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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Dieu

Dieu

   Hors de toutes les réponses théologiques ou religieuses (révélées) qui renvoient à d'inexplicables transcendances, et hors de l'adhésion nihiliste à quelques désespérantes vérités, l'idée de Dieu ne devrait désigner que l'infinité en acte de l'être de la Nature et non la Totalité qui rassemble­rait a posteriori tous les mondes innombrables qui nais­sent et qui périssent en son sein, c'est-à-dire tous les mul­tiples visages particuliers de la Nature. Car la pensée d'une totalité omni-englobante susceptible de rassembler tous les mondes coexistants est véritablement impossible ; cette totalité figerait tous les devenirs et toutes les diffé­rences dans le cercle fermé de cet englobement. Il faut donc concevoir la pensée, comme Wittgenstein, dans sa réalité immense mais non infinie : "«Penser», c'est un concept qui a de lointaines ramifications. Un concept qui rassemble en lui bien des manifestations de la vie. Les phénomènes de pensée couvrent un bien large champ." [1]

   De plus, pour que Dieu puisse être considéré par une pensée comme Le Concept, il faudrait que tout le réel soit rationnel, et inver­sement. Par exemple, pour Hegel, l'infini divin est pensé comme l'essence du réel, la manière d'être de l'Acte pur, de l'absolu. Et ce dernier - opposé au néant – est l'Esprit qui créerait son autre (existentiel, engendré, déterminé) ainsi que la néga­tion réflexive de cet autre. Chaque être singulier qui désirerait penser Dieu devrait alors abolir son passé afin de réaliser le devenir concret de l'Esprit, du Logos. En tout cas, que ce soit dialectiquement par Hegel ou empiriquement en­suite par Deleuze, l'hypothèse de Dieu est davantage rapportée à l'histoire des hommes qu'à une Idée de la Nature incréée et en acte dont la puissance infinie animerait à la fois la matière et l'esprit des choses. En séparant la matière et l'esprit afin de faire prévaloir l'une ou l'autre, on réduit la puissance infinie de la Nature à des épreuves indéfiniment continuées tout en occultant l'infini afin de chercher à expliquer l'inexplicable : "Déplier, toujours déplier – expliquer. Qu'est-ce que Dieu, sinon l'universelle explication, le déploiement suprême ?" [2]

   Ou bien, dans une autre perspective, par exemple pour Malebranche, l'illusion d'une fusion totale de l'homme avec l'infini infiniment infini, parfait et rationnel, crée une vision immédiate, directe et intellectuelle en Dieu qui est à la fois l'Être et l'Infini. Mais ce point de vue global fait fi du devenir de ce qui est donné et qui requiert du non-être en lui pour exister, donc un retrait hors de cette vision en Dieu. Car cette intuition, ou ce sentiment intérieur, pense saisir directement l'infinité de l'être (du divin) en lui-même sans parvenir pourtant à se représenter (à rendre sensiblement finie) l'idée de l'infinité ou de l'indéterminé. Claire, incréée, im­muable, nécessaire, universelle et inépuisable, cette infinité n'est en réalité qu'une vision de la raison en train de se penser elle-même d'une manière indépendante, immuable et loin de toute autre réalité sensible : "Il n'y a que Dieu, que l'infini... qui puisse contenir la réalité infiniment infinie que je vois quand je pense à l'être." [3] Dans ces conditions, la raison pense unir, certes d'une manière incompréhensible, les lumières naturelles et les lumières surnaturelles. Elle se voit sans doute en elle-même dans son ubiquité incorporelle, dans sa présence simple et pure, mais elle ne peut pas se représenter (imaginer) l'infini autrement que par une immensité (sans bornes) in­définiment élargie. Dès lors, l'éternité de Dieu (ou de la Nature) n'est plus dans le temps, car c'est le temps qui se trouve dans l'éternité d'une ma­nière certes impersonnelle, mais en prenant le risque d'une chute du temps dans un néant éternel, puisque l'infinité de l'Être est aussi impensable que celle du néant. Une croyance religieuse permettrait-elle alors d'échapper à cette aporie ? On peut en douter si l'on admet que la pré­sence de l'infini dans le fini ne saurait être pertinemment réduite à des révélations fondées dans et par la finitude des images ou des mots, même prophétiques.

