui est impliquée dans l'idée de la transcendance est regrettable, car elle conduit les interprètes de Platon à oublier la constante union du sensible et de l'intelligible qui rend possible la théorie de la réminiscence ainsi que la dialectique descendante qui retrouvera les bons rapports entre les êtres. Dès lors, si philosopher implique d'apprendre à mourir, il serait exagéré d'ajouter que c'est vouloir être mort (τεθνάναί).
- Comment se convertir à l'idée du Bien ?
Sachant que, paradoxalement, le Bien, inconnaissable, est la cause de toute connaissance possible, la distinction que Platon instaure, entre sa réalité supérieure et la diversité des phénomènes du monde sensible qu'il dirige, devrait pourtant permettre à un esprit, qui est originairement (par la vie antérieure de son âme) et obligatoirement (pour sortir de la caverne) tourné vers les phénomènes, de se "convertir" à sa réalité en étant propulsé vers une connaissance d'abord virtuelle. Comment ?
Dans La République, Platon instaure une analogie entre le Bien et le soleil, ce dernier étant le rejeton, le fils illégitime, du Bien ; illégitime parce que sensible, alors que le Bien est purement intelligible. Le soleil rend les choses visibles en les faisant croître pendant que le Bien rend les choses connaissables en les faisant être. Entre les deux il y a la métaphore de la lumière qui rassemble le visible et l'intelligible. Privés de cette lumière, les êtres vivent dans l'ombre ou dans leurs reflets, c'est-à-dire dans l'opinion.
- La réminiscence. [10]
Mais comment la connaissance dialectique pourra-t-elle atteindre les principes qui couronnent toute la recherche philosophique ? Assurément, lorsque les concepts de transcendance et d'inconditionné auront été remplacés par celui de la réminiscence qui détermine intrinsèquement le désir de savoir à partir de la propre intelligence de chaque être humain, comme le petit esclave Ménon qui, interrogé par Socrate, saura construire le carré double d'un carré donné.
[1] Comme l'âme qui ressemble à l'Idée de l'Être car elle est invisible, simple, c'est-à-dire non- composée (axuntheton), une, identique à elle-même et pour elle-même, seulement accessible par la pensée. (La République, 80 a et b.)
[2] En lui-même indéfinissable.
[3] L'ontologie de Platon est ainsi pluraliste.
[4] L'intuition étant une vision simple et unificatrice : une vue de l'unité en quelque sorte.
[5] Platon, La République, VI, 510 a.
[6] Platon, La République, VI, 597 e.
[7] Platon, Phèdre, 243 e.
[8] Platon voyaga en Égypte en 390-388.
[9] Ricœur (Paul), Platon et Aristote, Les Cours de Sorbonne, p.28.
[10] Platon, Ménon, 81d, Phédon, 76e.
Car, pour Platon, ce n'est pas l'inconnaissable qui précède toute connaissance, mais le désir du retour d'un savoir oublié qui propulse vers la connaissance. Cette théorie (cette vue d'ensemble ici mythique) dite de la réminiscence est alors la source qui permet à chacun de pressentir au plus profond de lui-même ses plus fortes exigences impératives et normatives.
Par les objets vers lesquels il s'est d'abord tourné, l'être humain a fait l'expérience de l'échec de la connaissance de ceux-ci et il a éprouvé une insatisfaction aggravée par la noblesse de ses aspirations. La contemplation des Idées divines ne s'effectue que par une âme qui n'a pas encore un corps, [1] sachant que les dieux grecs sont immanents à ce monde considéré comme l'ouvrage le plus parfait. Or ce monde a fourni, avant toute naissance, avant tout engagement dans la matière, la cause d'un souvenir des Idées pures, même si ce souvenir est vague, plus proche d'un pressentiment du vrai que d'une connaissance complète.
Un déséquilibre apparaît ensuite dans une existence humaine entre la contingence de sa réalité mortelle et son exigence d'universalité et de nécessité. Dès lors, aucun enseignement venant de l'extérieur, qui laisserait du reste dans la passivité d'un réceptacle, ne sera possible pour retrouver l'action des Idées, de ces normes actives qui dirigent pourtant très secrètement tous les êtres humains.
Une conversion à l'intériorité sera ensuite requise. Et c'est le premier stade du dépassement des réalités sensibles ; c'est du reste aussi pour Socrate le sens de la formule de l'oracle de Delphes, car le "connais-toi toi-même" [2] impliquait pour lui une véritable reconnaissance de lui-même, dans et par ses limites.
