Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
3 Juillet 2018
Photographie de Léon Chestov reproduite dans La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, Flammarion, 1966, quatrième de couverture.
1. Une philosophie modérément sceptique :
"La philosophie ne commence que lorsque l'homme perd tous les critères de la vérité, quand il sent qu'il ne peut y avoir nul critère et qu'on n'en a même pas besoin." [1]
"Tout scepticisme conséquent avec lui-même aboutit à se détruire, car la négation de la possibilité de la connaissance contient déjà une affirmation. Mais, primo : le scepticisme n'est pas du tout obligé d'être conséquent, car il n'a pas cure d'être agréable au dogmatisme qui a érigé la conséquence logique en loi suprême. Et, secundo, quelle est donc la théorie philosophique qui, poussée jusqu'à ses dernières limites, ne se détruise pas elle-même ? Et pourquoi donc exige-t-on du scepticisme plus que les autres théories, du scepticisme qui déclare honnêtement qu'il est incapable de nous donner même ce que prétendent nous apporter les autres théories ?" [2]
"Nous pouvons douter de tout, mais cela est un axiome pour nous ; et les différentes expériences que nous tentons sur nous-mêmes s'arrêtent toujours là où se dresse la menace de la folie." [3]
2. Une voie empirique :
"L'a priori n'existe que pour les natures simples et spontanées." [4]
"Aujourd'hui, les esprits les plus prudents doivent se convaincre que les axiomes, les postulats fondamentaux ne se maintiennent que grâce à la morale." [5]
"A = A. (…) La logique ne peut exister sans cette formule. Or son origine est purement empirique. En fait, A est toujours plus ou moins égal à A. Mais il aurait pu en être autrement; (…) La logique est redevable de sa certitude à la constatation empirique de la loi de l'invariabilité relative des choses extérieures…" [6]
"La philosophie est un art qui aspire à s'ouvrir un passage à travers la chaîne des raisonnements logiques et pousse l'homme dans l'océan sans bornes de la fantaisie, du fantastique, où tout est à la fois possible et impossible." [7]
"Nous avons suffisamment de raisons pour garder une attitude méfiante vis-à-vis de la vie. Elle a trompé tant de fois nos espoirs les plus chers ! Mais nous avons encore plus de motifs de nous méfier de la raison : si la vie a pu nous tromper, c'est uniquement parce que notre raison impuissante s'est laissé tromper. Il se peut même que ce soit elle qui ait imaginé ces mêmes mensonges que son amour-propre lui interdit maintenant d'avouer. Pour finir, s'il faut choisir entre la vie et la raison, on est prêt à donner la préférence à la vie ; alors on ne s'efforce plus de tout prévoir et de tout expliquer, mais on attend ; et l'inévitable devient le désirable." [8]
3. Souffrir pour penser et pour créer :
"Le créateur n'éprouve que des contrariétés. Toute création est une création «ex nihilo». Dans le plus favorable des cas, nous nous trouvons en face d'une matière informe, stupide, la plupart du temps obstinée et dure, et qui ne se soumet au façonnement qu'avec difficulté. (…) Toute création consiste à passer perpétuellement d'un échec à l'autre. L'état général d'un créateur consiste en une sensation d'indéfini, d'inconnu, d'incertitude, de tâtonnements. Et plus est sérieuse, importante et originale la tâche dont l'homme s'est chargé, plus intense est sa souffrance" [9]
"La philosophie doit renoncer à rechercher les «veritates eternae». Son objet est d'apprendre à l'homme à vivre dans l'inconnu, à cet homme qui plus que tout au monde craint précisément l'inconnu et tente d'y échapper en se cachant derrière différents dogmes. Bref, la philosophie doit troubler les hommes et non pas les tranquilliser." [10]
"Il (Dostoïevski) emporta du bagne cette conviction que le but de l'homme n'est pas de verser des larmes sur Makar Dièvouchkine et de rêver de cet avenir où plus personne ne pourra être humilié et offensé, où tous mèneront une existence paisible, joyeuse et agréable, mais de savoir accepter la réalité avec toutes ses horreurs." [11]
"L'homme ne se met à penser, à penser effectivement que lorsqu'il se convainc qu'il ne peut rien faire, qu'il a les mains liées. C'est pour cela probablement que toute pensée profonde doit commencer par le désespoir." [12]
4. Une philosophie du moi :
"La nature exige impérieusement que chacun de nous crée individuellement. Les hommes ne veulent pas le comprendre et ne cessent d'attendre de la philosophie ces vérités dernières qui n'ont jamais existé et n'existeront jamais. Il y a autant de vérités que d'hommes sur la terre." [13]
"Nietzsche affirme que toute philosophie est une sorte de journal intime et de confession involontaire du philosophe. (…) Il y a plus à dire encore (…) la propre justification du philosophe…" [14]
"Les faits individuels uniques nous disent plus que les faits qui se répètent régulièrement." [15]
"Quand l'égoïsme, tant condamné par tous, aboutit à la tragédie, quand la lutte de l'homme solitaire se transforme en un véritable supplice, personne alors n'aura l'impudence de prononcer de grandes phrases."[16]
"Qui aurait pu s'imaginer qu'il serait obligé de renoncer à ses idéals les plus chers et de constater que toute la culture et que l'univers entier n'ont plus aucune valeur, s'il est impossible de le sauver, lui, Nietzsche ? " [17]
"Et c'est lui (Nietzsche) précisément qui sapait, lui qui mettait en doute tout ce qui est grand, noble et riche, exclusivement pour justifier son existence pauvre et misérable, bien qu'il dissimulât toujours ce motif soigneusement et fort habilement." [18]
"Cet égoïsme, dont je n'avais jamais soupçonné l'existence en moi, m'est aussi naturel qu'aux simples mortels." [19]
5. Une philosophie tragique contre l'idéalisme :
"La Philosophie de la tragédie, cela ne signifie-t-il pas la philosophie du désespoir, de la démence, de la mort même ? "[20]
"Le philosophe ne doit pas craindre les souffrances du scepticisme ; il faut qu'il continue sans cesse ses expériences sans se laisser rebuter par l'échec de ses tentatives précédentes et par la perspective de se casser le nez contre les parois qui l'entourent. Il se peut que les échecs de la métaphysique proviennent précisément de ce que les métaphysiciens malgré leur air désintéressé et plein d'audace, étaient en somme très prudents et craintifs. Ils aspiraient avant tout au calme : le bien suprême en langage philosophique est en effet le calme, la tranquillité. Or ils auraient dû estimer par-dessus tout l'inquiétude perpétuelle, sans but aucun, ni méthode même." [21]
"On condamne, et avec raison, la philosophie du cabinet de travail. Le philosophe devant sa table à écrire s'occupe de se faire une opinion sur tout ce qui se passe dans l'univers. Il s'intéresse à toutes les questions… (…) Son but principal consiste à sélectionner ces jugements de telle sorte qu'ils soient libres de toute contradiction interne et qu'ils aient au moins l'aspect de la vérité. (…) Les jugements qui ont l'apparence de la vérité ne sont cependant pas des vérités ; d'ordinaire ils n'ont même rien de commun avec la vérité. (…) Le savant enfermé entre les quatre murs de sa chambre ne voit rien d'autre que ces murs ; mais c'est précisément de ces murs qu'il se refuse à parler ; ils ne l'intéressent pas, il ne les sent pas. Or, si par hasard il avait eu conscience de leur présence et se fût mis à en parler, ses discours auraient acquis du coup un intérêt immense. C'est ce qui arrive parfois lorsque le cabinet de travail se transforme en prison. Ce sont les mêmes murs, mais il est impossible alors de ne pas y penser. Tout ce dont l'homme se souviendra : Homère, les guerres médiques, la paix perpétuelle de l'avenir, les catastrophes géologiques du passé, tout cela s'associera en lui avec les quatre murs. Le calme et l'égalité d'esprit que respire le cabinet de travail, feront place au pathétique de la captivité. L'homme continue à ne pas voir l'univers : il n'a pas de contact avec lui, mais il n'est plus assoupi comme naguère, et il ne rêve plus de systèmes ternes et gris ; il veille et il vit de toutes les forces de son âme. Il vaut la peine de prêter l'oreille à cette philosophie. Mais les gens sont peu observateurs. (…) Souvent les hommes dorment toute leur vie du sommeil du juste, tandis que le travail spirituel le plus intense se fait dans l'absolue solitude." [22]
"Seuls pensent ceux qui ne savent, ne peuvent pas ou par incurie ne veulent pas se préoccuper de leur conservation, autrement dit – les malades, les faibles ou ceux qui ont perdu tout espoir." [23]
