Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Octobre 2019
Du point de vue de l'étymologie, le mot res qui forme celui de réalité signifie chose en latin. Pourtant, l'ensemble des choses (des êtres indéterminés) qui apparaissent avant de disparaître ne se réduit pas au fait de leurs réelles présences. On peut en effet imaginer aussi des réalités à venir et percevoir que l'apparence des choses qui s'imposent à partir de nos sensations n'est jamais complète ; une part invisible prolonge ou précède en effet celle qui est visible. Ensuite, le fait de la présence d'une chose apparente n'est jamais séparable du fait qui l'a déterminée, c'est-à-dire de ce qui, formellement et (ou) matériellement, l'a fait apparaître, donc donnée, même si nous ignorons la réalité de cette cause. En tout cas, face à l'apparence d'une forêt, nous pouvons distinguer deux réalités déterminantes : l'une formelle (qui constitue l'ensemble plus ou moins ordonné des arbres qui peuvent être dénombrés) et l'autre matérielle (qui instaure des relations entre la lumière et des nuances de couleurs vertes, marrons ou jaunes…). Dans les deux cas, la réalité des apparences est donnée partiellement au milieu d'autres apparences du monde et dans la diversité des esprits (ou des consciences) qui en interprètent les images (alors devenues mentales).
La réalité apparaît ainsi d'une manière complexe : limitée, en partie invisible, déterminante et déterminée, formelle et matérielle, imagée, et toujours étonnante puisqu'elle peut être diversement interprétée. Parler alors globalement de la réalité de la Nature, c'est-à-dire de la totalité de tout ce qui a été, de tout ce qui est, et de tout ce qui sera donné, n'est pas pour autant impertinent si cette pensée associe clairement les différentes perspectives de cette totalité, et même s'il ne s'agit que d'un discours général qui ne peut ni être senti ni imaginé dans ses fondements. Car le réel est ce qui donne, ce qui est donné et ce qui sera donné, tout en apparaissant aussi à la fois abstraitement et sensiblement dans une pensée qui désire s'ouvrir sur tous les possibles, voire aussi sur l'impossible, donc s'ouvrir sur l'infinité sans image qui pourra englober intellectuellement toutes les réalités concrètes et finies sans s'y laisser réduire.
Dans ces conditions, d'un point de vue seulement terrestre, la réalité qui apparaît n'est certes jamais l'Être infini et éternel qui englobe tous les êtres, mais un cela neutre, ni être ni néant, qui se donne et qui est reçu par une pensée sensible et humaine qui ne saura certes, à partir de lui, ni persévérer dans l'être qu'elle n'a pas, ni disparaître dans le silence ou dans la fureur des apparences du monde qui naissent indéfiniment pour disparaître ensuite. Car des lumières animent diversement les espaces obscurs, bien distinctement, mais sans qu'il soit possible d'imaginer une fin définitive des unes ou des autres. Ce qui meurt est en effet éternellement remplacé par d'autres réalités naissantes. Et ce qui disparaît dans une apparence c'est sans doute la part de l'invisible qui rend possible l'apparition d'autres apparences.
En conséquence, le cela neutre qui se donne avec les apparences est inséparable de ses futures donations. Et jamais le cela qui se donne ne se transforme en rien, car il rend toujours encore possible d'autres réalités apparentes ainsi que le jeu du rien d'apparent avec quelque chose. La réalité du cela n'est donc pas, comme pour Pyrrhon puis pour M. Conche, le fruit sec et brut d'une indifférenciation sceptique de toutes les apparences qui s'anéantiraient en ne laissant dans un espace vide que la pure apparence d'un rien absolu et invisible, donc paradoxalement sacré, c'est-à-dire "l'apparence-totalité, l'apparence universelle" [1] qui ne serait ni l'apparence d'une chose, d'un objet, d'un être… ni une apparence pour quelqu'un, pour un sujet. Pure, cette apparence (φαινόμενον) ne serait plus un phénomène, c'est-à-dire ce qui apparaît d'une chose avec ou sans illusion. Elle serait le rien qui subsiste dans l'intuition d’une non-image après la mise entre parenthèses du dehors et du dedans de toutes les apparences par une réduction sceptique qui n’est pas phénoménologique, car elle rend toutes les différences insignifiantes, tout en imposant un rien indifférent à la pensée, puisque ce rien supprime la coupure du visible et de la vision, du sujet et de l’objet, et "renonce au jugement qui creuse l'apparence".