   La possibilité de penser l'infinité de Dieu d'une manière positive et hors de toute inspiration religieuse est en effet préférable si, comme Spinoza, l'on assimile Dieu à la Nature sub specie aeternitatis : "Par Dieu j'en­tends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie." [4] Les expressions claires, adéquates et univoques de Dieu (sive Natura ou bien la Nature) sont alors à la fois enveloppées (impliquées) dans la Nature naturante (créatrice) et dans la Nature naturée (donnée à chacun à partir des mondes multiples créés par elle). Et, en tant que totalité inconditionnée, Dieu est alors la cause (non éloignée) de toutes les choses comme elles sont en soi (ut in se sunt [5]) au même sens que Dieu est cause de soi. Cependant, cette idée de Dieu ne prétend pas être un mode (un acte infini de l'entendement rapporté à la nature dite naturée)."[6] Subsiste en effet l'idée d'un Dieu réel, c'est-à-dire l'idée de la Nature elle-même qui est pensable et non conceptualisable uniquement à partir de l'intuition de sa puissance infinie. Car ladite Nature permet une par­ticipation de toutes ses créatures à son éternelle perfection. Elle offre à chacun la force (une puissance réduite) de se réaliser tout naturellement en reliant adéquatement les fragments du réel, donc en leur donnant une possible vérité. Cependant, cette inter­prétation rationaliste de la puissance de la Nature ne sous-estimerait-elle pas les aléas de l'existence terrestre ? Tout ne serait-il pas, en fait, puissamment et tragiquement dé­terminé ?

   Pas nécessairement, car lorsque Marcel Conche évoque "le Tout de la réalité", [7] c'est-à-dire l'éventuelle totalisa­tion de tous les mondes finis, il voit bien l'impossibilité de la réduire à une seule interprétation, optimiste ou tragique. Car si la Nature est bien une réalité infinie et non un englobant métaphysique qui enfermerait sa totalité en devenir sans tenir compte de son rapport avec l'incréé, elle ne peut pas avoir une origine, un centre ou un chemin principal. Dès lors, les méta­phores idéalistes de la transcendance, de la lumière ou du soleil qui unifient tout doivent être transmutées. De multiples soleils gra­vitent ici ou là dans le vide. La Nature déploie des formes multiples sans les unifier. Elle réalise "l'ensemble inassem­blable" [8] de divers mondes en devenir qui maintiennent, eu égard au non-être du vide, de changeantes relations entre les formes et les forces : "L'unité de la Nature ne peut être celle d'un monde structuré : si la Nature est infi­nie, il n'est pas possible de la penser comme une structure – toute structure implique une finité. Ce n'est pas non plus une somme - des mondes qui s'ajoutent indéfiniment comme dans l'Univers des épicuriens. Je crois que la Nature est une sorte d'immense tapisserie sans centre. Le centre est partout, tout est centre ; il n'y a pas de centre à chercher parce qu'on est n'importe où au centre." [9]

   Dans ces conditions, infinie, la Nature ne peut être fondée que par sa propre nécessité éternelle qui crée le devenir et l'horizon des choses sans être elle-même créée. Son fond incréé et sans issue (apeiros) n'est ni vide ni plein, il oscille de l'un à l'autre en échappant à toutes les représentations. Car il n'y a pas d'image possible de la puissance de l'infini, et il n'y a pas davantage d'images de l'immensité, mais seulement des vibrations au cœur de la finitude des images qui paraissent pour disparaître, ou qui s'étirent pour se rétracter aussitôt comme un reflet séparé de sa source. Le fond incréé de la Nature ne peut donc pas être imaginé sans risquer de le réduire à une dominante claire ou obscure qui en trahit la puissance. Il serait préférable de penser que ce fond est neutre, ni visible ni invisible, car sa puissance infinie lui permet de rendre visible l'invisible et inversement. Cette puissance du fond agit alors, peut-être, sur le point intellectuel, infiniment petit, où peut s'effectuer le passage du plein au vide, de l'être au non-être (et inversement) au cœur du devenir de la Nature ainsi qu'au sein des différents événements du monde terrestre. Ce point pourrait-il ensuite faire métaphorique­ment penser à une source sans grandeur d'où naîtraient toutes les choses ? Il serait alors, en quelque sorte, la cause immanente de toutes les créations. Pourtant, cette image d'une source originelle trahirait l'idée qu'elle ex­prime en faisant prévaloir le pas encore du non-être sur l'être, c'est-à-dire l'impuissance finie de l'avenir sur l'infinité du présent. Par exemple, lorsque Nietzsche a affirmé que "l'infinité est le fait initial origi­nel", [10] cette conception originelle de l'infini réduisait ce dernier à un fait nécessairement mythique qui conduisait à valoriser des images du fini, au mieux celles de l'indéfini, en tout cas le non-être qui anime toutes les choses finies. Pour­tant, comme Platon, le disciple de Dionysos savait bien que "le point de vue du fini est sensible, c'est-à-dire une illu­sion." [11] S'imposaient alors pour Nietzsche des images et des métaphores indifférentes à l'être, même si le concept du devenir retrouvait ensuite l'idée de l'éternité : "Ce qui est là est là éternellement, sous quelque forme que ce soit." [12] En tout cas, le jeu de l'un avec le mul­tiple, et inversement, tourne parfois pour Nietzsche en rond sans lui permettre de distinguer l'infinité de la présence de l'être et le devenir indéfini du passage de l'être au non-être.

