Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
12 Avril 2020
a) Distinguons plusieurs sens. Au sens ordinaire, il s’agit, pour l’homme, de la manière d’extérioriser par la parole (vocale, gestuelle ou imagée) certains aspects de sa singularité physique (intonations…), psychologique (sentiments, tempérament…) ou intellectuelle (opinions, convictions). L’expression crée alors un rapport déséquilibré, un déficit : l’exprimant n’est pas complètement dans l’exprimé. Dans l’art, l’expression symbolique compose certes un univers entier à partir de quelques formes, mais les fragments proposés ne sont pertinents que pour l’imagination qui compense le déficit de l’exprimé en élargissant indéfiniment ses significations.
b) Si, dans l’expérience, il n’y a jamais d’équivalence possible entre l’exprimant et l’exprimé, l’expression étant soit un concentré, soit une forme aléatoire peu déterminée, il n’en est pas de même d’un point de vue métaphysique pour Spinoza. Car un attribut exprime pour lui l’essence de la substance, c'est-à-dire un point de vue sur la substance, bien que cette dernière possède une infinité d’essences pour la traduire : « l’essence de la substance se trouve tout entière dans l’attribut.» [1] « Chaque attribut exprime une essence éternelle et infinie. » [2]
c) Pour Deleuze, “l’idée d’expression chez Spinoza n’est objet ni de définition ni de démonstration et ne peut pas l’être”[3]. Le problème de l'expression se pose alors ainsi : "Dieu s'exprime dans les formes qui constituent son essence, comme dans l'Idée qui réfléchit cette essence. L'expression se dit à la fois de l'être et du connaître. Mais seul l'être univoque, seule la connaissance univoque est expressive. La substance et les modes, la cause et les effets ne sont et ne sont connus que par les formes communes qui constituent actuellement l'essence de l'une, et qui contiennent actuellement l'essence des autres." [4] "Le mot «exprimer» a des synonymes. Les textes hollandais du Court traité emploient uytdrukken-uytbeelden (exprimer), mais préfèrent vertoonen (à la fois manifester et démontrer). (…) Dans le Traité de la réforme, les attributs manifestent l'essence de Dieu : ostendere." [5]
d) Du point de vue de l'immanence de la Nature, la connaissance expressive étant la seule à être adéquate, il y a pourtant deux aspects complémentaires de son expression (hors de toute émanation ou imitation) : explicare et involvere. D'abord explicare signifie expliquer ce qui s'exprime, développer (voire auto-développer), manifester l'un dans le multiple, la substance dans ses attributs, les attributs dans leurs modes (les attributs de Dieu expliquent en même temps l'essence et l'existence de Dieu [6]). Ensuite, involvere signifie envelopper ce qui est exprimé dans sa cause (le multiple dans l'Un), impliquer (les attributs de Dieu enveloppent l'éternité [7]). En tout cas, l'expression est paradoxale : "Intrinsèque et éternelle, elle est une par rapport à ce qui s'exprime, multiple par rapport à l'exprimé." [8] De plus, l'expression est précédée par le propre qui n'est qu'une indication indéfinie, un signe indéfinissable, qui n'exprime rien et ne cache rien de l'être qu'il présente à la connaissance, sachant que cette dernière ne pourra jamais être adéquate. Pour le dire autrement, la substance s'exprime adéquatement de deux manières. D'une part, ontologiquement, la substance (absolument une) se développe comme puissance par soi-même en tant que Nature naturante qui unifie le divers à partir de ses propres fondements, sachant que ces fondements la constituent également : "une véritable constitution, presque une généalogie de l'essence de la substance." [9] D'autre part, la substance (absolument une) s'exprime (s'enveloppe) dans les attributs distincts et égaux de la Nature naturée (comme miroir de sa vie divine, donc sans la finalité de s'exprimer) - Chaque attribut est ainsi une affirmation pure, univoque, formelle, actuelle qui exprime une essence infinie de la substance (l'exprimable)… et qui s'exprime dans les modes qui sont des parties de la puissance divine ("l'expression devient à son second niveau une production des choses."[10]) – Et chaque mode, chaque chose finie, est exprimé par l'affect des attributs comme modification (affect) de la puissance divine selon le même ordre et la même connexion et le même être.
e) Chez Leibniz, l’expression est la théorie de l’analogie (rapports de rapports), ou la théorie générale des rapports entre des éléments dans une série infinie renvoyant à toutes les autres monades de l’univers : "Une chose en exprime une autre". Chaque substance simple (monade) est l’abrégé, la miniature, le miroir vivant, perpétuel, entier de l’univers. (Voir la Monadologie, art. 75) La comparaison en quantité, en qualité (intensité), permet de décrire la place de chaque chose dans un système.
[1] Spinoza, Éthique, déf, 6.
[2] Spinoza, Éthique, I, définition 6.
[3] Deleuze (Gilles), Spinoza et le problème de l'expression, Minuit, 1968, p. 15.
[4] Deleuze (Gilles), Spinoza et le problème de l'expression, Ibidem, p. 164.
[5] Deleuze (Gilles), Spinoza et le problème de l'expression, Ibidem, 1968, p. 11.
[6] Spinoza, Éthique, I, proposition XX, démonstration.
[7] Spinoza, Éthique, I, proposition XIX, démonstration.
[8] Deleuze (Gilles), Spinoza et le problème de l'expression, Ibidem, p. 162.
[9] Deleuze (Gilles), Spinoza et le problème de l'expression, Ibidem, p. 10.
[10] Deleuze (Gilles), Spinoza et le problème de l'expression, Ibidem, p. 10.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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