Dans cette interprétation nihiliste qui a dépouillé le réel de toute substance, aussi bien celle de l'humain que celle de la consistance d'une pensée possible, cette agnosie universelle ne concerne en réalité personne ! Chaque nouvelle apparence devrait mystérieusement surgir à partir de rien. Et il ne s'agirait même pas de la'apparition d' une trace dérisoire, comme celle de la photo jaunie d'un aïeul que l'on n'a jamais connu. Car cette pure apparence, plutôt cette pure fiction de l'apparence, demeure, tragiquement et éternellement, un impensable qui échappe à toutes les réalités aimables pour un être humain. Ce qui est choquant si l'on admet que seules les apparences colorées et structurées qui sont données dans le monde terrestre peuvent réellement être aimées dans leurs différences singulières, même éphémères. Car, comment pourrait-on connaître une chose, même changeante, que l'on n'aime pas ?
Certes, qui pourrait nier que les apparences sont évanescentes, vacillantes, grises, voire inconsistantes ? Intéressantes, séduisantes ou fascinantes, les apparences flottent en effet entre le visible et l'invisible, mais elles inspirent pourtant la pensée de l'idée virtuelle et neutre (hors d'une dualité entre l'être et le paraître) qui précède les apparences et qui subsiste au delà de toutes les apparences finies et éphémères du monde, par delà ses couleurs qui unissent la matière et la lumière, et par delà ses structures ; chaque apparence étant toujours modifiée ou niée par de nouvelles apparitions… Mais peu importe, puisque c'est toujours la même lumière, comme une raison naturelle bien cachée, peut-être infinie, qui semble accompagner et vivifier la matière de chaque nouvelle apparence en unissant, y compris négativement, une pensée de l'apparence à ce qui est pensé et à celui qui la pense.
Dès lors, l'évidence sensible selon laquelle le rien absorberait et annihilerait toutes les apparences mérite d'être niée et refusée. Car l'étrangeté incompréhensible de la présence fragile des choses terrestres nous permet néanmoins d'aimer intensément les apparences les plus fragiles du monde, comme les forces colorées qui animent un crépuscule, comme les hésitations d'un nuage, comme les vibrations d'un arbre ou comme la fragilité d'une rose, et cela jusqu'à la mort de notre Je, et non jusqu'à la mort de la Nature tant aimée par Goethe comme l'écrivait Buber : "Quel son licite et beau rend le Je si riche de Goethe ! C'est le Je d'une pure intimité avec la Nature ; elle se livre à lui et lui parle sans cesse, elle lui révèle ses secrets sans lui trahir son mystère. Il croit en elle, et ayant dit à la rose : C'est donc toi ! il s'associe à elle dans une même réalité. C'est pourquoi, quand ce "Je" réfléchit sur lui-même, l'esprit du réel lui demeure fidèle, la vision du soleil demeure dans l'œil bienheureux qui se souvient de sa propre nature solaire et l'amitié des éléments accompagne l'homme jusque dans le silence de la mort et du devenir." [2]
En attendant, nos rêveries, même les plus incontrôlées, aiment s'attarder à contempler des apparences qui nous échappent, mêlées à tout ce qui apparaît, en leurs structures provisoires, en leurs couleurs, en leurs rythmes changeants et, surtout en des images toujours tremblantes des choses, c'est-à-dire indéfiniment modifiées par les jeux du visible avec l'invisible… Car, comme l'a pertinemment affirmé Blanchot, "l'image tremble, elle est le tremblement de l'image, le frisson de ce qui oscille et vacille : elle sort constamment d'elle-même…" [3] Et lorsque nous aimons l'apparence évanescente ou tremblante d'une chose sans savoir pourquoi, comme une rose pour Silesius, [4] nous la sentons autant dans ses profondeurs obscures que dans ses surfaces lumineuses montant vers la lumière. Puis nous pensons à l'ami de Dionysos qui aimait la lumière d'Apollon en la fustigeant, nous pensons précisément à Nietzsche qui savait aimer et réconcilier les contraires, voire en nommer et apprécier les fragiles beautés : "Un désir d'amour est en moi qui parle le langage de l'amour. Je suis lumière : ah, que ne suis-je nuit ! Mais c'est ma solitude, qu'être de lumière encerclé (…) Ah ! Que ne suis-je ombre et ténèbres ! Comme je téterais le sein de la lumière ! (…) Il est nuit : comme une source mon désir éclate en moi, - mon désir demande la parole." [5]
En tout cas, la fragile beauté des apparences est étrangère à une esthétique classique qui figerait le beau dans des normes définitives, éternelles, mais surtout abstraites [6] donc fausses. Comme Baudelaire, il vaut mieux affirmer, à sa manière très moderne, que "la beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses." [7] Et il est également préférable d'aimer les apparences, même naïvement, pour leurs bizarreries, [8] pour leurs métamorphoses ou pour leurs irrégularités. Par exemple, Baudelaire savait aimer les images ondoyantes, fugitives et mouvantes d'une foule, [9] car il affirmait que "l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté." [10]