En tout cas, la théorie (ou l'hypothèse théorique) dite de la réminiscence a d'abord permis de prendre conscience des connaissances fausses, notamment par l'intermédiaire du fameux démon de Socrate ?
C'est ensuite par l'art de la mesure et de la déduction que Platon a cherché à "retrouver" de l'immuable dans l'instable, de l'égalité dans les rapports inégaux à partir de figures (triangles, rectangles…) qui ont une nature immuable et vraie.
Pour cela, les connaissances mathématiques, qui détournent des sensations, ont été une propédeutique à la connaissance des Idées, en permettant de dépasser toutes les sensations, toutes les hésitations nées de l'apparition-disparition des phénomènes, ainsi que toutes les controverses sur les opinions concernant la grandeur.
De plus, les mathématiques, parce qu'elles sont le modèle d'une connaissance indépendante de l'expérience sensible, sont bien, en fait, une propédeutique à la science dialectique. Elles facilitent la conversion à l'intelligible, même si les relations mathématiques ne sont pas les relations les plus vraies que la connaissance humaine puisse formuler. Néanmoins, elles dépassent les objets de l'expérience et commencent l'exploration du possible dans ce qui est intelligible, sans réussir à justifier cette possibilité eu égard à leur démarche hypothétique.
Au niveau de la dialectique, ce sera par contre la nécessité interne d'une exigence impérieuse qui présidera toute justification, sans démonstration, mais en construisant (ou plutôt en reconstruisant) toutes les relations possibles et mesurées entre les êtres et le non-être qui sont fondées sur de purs concepts.- Retrouver le Bien à partir du désir
Ainsi une conversion vers la réalité supérieure et lointaine du Bien est-elle effective grâce à la réminiscence ! L'Idée "en soi" du Bien a en effet, dans une vie antérieure, imprimé le sujet pensant de ses exigences impératives et normatives. Chaque sujet est alors poussé par le désir de retrouver ce qu'il pressent au plus profond de lui-même, notamment dans son désir d'atteindre le Bien. Au reste, le concept de désir se trouve dans la définition même de la philosophie. Dans ses Définitions (n°93, 414b), Platon évoquait en effet "un désir de la science qui a pour objet les réalités éternelles." Ce qui veut dire que, à partir d'une intense motivation, celle d'un désir, la philosophie qui était pratiquée par la dialectique socratique, tend ensuite à fonder la dialectique comme science qui couronnera la philosophie.
- Le Bien et la dialectique
La science dialectique, qui est le savoir le plus complet auquel la réflexion philosophique puisse atteindre, rencontre d'abord des difficultés dans son approche d'un Bien inconditionné, puisque ce dernier est le principe de toutes les conditions, et que, par là il échappe à toute formule qui voudrait le définir en lui-même. Mais il ne faut pas pour autant réduire le Bien à un inconnaissable noumène kantien (une chose en soi idéale), car Platon fonde précisément la possibilité de la connaissance sur cette Idée inconnaissable qui précède toute connaissance et qui a inspiré cette définition à Brochard : "Le souverain bien est un mélange d'intelligence et de plaisir unis selon la mesure, la beauté et la vérité." [3]
En fait, pour Platon, la connaissance qui est ici visée demeure dialectique. Et cette dernière n'est ni la connaissance des Idées génériques, ni celle de la valeur souveraine du Bien, ni celle des choses sensibles qui ne sauraient contenir la totalité du réel, puisque ces choses ne se trouvent que dans le seul champ des apparences et dans le non-être de quelques images. Certes, l'objet sensible existe, mais c'est uniquement parce que "ma" pensée le fait exister comme objet au lieu de le maintenir dans l'obscurité d'une chose indifférenciée, c'est-à-dire ni pour moi ni pour quelque monde que ce soit. Ce sont donc les Idées qui inspirent l'universel, bien que leur être soit inconnaissable, et ces Idées rendent possible une réelle pensée tendue vers ce qui est.
- Vers la fécondité de l'âme
En fait, la réminiscence [4] aidant, Éros n'est pas prisonnier du monde empirique ; il se souvient d'autres réalités non sensibles et il se trouve également poussé par le désir de retrouver ce qu'il pressent au plus profond de lui-même. Il peut alors chercher à réaliser l'union des contraires, à entrelacer clairement ces contraires, en fonction des différents degrés ou étapes qui élèvent cette unification du terrestre vers la réalité des Idées.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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