Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Avril 2020
En tant que manifestation susceptible de créer des liens positifs entre les êtres, l'amour est un feu chaleureux et puissant qui métamorphose les choses sans les détruire totalement. Subsistent toujours, en effet, des cendres qui nourriront de nouvelles formes, certes aussi éphémères, mais qui pourront nourrir un amour de la vie plus fort que ce qui détruit, comme l'avait par exemple suggéré Diderot : "La vie, une suite d'actions et de réactions… vivant, j'agis et je réagis en masse… mort, j'agis et je réagis en molécules… je ne meurs que dans un sens… naître, vivre et passer, c'est changer de formes… et qu'importe une forme ou une autre ! Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre. Depuis l'éléphant jusqu'au puceron." [1] Pourtant, dégoûtés par les souffrances de la vie, certains préfèrent aimer le néant qu'ils associent à la mort, au vide ou à l'absence, plutôt que de préférer les actes créatifs de l'amour qui éclairent secrètement leur ouverture sur le futur. Que penser alors de cette attirance nihiliste pour un éventuel pouvoir absolu de la mort qui conduit à vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir ? Il s'agit alors peut-être d'accomplir d'une manière brute et destructrice son propre pouvoir de néantisation, comme lorsque Bataille avait réalisé, en sa tragique révolte, une fusion ivre de chaque instant avec celui de la mort, c'est-à-dire dans "l'approbation de la vie jusque dans la mort… parce que la mort est apparemment la vérité de l'amour. Comme aussi bien l'amour est la vérité de la mort." [2]
Dans cette étrange perspective nihiliste, la mort est en fait une situation-limite inéluctable et inconcevable de dispersion, de dissolution et de destruction brutale des forces vitales, ou bien la surprise terrifiante d'un événement unique, comme celui de la naissance, cet événement ayant été précédé par un total sommeil de la conscience, par le silence d'une indifférence continue et d'une inexplicable absence. Pour les athées, le silence de cet événement imprévisible est en effet celui, éternel, d'une fin absolue, et plus précisément celui de l'abîme impensable du néant, d'un rien total et définitif. Dans cette perspective, il n'y a plus de repères et plus de sujet pour dire cette mystérieuse absence, et il est vraiment déraisonnable de parler de la mort puisqu'il n'y a plus rien à penser et à dire, hormis l'amour d'un dire et d'une non-pensée du néant, a fortiori lorsque cette non-pensée se répète bêtement en croyant faire parler la mort, au lieu de rester dans l'obscur en ignorant qu'il aurait été aussi possible de s'ouvrir sur la lumière de sa propre pensée. Car faire parler le silence de l'abîme, montrer l'invisible derrière les béances du réel, n'est-ce pas contradictoire ou absurde ? Connaître la mort étant impossible, une expérience de l'impossible, ce dernier n'est pourtant pas le contraire du possible, mais l'au-delà fascinant et vertigineux de tous les possibles. Ne vaudrait-il pas mieux se taire, comme Wittgenstein le désirait : "Ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence" [3] ? Ne vaudrait-il pas mieux faire silence sur la mort et ne pas chercher à penser le grand silence de l'inexplicable et de l'impensable ? Car, au-delà de ces deux silences il n'y a rien à penser et à dire, comme pour Spinoza ou pour Nietzsche lorsqu'il affirmait : "Ce qui me rend heureux, c'est de voir que les hommes se refusent absolument à vouloir penser à la mort ! Et j'aimerais volontiers contribuer à leur rendre l'idée de la vie encore mille fois plus digne d'être pensée !" [4]