Ainsi, en acceptant l'incompréhensible vitalité des apparences éphémères qui échappent à la prévision des cycles de leurs apparitions-disparitions, chaque être humain peut aussi résister à l'obscurité immense et sans mesure du monde qui a consumé son énergie comme les étoiles. Car, au delà de l'incandescence des feux du monde qui attisent les apparences avant de les brûler, c'est surtout la lumière chaleureuse de l'amour qui peut éclairer nos savoirs sur les images des choses. Car cette lumière ardente intervient en pénétrant les apparences de son intense chaleur sympathique. Alors, dans l'intimité des apparences, comme pour Bachelard, la lumière du monde s'intériorise puis s'élève vers ce qui la détermine mystérieusement. Et cette élévation spiritualise, voire divinise les images des choses : "Du feu, de l'air, de la lumière, toute chose qui monte a du divin aussi ; tout rêve déployé est partie intégrante de l'être de la fleur. La flamme de vie de l'être qui fleurit est une tension vers le monde de la pure lumière." [11]
En effet, cette tension chaleureuse des choses vers la pure lumière rend bien possible l'exposition des apparences en créant leur visibilité, mais elle anime aussi la pensée et les mots de celui qui vit cette épreuve, même si la connaissance du réel qui en découle dépend d'une lumière terrestre, intermittente et incomplète, qui contient des ombres multiples. La clarté des évidences, même les plus sensibles, ne suffit donc pas. Comme le soleil, elle peut être bonne, mais détruire aussi. Et, parfois, comme pour Nietzsche, elle n'est plus qu'un "tissu de lumière".[12] Seule la chaleur de l'amour permet alors à une pensée de pénétrer à l'intérieur des choses, voire de s'insinuer au sein des apparences, sans se laisser nécessairement absorber par cette relation ni tangible ni visible. Comme Bachelard et Novalis qui l'inspirait, l'amour est, du reste, toujours lié à une "sympathie thermique" qui permet à chacun de partager "la chaude intimité "[13] des apparences terrestres.
De plus, cette sympathie thermique est contagieuse. Et, sans doute pour cela, elle inspire aussi des retraits. Son ardeur, trop forte, voire violente, devra donc être purifiée, c'est-à-dire entretenue, mais atténuée, conservée, mais méditée, ordonnée, mais subjectivée, unifiée, mais ouverte sur d'autres feux et sur d'autres lumières intimes. Alors, purifiée, cette sympathie thermique pourra vraiment être aimée, car, en elle, comme pour Nietzsche épris de l'image d'une mer profonde, toutes les tensions du réel et de la vie, apparentes ou non, peuvent et savent s'accorder chaleureusement : "Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil altéré ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle-même ! En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes. Et ceci est pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter à ma hauteur ! " [14]
C'est ainsi que, de Nietzsche à Bachelard, sans oublier Blanchot, le cela neutre qui donne des apparences a pu être dépassé par l'amour du réel, ce dernier ne se laissant jamais fasciner ou absorber par des phénomènes ou par des apparences déficientes, car l'ardeur contrôlée de cet amour accompagne sereinement l'orientation que les divers devenirs du monde nous donnent dans leurs multiples apparences changeantes. Dès lors, chacun pourra vraiment aimer toutes les apparences, tous les faits qui apparaissent et disparaissent, tout en sachant donner des sens et des valeurs à ce qui n'est déjà plus, car ce qui n'est déjà plus appartient encore éternellement à la lumière et aux feux du monde qui l'avaient rendu possible.
[1] Conche (Marcel), Penser encore - Sur Spinoza et autres sujets. Les Belles Lettres, Encre marine, 2016, p.135.
[2] Buber (Martin), Je et tu, Aubier, 1969, p. 102.
[3] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, op.cit., p. 476.
[4] "La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, - N'a pour elle aucun soin, - ne demande pas : Suis-je regardée ?" Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, Payot & Rivages poche, 2004, I. § 289, p.126.
[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le chant de la nuit.
[6] Baudelaire, Curiosités esthétiques - L'Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962, p.467.
[7] Baudelaire, Ibid, pp. 74, 530, 195, 455 et 456.
[8] Baudelaire, Ibid, p. 215.
[9] Baudelaire, Ibid, pp. 354, 195 et 463.
[10] Baudelaire, Ibid, p. 530.
[11] Bachelard, La Flamme d'une chandelle, 1961-1970, p.86.
[12] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 308.
[13] Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, 1965, Idées, Le complexe de Novalis, pp. 70-71.
[14] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l’immaculée connaissance.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog