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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le gouffre, l'abîme et l'infini

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   Dans un projet philosophique qui vise à surmonter le pathos inhérent à nos existences mortelles, il importe de distinguer le gouffre, l'abîme et l'infini.  D'abord, le gouffre est l'espace invi­sible et limité qu'une raison dia­lectique pense à la fois comme l'absence irréversible de chaque être vivant sur cette terre, comme ce qui n'est plus encore là, donc mort, ou bien, dans une interprétation théo­logique, comme une limite insignifiante. Ensuite, l'abîme concerne le rien ou plutôt le presque-rien, c'est-à-dire le mauvais in­fini (l'in­défini) qui n'actualise plus rien puisqu'il est subi, notamment dans la pen­sée postmoderne, au sein d'un espace non localisé, indif­fé­rent, dérisoire, sans but, sans milieu, incompréhen­sible et sans fond (donc inhabitable). Enfin, l'infini proprement dit cor­respond au mot latin infini­tus qui signifie sans limites, sans fin. Plus précisément, l'idée de l'infini inspire toute pensée créatrice, c'est-à-dire toute pensée qui se situe sur la limite du possible et de l'im­possible en créant une ouverture du fini sur l'infini. Par exemple, l'in­fini est pertinemment désigné par Nietzsche comme "le fait initial originel" [1] de la puissance (ένεργεία) éternellement en acte de la Nature qui est ainsi conçue : "Ce qui est là est là éternelle­ment, sous quelque forme que ce soit."

   Pour le dire autrement, notre problématique se constitue à partir des questions suivantes : comment sentir notre rapport au gouffre de notre finitude humaine et l'interpréter claire­ment, tout en sachant que notre propre moi éprouve dans certaines circonstances, soit pour Bachelard "la limite de ses illusions perdues"[2], soit le presque-rien des abîmes in­hé­rents à la chute de nos sensations ? Quoi qu'il en soi, chacun peut aussi vouloir se transporter vers l'infini, par-delà les bruits, les couleurs et les formes mystérieusement entrela­cées de toutes ses épreuves, tragiques ou non.

   En tout cas, comment les repères du gouffre, de l'abîme et de l'infini trou­vent-ils des si­gnifications véritablement com­prises par celui qui veut se penser lui-même, y compris dans son rap­port aux autres, et très précisément lorsqu'il cherche à dé­nouer sa propre rela­tion au monde où il vit, voire au-delà, c'est-à-dire en étant toujours poussé vers de nouveaux dé­nouements, tout en sa­chant que même ses idées les plus gé­nérales sont contredites et dépassées par la puis­sance infi­nie de la Nature naturante ? L'absence de relation claire et dis­tincte entre les idées du gouffre, de l'abîme et de l'infini con­duit à s'interroger sur la réalité de cette absence. Or cette dernière est d'abord pro­duite par la pensée elle-même qui se disperse dans trois perspectives différentes, imagées ou non : celle d'un gouffre qui représente une finitude, celle d'une chute in­définie dans un abîme inconnu, et celle d'une ouver­ture sur une incon­naissable et invisible infinité qui est pour­tant ren­contrée dans des contacts très fugitifs et très rapides, par exemple en un point symbolique que Pascal confondait avec Dieu : "Je vous veux donc faire voir une chose infinie et in­divisible. C'est un point se mouvant partout à une vitesse in­finie ; car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit." [3]

   Dans ces conditions, l'absence de cohérence entre ces trois perspectives for­tement en­trelacées provient sans doute des diverses fascina­tions et émotions que peuvent exercer ces épreuves sur la pensée de chacun. Car d'un côté, la pensée peut se disper­ser dans des images ou dans des idées, et de l'autre elle peut être dispersée par une parole qui affirme la souveraineté des mots sur les choses objectives ainsi que sur le pouvoir de l'esprit, comme dans la pensée postmoderne qui a souvent rem­placé la philosophie par la lit­térature.

   Pour sortir de cette funeste dispersion, faut-il alors interro­ger la distance naturelle qui empêche de maî­triser toutes les trans­positions et de contrôler tous les sauts pos­sibles de la pensée, notamment entre voir et dire, sans supprimer pour au­tant la réalité des vides ainsi éprou­vés ? En fait, chaque dis­tance ne peut être survolée que par la pensée elle-même qui, non soucieuse de la matière de l'Être (ni de l'ontologie), sait trouver en elle-même, y compris dans sa propre image, sa capacité pour dominer son rapport au sentir et au dire, no­tamment en créant la noologie (son propre savoir intellec­tuel) qui la mettra au commencement de toutes les interpré­tations qu'elle voudra effectuer. Or, cette image fondamen­tale de la pensée est soit rattachée à un point qui la dé­passe pour rien (un point vide comme celui d'un inépuisable oubli ou bien provisoirement neutre), soit produite par elle-même en se donnant sa propre vitesse (peut-être indéfinie) ainsi que l'image de sa propre réversibilité instantanée et perpétuelle.