Dans ces conditions, la pensée de la mort serait plutôt l'image d'une fiction qui ne concerne pas les vivants, car ces derniers sont en fait dominés par une alternative : soit présence, soit absence. Or il est impossible de penser un rien qui ne concerne personne, qui est une passivité figée, impuissante et absolument négative, c'est-à-dire une abstraction nulle indéfiniment répétée, et qui tourne vainement comme à la recherche d'une image fantasmée et fascinante du néant, lequel, au demeurant, n'est qu'un mot pour évoquer une impensable et invisible fiction de l'extrême, comme l'a affirmé Blanchot en précisant que ce rien n'est que "l'illusion d'un mot, autrement dit, rien qu'un rien, qui est tout de même quelque chose." [5] Eu égard à la négation propre à la mort, chaque mot la désignant parle alors au nom de la mort qui exclut tout concept. Donc chaque mot ne peut parler que d'une manière symbolique, tronquée, en espérant faire parler le vide en toute chose. Ce qui engendre un sursaut de l'expression puis de possibles métaphores qui associent la vie et la mort, tout en exprimant une angoisse ou un effroi qui nie le vide mortel. Et cette négation fait ainsi surgir diverses images, rien que des images plus ou moins sensées et porteuses d'une "visibilité" qui, pour Derrida, "ne se voit pas, même si elle donne à voir." [6]
C'est ainsi, d'une manière symbolique, que s'expriment le pouvoir absolu d'une totale séparation et l'influence d'une autre rive, que surgissent des masques effrayants, voire un squelette au sourire ironique et à l'allure pensive, portant la faux de la mort, ou bien s'impose la figure de Thanatos, Dieu de la Mort, fils de la Nuit et frère d'Hypnos (personnification du sommeil). Quel psychopompe s'occupera alors des êtres humains : Hermès, Charon ? Dans le Satiricon de Pétrone un squelette d'argent, aux articulations mobiles, fait son apparition dans un banquet, pour symboliser, non plus un dieu ou un mort particulier, mais la mort en général et la brièveté de la vie. Dans le Tarot, le squelette, armé d'une faux égalisatrice, est entièrement couleur chair. Son pied est enfoncé dans la terre. Le sol est noir ; des plantes bleues et jaunes y poussent ; sous l'autre pied du squelette, une tête de femme…
Cependant, à l'opposé de tous les points de vue nihilistes qui font prévaloir un écran noir ou un mur infranchissable, la mort peut être plutôt imaginée à partir de ce qui évoque l'instant du passage où surgit chaque métamorphose. Pour Héraclite, par exemple, le devenir de la vie vers la mort et de la mort vers la vie est cyclique. Le passage est naturel, le changement perpétuel : " La mort pour les âmes est de devenir eau, la mort pour l'eau est de devenir terre. De la terre naît l'eau, et de l'eau, l'âme." [7] Dans cette hypothèse, la mort n'est plus qu'une transformation nécessaire et un renouvellement. Cela signifie, par exemple pour V. Jankélévitch, que "la mort est métamorphose, la mort est renaissance, décomposition et germination, putréfaction et fleurissement, car mourir c'est revivre, se désagréger ici, pour renaître ailleurs et sous d'autres formes." [8]
En effet, la vie ne disparaît pas complètement, contrairement aux atomes qui ont une vie extrêmement brève, allant de quelques jours pour l'émanation du radium (élément métallique en voie de désintégration atomique) à une fraction quasi infinitésimale de secondes pour le thorium C'. Cependant, la durée de la vie dans le monde minéral, qu'il s'agisse d'atomes ou de groupements d'atomes qui meurent sans connaître le vieillissement, se différencie de celle des êtres vivants dont chaque cellule est "un centre de croissance, tout comme l'atome représente un centre de forces". [9] Il n'est donc pas absurde de penser que la cellule vivante est le système dans lequel toutes les variables entrent en jeu, et que la mesure de sa probabilité n'est pas l'entropie (homogénéisation, dégradation, délabrement, dispersion des constituants moléculaires), car, comme l'ont montré Darwin puis des cybernéticiens, la vie s'informe et contrôle en créant une sélection naturelle qui conduit à un inévitable progrès dans l'organisation du plus grand nombre des êtres vivants. Dès lors, une communication entre les êtres vivants maintiendrait leur organisation et justifierait la néguentropie.