"Leur tragédie consiste dans l'impossibilité où ils sont de recommencer une autre vie, une vie nouvelle." [24]
6. Une âme sans Dieu et déracinée :
"La Voix souterraine, - c'est un hurlement de terreur déchirant échappé à un homme qui, soudain, découvre que toute sa vie il avait menti et joué la comédie, lorsqu'il assurait les autres et soi-même que le but suprême de l'existence était de se faire le serviteur du dernier homme." [25]
Le terme russe (bezpotchviennost) signifie : absence de sol, sans fondement et déracinement.[26]
"Un homme qui pense est avant tout un être qui a perdu son équilibre dans le sens quotidien et non tragique de ce mot." [27]
"Tout ce qui est limité n'est bon que pour les petits bourgeois européens ; nous autres (les écrivains russes), nous prétendons puiser à pleine main dans l'infini." [28]
7. Par-delà Bien et Mal :
"Ces termes, le «bien», le «mal», n'existent déjà plus. Ils sont remplacés par ceux d'«ordinaire» et d'«extraordinaire», le premier étant associé à l'idée de banalité, de platitude, le second devenant le synonyme de grandeur." [29]
8. Dans l'attente d'un lecteur :
"Le lecteur existe pour l'écrivain. Dostoïevski et Nietzsche écrivent non pas pour répandre leurs convictions parmi les hommes et pour instruire leur prochain. Mais ils cherchent eux-mêmes la lumière ; ils ne peuvent croire que la lumière qu'ils distinguent soit la vraie lumière et non pas un feu follet ou bien pis encore une hallucination de leur imagination maladive. Ils s'adressent au lecteur ainsi qu'à un témoin ; ils veulent obtenir de lui le droit de penser à leur propre façon, d'espérer, d'exister. L'idéalisme et la théorie de la connaissance leur déclarent ouvertement : vous êtes des déments, des êtres immoraux, vous êtes condamnés et irrémédiablement perdus. Et les voilà qui en appellent de ce jugement à la dernière instance, dans l'espoir que cette terrible condamnation sera cassée… Il se peut que la plupart des lecteurs ne veuillent pas le savoir, cependant les œuvres de Dostoïevski et de Nietzsche contiennent non pas une réponse, mais une question : peuvent-ils encore conserver quelque espoir ceux qu'ont repoussés la science et la morale. Autrement dit : la philosophie de la tragédie est-elle possible ? " [30]
[1] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, Flammarion, 1966, p.6.
[2] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.231.
[3] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.32.
[4] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.89.
[5] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.196.
[6] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.269.
[7] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.209.
[8] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.252.
[9] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.229-230.
[10] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.216.
[11] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.180.
[12] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie - Sur les confins de la vie, p.274.
[13] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.324.
[14] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.26.
[15] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.330.
[16] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.115.
[17] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.133.
[18] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.134.
[19] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.143.
[20] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.23.
[21] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.278.
[22] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.291.
[23] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.258.
[24] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.95.
[25] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.57.
[26] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.190.
[27] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.275.
[28] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.335.
[29] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.93.
[30] Chestov (Léon), La philosophie de la tragédie – Sur les confins de la vie, p.33.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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