   Or une autre perspective est possible, celle où l'infini est désigné comme la puissance (ένεργεία) même de l'être éternellement en acte de la Nature. Cet être totalement positif, pensé comme archè (άρχή), est alors un commen­cement qui a toujours déjà commencé, c'est-à-dire aussi bien en droit [13] qu'en fait. Et ce principe éternel est fondé par lui-même comme la présence de son être qui perdure dans son active éternité. Dans ce cas, l'infinité de la Nature (de l'être considéré dans son infinité) ne se réduit ni à ce qu'elle refuse (des grandeurs finies) ni à ce qu'elle affirme ici et maintenant (la présence nécessaire de toutes les choses créées par elle). Cette infinité pourrait d'ailleurs exprimer également l'événement qui fait éternellement advenir, comme pour Pascal, la totalité de l'être en acte dans un point, et un point dans sa totalité : "Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible. C'est un point se mouvant partout à une vitesse infinie ; car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit." [14]

   En fait, ce point insaisissable et sans fond appartient bien à la création continuée de la Na­ture qui, pour l'homme, perd sa continuité lorsqu'il se met au centre de lui-même afin d'affirmer les contingentes possibilités qui instaurent des relations discontinues, par­fois hasardeuses, plus ou moins nouvelles, avec l'incréé. Dans ce cas, le fond sans fond de la Nature, c'est-à-dire l'être infini, agit en même temps sur ses propres créations et sur celles des mondes, sachant que les premières sont totalement déter­minées, alors que les secondes ne le sont pas. Pour l'homme, un fondement est en effet ce qui rend possible telle ou telle chose à partir de lui-même, précisément parce que le fait de se déterminer soi-même le pousse à penser qu'il lui est possible de compléter les détermina­tions du monde terrestre. Ensuite, reconnaître le fond in­fini de la Nature, le fond infini de l'être parce qu'il est éternellement incréé, n'empêche pas l'homme de créer de nouvelles possibilités imprévisibles à partir de son propre inachèvement. Le fond infini de la Nature n'est donc pas l'Un-Tout d'une perfection statique et éternellement établie de l'être qui entraverait toutes les formes du devenir des choses en niant la pluralité des mondes qui sont créés par lui en les rendant différemment présents. La Nature ne peut donc être pensée qu'à partir d'une relation entre deux points de vue complémentaires sur sa réalité éternelle et infinie : celui, intrinsèque, d'une impossible naissance (sa présence éternelle étant aussi bien sans origine que sans fin) et celui, extrinsèque, de son devenir qui a deux faces pour l'homme : des expansions et des rétractations indéfi­niment inachevées.

 

[1] Wittgenstein, Fiches n° 110, Idées Gallimard 1970, p.37.

[2]  Deleuze (Gilles), Foucault (Minuit), 1986, p.133.

[3] Malebranche Entretiens métaphysiques, II,  3.

[4] Spinoza, Éthique, I, Définition VI.

[5] Spinoza, Éthique, II, 7, scolie.

[6] Spinoza, Éthique, I, 31, démonstration.

[7] Conche (Marcel), Quelle philosophie pour demain ? PUF, 2003, p. 119.

[8] Conche (Marcel), Nouvelles pensées de métaphysique et de morale, Encre marine, 2017, p.36.

[9] Conche (Marcel), Métaphysique, PUF, 2012, p. 213.

[10] Nietzsche, Le Livre du philosophe, trad. Angèle K. Marietti, Aubier-Flammarion n°29, 1969.§ 120.

[11] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 120.

[12] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 120.

[13] Conche (Marcel), Métaphysique, PUF, 2012, p. 93.

[14] Pascal, Pensées, Hachette, Brunschvicg, § 231.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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