Néanmoins, les hypothèses scientifiques ne concernent pas directement les épreuves tragiques qui imposent à un être humain le décès d'une personne qui lui est cher. Il faut bien alors tenter d'affronter la douloureuse période où la mort semble avoir définitivement triomphé de la vie. Certes, pour aimer véritablement la vie, il faut bien être prêt à accepter l'abîme infernal où nous entraîne la mort de l'autre avant de nous contraindre à affronter la nôtre. Mais, lorsque commence un deuil, la mort a-t-elle vraiment prouvé sa victoire sur la vie et, plus précisément, sur l'amour de la vie ? Assurément non, car d'abord nos vies humaines ignorent (d'où le mystère de l'héroïsme) la possibilité d'une fin absolue, ensuite parce que les exigences d'Éros empêchent toute forme d'anéantissement en introduisant de nouvelles tensions, enfin parce que le travail du deuil, comme Freud en a montré le processus, permettra de continuer à vivre dans l'amour de l'autre.
Plus précisément, le deuil procure d'abord une inhibition et une limitation du moi qui sont dues à une concentration exclusive de l'énergie psychique sur les images et sur les souvenirs qui se rapportent au défunt. Pour Freud, l'épreuve de la réalité douloureuse du fait que l'être aimé n'existe plus pousse les désirs à se retirer des liens qui les retiennent. Mais "une rébellion compréhensible" [10] empêche ensuite cet abandon et, si elle est intense (remords, regrets), cette rébellion détourne de la réalité en rappelant la présence de l'être disparu au cours d'une "psychose hallucinatoire de désir". Le plus souvent, le retour au réel finit par l'emporter. Pour le dire autrement, dans un premier temps, "l'existence de l'être perdu se poursuit psychiquement" au prix d'une grande dépense d'énergie. Tous les souvenirs, ces images idéalisées par la mémoire qui nous liaient au défunt, créent l'écran à partir duquel un détachement sera effectivement possible. Puis, la réalité douloureuse cède la place à une autre réalité. La douleur se trouve ainsi peu à peu maîtrisée : "Le fait est que le moi après avoir achevé le travail du deuil redevient libre et sans inhibitions." Durant le deuil, l'inhibition était opposée au travail des souvenirs qui absorbaient le moi. À l'inverse de la mélancolie, dont l'objet reste énigmatique et où s'effectue "une diminution extraordinaire de son sentiment d'estime de soi", le monde extérieur se vide, s'appauvrit sans que le moi parvienne à s'identifier complètement à l'objet abandonné. La perte de l'objet aimé étant une mort propre, le travail du deuil va alors départager les investissements adhérents à l'objet et ceux du sujet lui-même. Un double mouvement est alors nécessaire : faire revivre l'objet aimé et tuer le mort, se souvenir et oublier. Donc cet oubli n'est pas total. Ne serait-il pas, alors, plutôt électif, c'est-à-dire fondé par l'amour d'une image intériorisée et sublimée du corps du défunt, cette image étant devenue finalement inséparable de notre existence ?
Quoi qu'il en soit, une voie salutaire est assurément toujours possible, celle de la pensée d'un temps concentré et ouvert (projectif) où chaque être humain parviendra à connaître une certaine plénitude, voire, lorsque ses pensées s'accorderont avec les choses, sa propre perfection en acte (l'entéléchie d'Aristote). En tout cas, dans une métaphysique qui se fonde sur la puissance éternelle de la Nature naturante, c'est-à-dire sur la Nature qui crée éternellement et différemment des mondes nouveaux en entrelaçant la vie et la mort, mais surtout en remplaçant des morts par d'autres vies, la victoire de l'amour de la vie sur la fascinante attirance de la mort est celle de l'actif sur le passif, celle de l'intelligence créatrice sur la bêtise de la répétition de l'identité du rien, celle de l'inachèvement dynamique des formes sur un achèvement définitif et séparé de tout. La mort ne serait donc qu'un presque rien dans l'infinie puissance de la Nature qui unit éternellement, intelligemment et amoureusement toutes les choses terrestres.