   Certes, un abîme subsiste entre l'image de la pensée et ce qui pourra en être dit dans la pe­santeur des mots et dans la lenteur d'une parole ou d'une écriture. Car l'image de la pen­sée disparaît lorsque, sans doute pour fuir ou pour ignorer l'abîme qui sépare penser et dire, s'instaure un tragique oubli des pensées créatrices et libres qui pourraient s'ouvrir sur l'infini. Comment s'effectue alors cet oubli ? En fait, l'image de la pensée disparaît lors­que sa puissance est remplacée par des rapports de force entre les mots et les choses, ou bien par une domination des mots sur les choses, ou bien enfin par la souve­raineté de celui qui nomme sur ce qui est nommé dans le style déclama­toire de la passion de son propre vouloir, comme dans les jeux de la politique ordinaire (ou médiocre) qui préconisent la conviction triomphante et ré­pétée de fausses pensées et de fermes clichés. Il ne s'agit plus alors de penser, mais de con­vaincre ou de persuader les autres afin de les commander.

   Cependant, à partir des épreuves de nos multiples activités singulières, comment dénouer leur complexité plutôt que de les décons­truire négativement ou abstraitement ? Avant de pouvoir ré­pondre à cette question, une autre s'impose : la re­lation né­cessairement triple, entre penser, sentir et créer, n'est-elle pas vécue à partir d'une épreuve chaotique et in­connue du sentir qui stimule des réactions incapables de donner des sens simples aux interstices qui séparent penser, sentir et créer, voire qui les nie ? Dans ce cas, la complexité du réel impose de s'interroger sur la nature de ces interstices qui se laissent deviner dans la pensée du gouffre, dans les métaphores de l'abîme ou dans l'idée de l'infini, soit pour se détourner du vide, soit pour aimer l'abîme, soit pour cons­ti­tuer un mixte intellectuel et sensible de ces trois épreuves, c'est-à-dire un mixte qui, pour Novalis, dépasserait "leur somme" tout en rendant "plus vraie" [4] la perception d'une existence qui pense, qui sent et qui agit… En tout cas, com­ment penser ce mixte sans le séparer de l'épreuve obscure du sentir ainsi que des créations, pas forcément rêvées, d'une ouverture au-delà du vide de notre ignorance ?

   Pour le dire autrement, la pen­sée se déploie au cœur de trois sortes de constellations pos­sibles. Dans la première, plutôt impersonnelle, l'homme or­donne ses propositions en fonction d'un sujet qui se perd dans la finitude silencieuse d'un monde social qui impose la même loi et la même parole à chacun. Les principaux con­cepts mis en œuvre sont alors les suivants : fermeture, con­victions, détermi­na­tion et régu­lation, dans et par le refus ou l'oubli de toute connexion uni­verselle. Et ces concepts ne se rapportent ni à l'inconnu, ni à l'impensé, ni à l'universalité d'une morale. Seulement expres­sifs de la finitude d'une communauté composée d'indi­vidus quelconques, ils s'incarnent dans des représentations symbo­liques souvent pathétiques.

   Dans une deuxième constellation de la pensée humaine qui est du reste plutôt caractéristique de la postmodernité, les interpré­tations se déploient empiriquement en dialoguant avec le fond indéterminé (voire avec l'abîme sans fond) de l'obscurité des sensations, sans doute pour apporter une sécu­risante réponse à la crainte de l'inconnu, à la peur des té­nèbres ou à quelques angoisses devant les étranges menaces d'une destruction. La pensée est alors affectée par des sensa­tions éphémères qui sont mi­nées par les images d'un obscur abîme angoissant…

   Dans une troisième possible constellation de la pensée, à des heures très lumineuses, de joyeuses relations dialectiques s'instaurent entre les intuitions du monde vécu par chacun et l'idée de l'éternité de la Nature, sachant qu'une exigence in­tellectuelle de clarté impose à cette constellation, plutôt néo-moderne, de faire prévaloir ce qui peut être rendu possible au-delà des dénis nihilistes de la post­modernité qui écrasent la puissance de toute pensée. Cependant, quelles que soient les cons­tellations envisagées, la raison demeure, plus ou moins appa­rente ou dissimulée, comme une activité intel­lectuelle im­portante, mais non souveraine, qui ne peut que rassembler et structurer une multiplicité de pensées com­munes à tous les hommes, et même lorsque ces derniers ne s'en inspirent pas as­sez. Cela signifie que l'activité qui crée les constellations les plus rationnelles ne saurait s'ériger en force absolue afin de guider les volontés, puisque ces der­nières ne sont, au demeu­rant, pas toujours libres.

 


[1] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 120.

[2] Bachelard, Études, 1934-35, Vrin, 1970, pp.94-97.

[3] Pascal, Pensées, Hachette, Brunschvicg, § 231.

[4]  Novalis, Blüthenstaub : Pollens. - poussières de fleurs, Œuvres complètes, I, Gallimard, 1975, §22.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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