En effet, dans une pensée qui décide de faire prévaloir les forces créatrices de la vie sur la jouissance inhérente à l’anéantissement de sa propre énergie, la volonté de persévérer dans son existence peut l'emporter, notamment en associant, comme Platon, le bien et l'immortalité : "Puisque l'amour est le désir de la possession perpétuelle du bien : il s'ensuit nécessairement que l'amour est aussi l'amour de l'immortalité." (…) "La nature mortelle cherche, dans la mesure où elle le peut, à se donner perpétuité, immortalité." [11] Car, à l'inverse de toute éventuelle destruction du fini par l'infini, l'amour peut vraiment valoriser le moment d'une métamorphose où rien n'est vraiment anéanti, puisque le fini demeure éternellement entrelacé avec l'infini en s'étirant avec lui, sous des formes changeantes et toujours diversement présentes qui surmontent ainsi les oublis et les ruptures singulières. En effet, s'il est plus pertinent et logique de penser comme Épicure que rien ne naît de rien, le vouloir du rien, qui ne saurait provenir du néant, tend nécessairement au-delà du rien, c'est-à-dire au delà de l'impuissance insignifiante du néant qui, sans vouloir et sans but, ne saurait conduire que vers l'abîme vertigineux des êtres finis qui n'ont pas réussi à vouloir assez pour rapporter l'affirmation de leur propre finitude à la puissance éternelle de la Nature qui les anime toujours un peu, notamment lorsque la présence de l'amour agit pleinement comme c'était le cas pour Wittgenstein : "La mort n'est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue. Si l'on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l'intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le présent. Notre vie est tout autant sans fin que notre champ de vision est sans limites." [12]
En conséquence, la puissance de l'amour ne se réduit pas aux formes mortelles des choses qu'elle relie, car elle crée toujours de nouvelles relations inachevées dans un monde terrestre fini qui demeure animé par son contact avec d'éternelles forces créatrices, comme pour Paul Klee qui ainsi se dépassait : "La forme est fin, mort. La formation est Vie. "[13] Alors, la vie n'est plus seulement "l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort",[14] mais le dépassement de toutes les fins mortelles par de nouvelles métamorphoses qui demeurent indissolublement liées à l’amour puisque ce dernier leur donne la part lumineuse qui est nécessaire pour réaliser un destin vraiment humain, voire surhumain pour Nietzsche : "Gardons-nous de dire que la mort est le contraire de la vie. La vie n'est qu'une variété de mort, et une variété très rare. Gardons-nous de penser que le monde ne cesse de créer à nouveau. Il n'est point de substances éternellement durables ; la matière est une erreur semblable au dieu des Éléates." [15] C'est dans cet esprit et dans l'amour d'une nature à la fois libérée des ombres de la transcendance et délivrée de nos absurdes et malheureuses pensées de la mort qu'il sera vraiment possible d'aimer pleinement vivre dans la chaleureuse situation de notre devenir terrestre.
[1] Diderot, Le Rêve de d'Alembert, a.t. I. 1. Pléiade, p.900.
[2] Bataille, La littérature et le mal, op.cit., p.13.
[3] Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 7.
[4] Nietzsche, Le Gai savoir, § 278.
[5] Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1942, pp.148, 217, 261.
[6] Derrida (Jacques), Parages, Galilée, 2003, p. 82.
[7] Héraclite, Fragment 36.
[8] Jankélévitch, La Mort, Flammarion, 1966, p.349.
[9] Jacob (François), La logique du vivant, Gallimard, 1970, p.143.
[10] Freud, Métapsychologie, Folio/ Essais n°30, 1997, p.150.
[11] Platon, Le Banquet,
[12] Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.4211.
[13] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Philosophie de la création, p.60.
[14] Bichat, Recherches physiologiques sur la Vie et la Mort, I, art. 1, §1.
[15] Nietzsche, Le Gai savoir, III, §109.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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